S. M. L'EMPEREUR D'AUTRICHE (1)
Fidèle aux traditions de la maison de Habsbourg, l'Empereur François-Joseph est un disciple zélé et intrépide de saint Hubert, il a, à un haut degré, la passion de la chasse, et possède cet universel esprit d'observation, cette pénétration scientifique qui n'annoncent pas seulement l'amateur, mais encore le chasseur véritable, l'infatigable investigateur. On peut dire sans être taxé d'exagération que la chasse est l'unique passion de l'Empereur. Il la pratique aujourd'hui encore avec la même ardeur que dans sa jeunesse. Il y emploie tout le temps qu'il peut dérober aux affaires de l'État ; et si aujourd'hui l'Autriche-Hongrie est un Eldorado cynégétique, on peut dire que c'est l'œuvre de l'Empereur. A son avènement au trône, l'Autriche n'avait pas de législation forestière, les forêts étaient négligées, pour ainsi dire abandonnées, et la chasse était à l'état d'agonie. C'était une rude tâche, car une chasse à tir ne s'improvise pas, il faut non seulement du temps, mais encore une connaissance approfondie de tout ce qui s'y rapporte.
Il fallait repeupler les forêts, les protéger contre le braconnage, y faire économiquement le plus d'élèves possible, tenir le bois à une hauteur convenable, enfin piéger et détruire à outrance les animaux nuisibles.
Les forêts, grâce aux conseils éclairés de l'Empereur, ne tardèrent pas à se repeupler et finirent par donner les résultats les plus satisfaisants. Aujourd'hui les chasses autrichiennes sont réputées dans le monde entier pour leur richesse ; et cette richesse est due entièrement à l'initiative de l'Empereur. Aussi, lors du cortège historique, les chasseurs reconnaissants, voulant rendre hommage à leur souverain, avaient tenu à être représentés et, disons-le, les groupes qu'ils formaient étaient les plus riches et les plus brillants.
Tout récemment encore, à l'occasion des fêtes du cinquantenaire, l'Empereur a été l'objet d'une autre ovation. Dans les beaux jardins de Schœnhruun, au pied du palais, tous les gardes forestiers, tous les chasseurs d'Autriche, amateurs ou professionnels, et parmi eux beaucoup de grands propriétaires, tous les archiducs, étaient réunis pour présenter leur hommage à l'Empereur, le premier chasseur de la monarchie. Rien de gai comme cette réunion de fidèles de saint Hubert, aux costumes plus ou moins tyroliens, parmi lesquels se détachait en note claire la tenue pittoresque des forestiers de Galicie et de Bukovine.
Vers onze heures, une fanfare de cors se fait entendre, et l'Empereur paraît sur le perron du palais. Il est également en tenue de chasse : culotte et veste de feutre tyrolien, bottes molles et, avec cette grâce familière qui lui est propre, il lève son chapeau en souriant à l'assemblée qui l'acclame. L'archiduc François-Ferdinand — un Nemrod, comme l'on sait — s'avance alors, présente les vœux des chasseurs à Sa Majesté et lui remet, en signe d'hommage, un rameau de feuilles de chêne d'orque, suivant l'usage, il pique d'abord sur sa propre coiffure.
L'Empereur a répondu à l'archiduc par une jolie allocution qui se terminait par ces mots : « Je vous prie de croire que je conserverai précieusement ce don symbolique, non seulement comme un souvenir de cette fête, mais encore en souvenir des heures où j'ai cherché si souvent, après les soucis du travail quotidien, au cours de ce demi-siècle, la paix, le réconfort et le plaisir, sous le libre ciel du bon Dieu. »
L'Empereur François-Joseph possède d'immenses territoires de chasse dans le Tyrol, la Styrie et la haute Autriche, et dès que les premiers rayons de soleil mettent en amour le coq de bruyère et le petit tétras, il prend le chemin des Alpes styriennes. De longue date, exercé à cette chasse pénible, il réussit parfois à abattre deux ou trois coqs de bruyère, dans le peu de temps qu'il peut y consacrer, ce qui est rarissime.
Pour ces chasses, l'Empereur se rend en chemin de fer de Vienne, par Mûrzzuschlay, à Neuberg, où il arrive vers minuit.
Après deux heures environ de repos, l'Empereur se lève et s'en va faire l'ascension de la montagne. Rien ne l'arrête, ni l'obscurité de la nuit, ni la température, qui est quelquefois au-dessous de zéro, et lorsqu'il est arrivé au haut de la montagne, avec sa connaissance parfaite des habitudes du gibier qu'il chasse, il s'oriente et s'en va trouver le coq sur le sapin de l'abri, où il s'est réfugié pour dormir. Là, il attend patiemment l'aube, moment où le coq se réveille, s'allonge, se tourne, secouant vigoureusement son plumage afin d'être dans une toilette convenable pour aller faire sa cour. Un chant particulier se fait entendre, il part d'un pin échevelé, qui découpe sa silhouette bizarre sur le ton clair du ciel. Voyez, sur la cinquième branche, cette masse noire qui va et vient avec agitation : c'est le coq. Tenez, il fait la roue et allonge le cou, il va chanter de nouveau, il commence. Mais soudain une détonation retentit, les feuilles sèches sont froissées par la chute d'un corps pesant, celui du pauvre coq qui n'a pas achevé sa chanson.
Les difficultés, les fatigues qu'il faut surmonter pour s'emparer de ce gibier, rendent cette chasse des plus attrayantes ; aussi est-ce un jour mémorable lorsqu'on a le bonheur de rencontrer au bout de son fusil ce magnifique oiseau.
Lorsqu'on le lève le matin, et surtout si, la montagne est enveloppée parle brouillard, il se remet à petite distance. Ce premier vol n'est quelquefois que d'une cinquantaine de mètres.
Dans la journée, au contraire, il va chercher sa remise à un demi kilomètre et plus, et encore ne l'approche-t-on que très difficilement.
Comme l'Empereur a peu de temps à lui, il chasse toujours le coq de bruyère à la première heure ; cela lui permet de revenir déjeuner à Vienne, qu'il s'empresse de regagner dès qu'il a fait son tableau.
Ces chasses ont lieu alternativement dans les varennes de Neuberg ou dans celles du Eisenerz.
Infatigable, très maître de son fusil, possédant une connaissance parfaite du gibier, dans les districts alpins, où il s'est réservé la chasse, l'Empereur ne redoute aucun rival, et, comme les moments qu'il donne à ce sport sont toujours mesurés, c'est grâce à son énergie et à son endurance qu'il arrive à accomplir de véritables prouesses cynégétiques. Du reste, en 1867, lors de son voyage en France, l'Empereur François-Joseph, qui avait été convié par l'Empereur Napoléon à deux chasses, à Saint-Germain et à Compiègne, avait fait preuve d'une adresse remarquable comme tireur. C'était déjà un des meilleurs fusils de l'Allemagne, tirant avec une grande élégance et toujours à belle portée.
Dans le premier tiré qui eut lieu à Saint-Germain, l'Empereur d'Autriche fut le premier au tableau avec 4 chevreuils, 10 lièvres, 38 lapins, 335 faisans, 23 perdrix, 7 coqs argentés, 2 divers, en tout 419 pièces. Après lui venait l'Empereur Napoléon avec 265 pièces.
Huit, jours après, une autre chasse se fit à Compiègne dans le Buissonnet. 11 n'y avait que neuf tireurs : l'Empereur d'Autriche, l'Empereur, Son Excellence l'ambassadeur d'Autriche, le comte Caroly, Son Excellence le comte Harrach, Son Excellence le comte Andreassy, Son Excellence le comte de Bellegarde, Son Excellence le comte de Kœnigseg, et le général Fleury.
L'ensemble du tableau était de 2.397 pièces. On y voyait figurer 69 chevreuils et 1.252 faisans. L'Empereur François-Joseph avait sur son bulletin 600 pièces et l'Empereur 402.
C'est après ce tiré que, s'adressant à Napoléon, l'Empereur d'Autriche lui dit : « J'ai vu de très belles chasses, je n'ai rien vu de pareil nulle part ; je ne croyais pas qu'il fût possible de concentrer autant de gibier sur une surface relativement aussi restreinte. »
Se souvient-on qu'à cette même époque l'Empereur François-Joseph reçut l'hommage des dames de la Halle.
Le souverain autrichien rendit leur visite à ces braves femmes ; dès que sa voiture fut signalée, tout le marché fut en l'air sur 1'étendue des dix pavillons ; les marchandes, raconte une gazette de jadis, se pressaient, se bousculaient ; c'était à qui d'entre elles s approcherait le plus près de la calèche pour dire un mot de bienvenue. L'Empereur saluait avec la plus affable bonne humeur, et les hourras retentissaient. Une vendeuse de poissons s'exprima ainsi le soir même : « C'est un homme bien aimable, et il peut se vanter que toute la Pointe Saint-Eustache le porte dans son cœur. »
Une fois la chasse finie dans les montagnes de Styrie, l'Empereur vient giboyer dans la basse Autriche. Tantôt il chasse dans les prairies du Danube ou le gros gibier ou les bêtes rousses, tantôt dans les forêts du Thiergarten, très riches en chevreuils et en gibier virginien.
Mais lorsque la cour impériale réside à Ischl, l'Empereur chasse, dans les varennes superbes des environs, le cerf et le chamois, et s'en va les chercher dans la montagne, de préférence du côté du lac de Longbath qui, à cette époque, a mis ses atours pour lui faire honneur. Elle est superbe vraiment ! dans ce grand manteau de velours vert que les sapins ont jeté sur ses flancs, les gouttes de rosée étincellent partout aux feux du soleil levant et drapent de pierreries ce décor féerique. Tout se teint de couleurs vives, la brume a disparu ; c'est à peine si quelques légers flocons restent suspendus par franges aux rameaux des arbres séculaires ; on dirait des lambeaux de gaze arrachés aux voiles des ondines pendant leurs folles courses de nuit. L'Empereur adore cette chasse où tout est silence et mystère, et c'est toujours avec émotion qu'il pénètre dans ces grandes forêts, ces forêts merveilleuses qui sont le vrai temple de la nature. La mesquinerie humaine n'en a point profané la grandeur et elle a conservé intacte toute sa solennelle majesté. Rien ne vient troubler le calme qui y règne et le petit caillou qui roule sur le flanc de la montagne y a plus d'écho que la chute d'un ministre. Les seuls bruits qu'on y entende parfois sont encore en harmonie avec cette nature sauvage ; tantôt c'est un milan qui rase la cime des sapins, en poussant dans l'espace son miaulement plaintif, tantôt c'est le grand pic noir qui interrompt son travail de forçat, pour jeter aux échos les éclats de son rire de démon.
Mais attention ! voici le cerf qui s'approche ; son empaumure apparaît, il s'avance, c'est un beau dix-cors ; il s'arrête. Comme il est beau et majestueux ! il tourne lentement la tète vers les chiens, les oreilles pointées en avant, les naseaux largement ouverts, sa belle crinière pend en larges flocons sur son poitrail.
Allons, assez admiré comme cela, il est à belle portée. C'est le moment. Le coup résonne et s'en va, roulant d'écho en écho, se perdre dans les profondeurs du halbach.
Le cerf s'abat, puis se relève et d'un bond immense va retomber mourant contre un quartier de roche.
L'Empereur chasse encore le cerf à Godollo, en Hongrie. Il y a peu de temps, dans une excursion qu'il fit à Visegrad, l'Empereur fut assez heureux pour tuer le cerf le plus beau certainement de toute sa carrière de chasseur.
C'est à Neuberg qu'ont lieu les chasses de gala, auxquelles sont conviés les souverains des États amis, qui viennent en Autriche.
L'Empereur remplit lui-même alors les fonctions de commandant des chasses à tir ; il s'assure si toutes les dispositions ont été bien prises, si rien n'a été omis, il veille à ce que les battues se fassent bien dans l'ordre indiqué et de manière à ne laisser place à aucune surprise ; l'Empereur distribue à chacun de ses hôtes le plan de la journée, de sorte que chaque invité est parfaitement au courant des dispositions prises.
Et maintenant, chasseurs mes amis, une recommandation d'ailleurs superflue. Lorsqu'au cours de vos parties cynégétiques dans les Alpes styriennes ou aux environs du Wienerwald, dans les prairies du Danube, dans les gorges transylvaines et sur les terres du Laxenbourg, dans les plaines de la basse Hongrie ou sur les hauteurs du Tyrol, il vous arrivera de rencontrer l'Empereur François-Joseph, le fusil sur l'épaule, précédé de sa meute de bêtes intelligentes et fidèles, saluez respectueusement ce frère d'armes : c'est un vaillant parmi les vaillants. Chasseur consommé autant que prince éclairé, c'est un homme moderne dans toute l'acception du mot ; je n'en veux pour preuves que les paroles qu'il prononça en prenant possession du trône : « Nous voulons que tous les citoyens soient égaux devant la loi ; qu'ils aient les mêmes droits au point de vue de la représentation et de la législation. Ainsi le pays recouvrera son antique splendeur. » C'est à ces significatives et sages paroles que l'Autriche-Hongrie doit d'être restée un grand pays, et l'Empereur François-Joseph, la sympathie populaire, qu'il rencontre partout.
(1) in Le sport en France et à l'étranger. Silhouettes sportives. Tome premier, (Paris), J. Rotschild, 1899, par le baron Charles-Maurice de Vaux.
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