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vendredi 13 décembre 2024

Make American Christmas Great Again — Christmas Classics Swing edition — Münchner Rundfunkorchester

Joan Faulkner © Markus Konvalin / Münchner Rundfunkorchester

Le Münchner Rundfunkorchester (l'Orchestre de la radio de Munich) nous a convié à une soirée swingante de chants et de musiques de Noël très américaine. La plupart des chansons et des compositions du programme sont l'œuvre de compositeurs ou de chanteurs nés ou installés aux États-Unis, à l'exception du 4ème mouvement du Lieutenant Kijé que Prokofiev composa en Russie soviétique à son retour d'exil et de la Christmas Overture du britannique Nigel Hess. La direction de l'Orchestre était confiée au chef britannique Wayne Marshall, spécialiste de la musique américaine du 20ème siècle, une direction précise et empreinte d'un grand charisme. La délicieuse Joan Faulkner, originaire de l'Indiana était la star d'une soirée modérée par la ravissante Maren Ulrich, speakerine et modératrice à la radio bavaroise, qui a su présenter le programme de la soirée avec un glamour qui rappelle celui des actrices du cinéma américain des années trente.

À lire le programme, on aurait pu s'attendre à une soirée bon enfant où l'on viendrait entendre les tubes les plus célèbres de la période de l'Avent, ces chansons que la plupart des radios mettent à leur programme et qui finissent par lasser à force de répétitions. Rien de cela ne s'est produit. Ces morceaux de musique que l'on croyait si bien connaître au point de les considérer comme dépassés ou moribonds ont reçu un tout nouvel éclairage parce qu'ils ont été interprétés par un grand orchestre qui comportait pas moins de six percussionnistes, parce que ce grand orchestre compte parmi les meilleurs, parce que la direction a été confiée à un chef talentueux, grand spécialiste de la musique américaine, et enfin parce que Joan Faulkner a une voix d'une beauté telle et une telle présence qu'elle capte l'attention dès les premières notes.

Wayne Marshall © Capture d'écran sur le site du Münchner Rundfunkorchester


Make American Christmas Great Again. Dans le programme, la rédactrice culturelle Bettina Jech de la radio bavaroise commente que " l'édition de cette année des « Christmas Classics » célèbre la nostalgie musicale du Noël blanc, avec notamment des morceaux qui invitent à une balade dans la neige. Particulièrement joyeuses : les cloches de traîneau de la Troïka de Sergueï Prokofiev, qui transportent de leurs trois chevaux l'ambiance d'un voyage rapide dans le train russe du même nom.  A l'origine, il s'agissait de la première composition de Prokofiev pour un film : la production soviétique Lieutenant Kijé de 1934, un persiflage bizarre sur l'obéissance aux autorités sous le tsar Paul Ier. Prokofiev en a ensuite fait une suite aux sonorités iconiques, aux éléments de pizzicato rapides et à la mélodie d'une vieille chanson populaire russe. Le Polarexpress, qui glisse vers le pôle Nord avec à son bord un petit garçon qui ne veut pas croire à Noël, sonne plutôt comme une magie enchanteresse. Alan Silvestri a misé sur la musique pour l'une des premières productions animées par ordinateur, beaucoup de sons de cordes, des chœurs - et bien sûr des cloches de traîneau. " Toutes ces sonneries, ces bruits de claquements, ces cloches qui tintinnabulent exigeaient la précieuse présence de six percussionnistes, un luxe que nous a offert l'orchestre de la radio bavaroise.


Rien n'est aujourd'hui  moins sûr qu'un Noël blanc, mais l'Angleterre et les États-Unis ont contribué à en créer le mythe musical. Ainsi du « I'm dreaming of a white Christmas. Just like the ones I used to know » que Irving Berlin composa sous les palmiers et le soleil de la Californie alors que sa famille se trouvait à New York. La chanson popularisée par Bing Crosby est l'une des plus commercialisées de par le monde.

Make American Christmas Great Again. Il suffit d'effectuer une petite recherche sur les compositeurs et chansonniers de la soirée pour comprendre que ce MA(C)GA est aux antipodes de celui pour lequel une majorité d'Américains vient de voter. Jule Styne est un Américain d'origine britannique, Alan Silvestri un Américain d'origine italienne, Irving Berlin un Américain d'origine juive russe, José Feliciano un Américain de Porto Rico. C'est une Amérique qui s'est nourrie de l'immigration et qui a accueilli des exilés comme Prokofiev qui a produit ces musiques qui contribuent à la magie de Noël.


Joan Faulkner est considérée comme l'une des plus grandes interprètes européennes de swing, de soul et de jazz. Sa carrière de chanteuse commença fort tôt : elle chanta dès l'âge de trois ans dans la paroisse de son père et prit la direction de la chorale de la paroisse à 14 ans. Ce fut la base de sa carrière, comme elle le souligne : « Les spirituals m'ont appris à exprimer mes sentiments. » En 1978, elle s'installa à Francfort-sur-le-Main où, après s'être produite dans des clubs et des lieux musicaux, elle participa bientôt à des galas aux côtés de stars comme Caterina Valente et Howard Carpendale. Le producteur Frank Farian appréciait ses talents artistiques et la qualifiait de « meilleure chanteuse européenne ». « la meilleure voix noire d'Europe ». En collaboration avec le pianiste de jazz Gusztáv Csík, Joan Faulkner, surnommée « The Voice », a entre-temps développé un nouveau style. Leurs programmes vont du gospel et des spirituals aux chansons de Broadway en passant par le « rhythm and blues », la pop et la soul. 

Joan Faulkner apparaît vêtue de robes de soie de couleurs vives, rouge puis verte, et dont les dessins des broderies évoquent l'Arabie. Sa voix et sa présence sur scène sont un énorme cadeau de Noel pour le public. Tout dans son interprétation est doux et feutré, et tout est authentique. Joan Faulkner visualise ce qu'elle chante et nous partage sa vision. Ses intonations et sa gestuelle, ses regards et ses mimiques nous montrent les mots de ses chansons, et nous font mieux comprendre le monde qu'elle évoque. Elle semble communiquer avec l'univers et nous invite à pénétrer dans sa vision. Et son chant si délicat, si humain, si rempli de tendresse nous fait voir les paysages enneigés, les traineaux qui défilent, la neige qui tombe. (La première photo témoigne du jeu scénique descriptif de la chanteuse).

Le public comblé saluera l'orchestre, le chef et la chanteuse d'une chaleureuse standing ovation. Deux rappels seront encore offerts : Sleigh Ride de Leroy Anderson et  "Silent night".  

Le concert reste disponible sur internet jusqu'au 9 janvier 2025. Cliquer ici pour accéder au site du Münchner Rundfunkorchester.

Programme

Leroy Anderson (1908–1975) „A Christmas Festival“,  ouverture de concert 
Jule Styne (1905–1994) „Let it Snow“ Arr.: Thilo Wolf / Lars J. Lange
Félix Bernard (1897–1944) „Winter Wonderland“ Arr.: Thilo Wolf / Lars J. Lange 
Alan Silvestri (* 1950) „The Polar Express“ Suite / Arr.: Jerry Brubaker, musique de film
Mel Tormé (1925–1999) The Christmas Song („Chestnuts Roasting“) Arr.: Gavin Sutherland 
George David Weiss  (1921–2010) „What a Wonderful World“ Arr.: Tomasz Filipczak 
Nigel Hess  (* 1953) „A Christmas Overture“ 
Serguei Prokofiev (1891–1953) „Lieutenant Kijé“. Symphonische Suite, op. 60 4ème mouvement. Arr.: David Lloyd-Jones  
Hugh Martin (1914–2011) „Have Yourself a Merry Little Christmas“ Arr.: Gavin Sutherland
José Feliciano (* 1945) „Feliz Navidad“ Arr.: Thilo Wolf / Lars J. Lange
Irving Berlin (1888–1989) „White Christmas“ Arr.: Robert Russell Bennett 
Johnny Marks (1909–1985) „Rudolph, the Red-Nosed Reindeer“ Arr.: Richard Hayman

Source : texte largement inspiré du programme.





Standing ovation pour Joan Faulkner très émue 









Autres photos de Luc-Henri Roger 

mardi 10 décembre 2024

Francesco Ivan Ciampa dirige la reprise d'Aida de Verdi à la Bayerische Staatsoper

Elīna Garanča en Amneris

La Bayerische Staatsoper reprend pour quelques représentations l'Aida de Verdi revisitée par Damiano Michieletto, une production qui avait connu sa première en mai 2023 et dont la mise en scène avait été diversement accueillie, dérangeante pour certains et acclamée par d'autres (Voir notre article du 20 mai 2023). On y revient attirés par une distribution des plus prestigieuses et pour revoir une mise en scène dont la détérioration de la situation mondiale confirme la démarche. L'idée maîtresse de Damiano Michieletto était de montrer les conséquences des guerres sur les populations civiles. Une salle de gymnastique bombardée et bientôt envahie par une montagne de cendres accueille des réfugiés, une cérémonie de remise de médailles supposée glorifier les héros donne à voir un sinistre défilé d'éclopés, des vidéos diffusent des gros plans sur des scènes guerrières et sur des blessés.

La note dominante de la soirée réside dans la beauté des voix entendues et dans la force lumineuse de la direction de Francesco Ivan Ciampa, un chef verdien acclamé dans les salles italiennes que l'on avait pu apprécier l'été dernier lors de la reprise du Trovatore, l'opéra qui l'avait fait découvrir au public munichois en 2020, et quelques mois plus tôt dans Otello. Le maestro avait dirigé Aida aux arènes de Vérone en 2019. Il nous a offert une direction claire, à la fois vigoureuse et fervente, précise et attentionnée qui met l'orchestre en parfaite symbiose avec la tension dramatique exprimée par les personnages.

Elena Stikhina en Aida

La soprano russe Elena Stikhina donne une interprétation d'une extrême sensibilité au rôle-titre dont elle dépeint les subtiles nuances de la palette émotionnelle avec une authenticité poignante. La beauté de la voix magnifiquement projetée  est portée par une technique superbe et une puissance impressionnante capable de passer toutes les tempêtes orchestrales. Elena Stikina ne recherche jamais l'effet, mais l'expressivité, elle se confond avec son personnage dont elle s'attache à rendre les exaltations et les tourments avec justesse et vérité. Ses piani, ses notes longuement tenues enchantent tout autant que la finesse de ses aigus. 

Elīna Garanča était très attendue en Amnéris, un rôle qu'elle avait toujours voulu chanter et qu'elle considérait comme le "Mont Everest" de sa carrière, un sommet difficilement accessible et enfin vaincu. Pour la mezzo-soprano, les rôles de Kundry et d'Amnéris sont des rôles de la maturité qui demandent une longue préparation, elles les considère comme  le couronnement d'une carrière marquée par un travail intense. (— Elle aurait du faire ses débuts dans le rôle à Las Palmas en mars 2020, mais le covid en avait décidé autrement et la partie fut remise à 2023 où elle interpréta Amnéris à Vienne —). Elīna Garanča s'est attachée à rendre de manière extrêmement fine et raffinée la complexité de ce personnage impulsif qui la fascine depuis le début de son parcours artistique. Elle dresse le portrait musical et scénique d'une femme puissante, sombre, délicate et cruelle. Elle est bouleversante dans sa dernière tentative de ravir le coeur de Radamès ou du moins d'obtenir qu'il ne revoie plus Aida. 

Le ténor arménien Arsen Soghomonyan a donné une interprétation monolithique du rôle de Radamès avec une voix légèrement engorgée au ton métallique. D'une puissance rare et d'un volume imposant, il passe l'orchestre sans problème. Il impressionne par de longues tenues de notes dans l'aigu et de belles descentes dans le grave. Mais il est théâtralement peu impliqué, le jeu scénique est réduit au minimum et donne l'impression d'être figé. Tout au contraire, Erwin Schrott apporte son baryton basse plein de chaleur, sa belle prestance et sa présence irradiante au personnage de Ramfis que la mise en scène érige en rival de Radamès : au plus sombre du dernier épisode du drame, il propose le mariage à la fille de pharaon. Le baryton mongol Amartuvshin Enkhbat donne un Amonasro des plus convaincants avant d'être assassiné d'un coup de révolver par Ramfis. Alexandre Köpeczi qui avait chanté Ramfis en 2023 interprète ici le rôle du roi. Une mention particulière doit être faite pour la magnifique prestation du choeur de l'opéra préparé par Christoph Heil. Élément capital de l'architecture musicale complexe d'Aida, avec les nombreuses subdivisions des pupitres et les relations entre les voix. Chaque pupitre est scindé en groupes bien définis et les voix de ces groupes s'affrontent, se juxtaposent et se répondent. Leur précision et l'unisson sont impeccables. La perfection du  travail choral dans le pianissimo est particulièrement remarquable.

Distribution du 8 décembre 2024

Direction musicale Francesco Ivan Ciampa
Mise en scène Damiano Michieletto
Décors Paolo Fantin
Costumes Carla Teti
Vidéo rocafilm
Chorégraphie Thomas Wilhelm
Lumière Alessandro Carletti
Chœurs Christoph Heil
Dramaturgie Mattia Palma Katharina Ortmann

Amneris Elīna Garanča
Aida Elena Stikhina
Radamès Arsen Soghomonyan
Ramfis Erwin Schrott
Amonasro Amartuvshin Enkhbat
Le roi Alexandre Köpeczi
Un messager Zachary Rioux
Une prêtresse Elene Gvritishvili

Orchestre de l'État de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière et chœur supplémentaire de l'Opéra d'État de Bavière

Prochaines représentations les 12 et 15 décembre au Théâtre national de Munich.

Crédit photographique © Geoffroy Schied

dimanche 8 décembre 2024

EXCENTRIQUE — ESTHÉTIQUE DE LA LIBERTÉ — Une exposition de la Pinakothek der Moderne à Munich


EXCENTRIQUE — ESTHÉTIQUE DE LA LIBERTÉ

Courageuses et libres, pleines d'humour, touchantes ou dérangeantes - les œuvres de 50 artistes internationaux montrent que l'excentricité est bien plus qu'un excès ou une décadence. Elle refuse toute idéologie et constitue ainsi un moteur social pour la liberté et la tolérance. Une centaine d'œuvres, peintures, sculptures, installations, vidéos et design, entre autres, célèbrent la diversité au-delà des normes et des clichés figés. Elles illustrent la perspective de l'« ex centro », le regard porté depuis l'extérieur d'un centre fictif.

L'exposition ECCENTRIC explore les multiples facettes de l'identité et de l'humanité. Les artistes expérimentent les matériaux et les techniques les plus divers. Ils observent et traitent leurs motifs et sujets sous les angles les plus surprenants. Ils déforment, déforment ou liquéfient les figures et les formes, les assemblent en compositions hybrides ou amorphes.

à voir à  la Pinakothek der Moderne de Munich jusqu'au  27.04.2025

Reportage photo























Source du texte : traduction d'un texte de présentation de la Pinakothek der Moderne

Crédit photographique © Marco Pohle

samedi 7 décembre 2024

Les Pirates de Penzance à l'abordage du Theater-am-Gärtnerplatz de Munich

Daniel Gutmann (Richard, le roi des pirates),
Alexander Kranzen (Général major Stanley), Peter Neustifter (Samuel)

The Pirates of Penzance, or The Slave of Duty (Les pirates de Penzance, ou L'esclave du devoir) est un opéra comique qui fait partie des premiers grands succès du tandem Gilbert et Sullivan. Il date de 1879 et connut à l'époque 363 représentations. Le musicien Arthur Sullivan et le librettiste William Schwenck Gilbert produisirent de concert quatorze opéras comiques entre 1871 et 1896. Ils ont fortement marqué le théâtre de divertissement musical anglophone de la fin du 19ème siècle. Et The Pirates en constitue un exemple typique : une intrigue absurde et drôle, pleine d'un humour britannique acéré, avec des chansons drôles et accrocheuses. Le livret déborde de nonsense, cette forme d'humour absurde qui nous vient d'Angleterre et est aussi amusant aujourd'hui qu'à l'époque ! L'opéra regorge de pirates sentimentaux, de policiers gaffeurs, d'aventures absurdes et de paradoxes improbables. 

Pour sa nouvelle production, le Theater-am-Gärtnerplatz de Munich a choisi de présenter cet opéra dans une nouvelle traduction allemande réalisée par Inge Greiffenhagen et Bettina von Leoprechting. Le texte a ensuite été complété et aménagé par Michael Alexander Rinz. 

Suite à un malentendu trop stupide, le jeune Frédéric a fait son apprentissage chez les pirates au lieu de le faire « dans le privé ». Alors qu'il n'était encore qu'un jeune enfant, Ruth, sa bonne, qui devait l'inscrire dans une école privée, l'a inscrit à  l'école des pirates. Le jeu de mots anglais porte sur la confusion entre deux mots anglais : "private" et "pirate". Il est devenu adulte, il a 21 ans et son apprentissage est terminé. Il devrait normalement libéré de sa scolarité le jour de son 21e anniversaire, mais il y a un hic. Né le 29 février, Frederic découvre qu'il est techniquement encore jeune, il a le corps d'un jeune adulte mais l'âge d'un enfant de quatre ans bissextiles et quelques mois. 

Cette jeunesse ne l'empêche pas de découvrir la gent féminine, qu'il rencontre en la personne de Mabel, la fille du général major, un homme qui a malheureusement pour objectif d'éliminer une fois pour toutes tous les pirates.  C'est ainsi que Frédéric se retrouve soudain pris entre deux feux, entre deux conceptions du devoir, un thème que l'opéra s'attache à développer et à démonter. Après moultes péripéties l'amour finit par triompher de toutes les contradictions. 

La nouvelle production munichoise se devait d'être confiée à un britannique et il était tout trouvé pour avoir maintes fois travaillé dans la maison. Le danseur et chorégraphe londonien Adam Cooper est bien connu et très apprécié du public munichois pour ses chorégraphies et ses mises en scène. On l'a vu à l'oeuvre dans Gefährliche Liebschaften (Les liaisons dangereuses), Die lustige Witwe, Drei Männer im Schnee,  Candide et  The Rakeʼs Progress

Sigrid Hauser  (Ruth),  Matteo Ivan Rašić (Frederic), Daniel Gutmann (Richard),
Peter Neustifter (Samuel). choeur et figurants.

Adam Cooper réussit une mise en scène captivante et absolument divertissante, un spectacle bariolé étonnant, amusant, hilarant, marrant et totalement désopilant. En ouverture, il nous fait découvrir le petit monde du port de Penzance au travers d'un gigantesque hublot de navire qui occupe toute l'avant-scène, et dans lequel vient s'inscrire l'univers  bigarré des personnages de l'opéra. Les décors accrocheurs des scénographes Karl Fehringer et Judith Leikauf nous conduisent dans le monde enchanté d'un port côtier des Cornouailles. Un vaisseau pirate grandeur nature occupe la scène, des vaisseaux miniatures sillonnent l'avant-scène, une énorme lune illumine le ciel avant d'avoir les yeux bandés, le général major plastronne sur un cheval de parade, au loin une grande demeure occupe un promontoire, des arcades gothiques et des croix de pierre figurent un cimetière et une ancienne église. Les costumes de Birte Wallbaum reconstituent une Angleterre victorienne de conte de fées. Le général major porte un uniforme tout doré, les jeunes femmes sont vêtues d'élégantes robes à tournures bleues et blanches avec de nombreux volants, elles protègent leurs teints laiteux de leurs ombrelles, les policiers portent des uniformes bleus, des matraques et le casque typique des Bobbies britanniques, leur sergent est en redingote bleue de service, les costumes des pirates accumulent les poncifs : motifs têtes de morts, ancres, calots bandana. Le chef des pirates rappelle le Jack Sparrow de Johnny Depp dans la production Disney. Une mention particulière doit être accordée aux extraordinaires coiffures qui sont autant de créations hallucinées : les coiffures du général major, celle de Ruth, la coiffure rose de Samuel, les cheveux auburn du roi des pirates et les chevelures rousses et blondes des jeunes femmes.

On est dans un monde proche du dessin animé, les effets visuels et les rebondissements constants de l'action sont aussi entraînants que la musique. Et l'humour est toujours de la partie, un humour parfois renversant au propre comme au figuré. Ainsi de l'apparition de la Reine Victoria (une figuration de Corinna Klimek) sur son trône, entourée de ses chiens favoris (en peluche) et dont le trône chancelant tombe à la renverse.

Matteo Ivan Rašić (Frédéric) et Julia Sturzlbaum  (Mabel)

La troupe du théâtre est ici pleinement dans son élément. Matteo Ivan Rašić joue à merveille le rôle de Frédéric, un jeune homme romantique victime d'une folle destinée qui découvre les délices de l'amour. Rašić est parfaitement ingénu et attendrissant. La belle Mabel est interprétée par la virevoltante Julia Sturzlbaum qui se lance avec ferveur et talent dans des trilles parfois caricaturées. Sigrid Hauser réussit une superbe composition de la vieille Ruth, qui après avoir confondu l'école des pirates et la private school, s'est reconvertie en femme pirate. Alexandre Franzen est parfaitement hilarant en général major. Le roi des pirates est confié au bouillonnant athlète baryton Daniel Gutmann, dont la mise en scène exploite les talents d'acrobate : brillant voltigeur, il traverse la scène accroché à un filin d'abordage, exécute sauts et culbutes et charme tout autant par la beauté de son chant que par son éclatante présence scénique. L'orchestre placé sous la direction d'Andreas Partilla rend merveilleusement bien la grâce, la fluidité et la légèreté de la mélodie et ses rythmes joyeux, tout en soutien du chant.

Un spectacle étonnant et entièrement divertissant dont on sort en fredonnant des airs qui furent des tubes à l'époque, comme la chanson du général Stanley ou l'air de la brigade des policiers. La production connaît un succès retentissant pleinement mérité. 

Distribution du 03.12.2024

Direction musicale Andreas Partilla
Mise en scène et chorégraphie Adam Cooper
Décors Karl Fehringer, Judith Leikauf
Costumes Birte Wallbaum
Lumière Michael Heidinger
Dramaturgie Michael Alexander Rinz

Frédéric Matteo Ivan Rašić
Mabel Julia Sturzlbaum
Major général Alexander Franzen
Roi des pirates Daniel Gutmann
Ruth Sigrid Hauser
Samuel Peter Neustifter
Sergent de police Holger Ohlmann
Edith Mina Yu
Kate Anna Overbeck
Isabel Laura Schneiderhan
Trois pirates (avec une envie de bouger particulièrement forte) Morris Jeyachandran, Jaro Neuschwander, Matt Emig
La reine Corinna Klimek
Petit Frédéric David Henning
Chœur et figuration du Staatstheater am Gärtnerplatz
Orchestre du Staatstheater am Gärtnerplatz

Crédit photographique @ Anna Schnauss

lundi 2 décembre 2024

Première allemande de Judita de Frano Parać au Prinzregententheater de Munich

Sofija Petrović, une Judita inspirée

Le chef d'orchestre Ivan Repušić nous emmène acoustiquement dans son pays natal, la Croatie, en nous offrant l'opéra du compositeur contemporain Frano Parać.  La présence du compositeur était annoncée et très attendue : la réputation de magicien du son et de voyageur entre deux mondes avait précédé ce professeur à l'Académie de musique de Zagreb, qui fut autrefois musicien rock. Mais hélas un accident a empêché sa venue dans la capitale bavaroise. Frano Parać a cependant pu apprécier la version concertante de son opéra que BR Klassik diffusait hier soir en direct.

Son opéra biblique Juditacréé le 14 juillet 2000 au Théâtre national croate de Split, est basé sur l'épopée nationale croate du même nom de Marko Marulić. Il allie langage tonal moderne et tradition du sud-est de l'Europe. Cette année la Croatie commémore le 500e anniversaire du décès de Marko Marulić (Split 1450-1524), un écrivain et humaniste chrétien dont l'œuvre se décline tant en latin qu'en croate (et pour de rares documents en italien). Il est considéré comme le père de la littérature croate. 

Marulić vécut à une époque troublée. Sa patrie était en partie occupée par la République de Venise et la menace ottomane était permanente. La Dalmatie et la ville de Split connurent les attaques des Turcs. Le choix de l'histoire biblique de la ville de Béthulie en Judée et de Judith et Holopherne comme thème d'épopée a pu être perçu comme une métaphore de la résistance des Croates aux conquérants turcs et a alimenté la fierté nationale. De la même manière l'opéra Nabucco de Verdi, qui met en scène l'épisode biblique de l'esclavage des Hébreux à Babylone, a pu devenir un objet d'identification pour la population milanaise qui souffrait alors de l'occupation autrichienne,  plus particulièrement le choeur de la troisième partie et son célèbre "Va pensiero".

Cette fierté nationale était bien présente au Prinzregententheater : le chef et la plupart des solistes sont croates ou serbes, et l'Orchestre de la Radio munichoise (Münchner Rundfunkorchester) a invité le choeur de la Radiotélévision croate (Zbor Hrvatske radiotelevizije ) pour interpréter l'importante partie chorale de Judita. « Le thème représente le début de la pensée et des sentiments dalmatiens et croates », avait déclaré Parać peu après la première. 

Lors de la rédaction du livret que Parać  a écrit en collaboration avec l'écrivain Tonko Maroević, les  deux hommes ont choisi délibérément de ne pas utiliser le croate moderne, mais plutôt de conserver le croate ancien de l'original. Pour la musique, le compositeur s'est aussi inspiré d'anciennes musiques liturgiques populaires, ainsi du chant choral du troisième tableau qui trouve sa source dans un chant processionnel en glagolitique entendu par le compositeur sur l'île de Hvar. Dans Judita le choeur des Juifs est un personnage à part entière, il a un rôle axial dans la transmission des émotions, il est au coeur du premier acte, qui se passe dans la ville de Béthulie assiégée. Le choeur de la Radiotélévision croate brille par la qualité des voix, leur justesse, leur précision et la  ferveur de leur force d'expression, remarquable dès l'entame de l'opéra qui s'ouvre sur un chant choral mélancolique et plaintif. Cette musique chorale est marquée par la répétition avec l'utilisation de l'ostinato pour notamment rendre compte de l'effet hypnotique de la menace extérieure et de la confiance en Dieu comme unique antidote à cette menace. Tout autre est la voix musicale du camp des assaillants qui sont au coeur du deuxième acte. 

Judita agit comme un démiurge entre les deux sphères. Le rôle-titre est magnifiquement interprété par la mezzo-soprano Sofija Petrović, qui est venue en remplacement de la soprano Annika Schlicht, souffrante. La chanteuse est heureusement arrivée munie d'un beau bagage professionnel : elle venait de chanter Judita en octobre au Théâtre national croate de Zagreb. Face au peuple figé dans sa douleur terrorisée,  Sofija Petrović campe un personnage vibrant et visionnaire, doté d'une force fervente, de courage et de conviction, dont l'action solitaire va renverser toute la situation. Même en version de concert, la chanteuse est totalement habitée par son personnage, on voit tout son corps se tendre vers la réalisation de son objectif, son visage est comme halluciné et la puissance de la voix ne laisse aucun doute quant au résultat final : Oloferne mourra et les Béthuliens seront libres. Tous les chanteurs et les chanteuses ont contribué au succès de ce petit opéra d'une heure. Particulièrement remarquée est l'interprétation du grand-prêtre Eliakim par la basse Sava Vemić qui impressionne par la beauté de son timbre porté par une voix puissante et parfaitement projetée.

Le concert a été enregistré et peut être réécouté en ligne pendant quelques jours (cliquer ici). L'opéra Judita dure une heure et commence à  19H59. Il est précédé par des interviews en langue allemande.

Frano Parać, Judita, opéra en deux actes

Livret de Frano Parać en collaboration avec Tonko Maroević
d'après Judita de Marko Marulić
dans la dramatisation de Marin Carić et Tonko Maroević

Sofija Petrović (mezzo-soprano) Judita, une veuve juive
Evelin Novak (soprano) Ruta, amie d'Abra
Diana Haller (mezzo-soprano) la servante de Judita
Stjepan Franetović (ténor) Ozija, défenseur de la ville de Betulia
Matteo Ivan Rašić (ténor) Akior, ancien vizir d'Oloferne
Ivica Čikeš (baryton) Oloferne, général assyrien
Matija Meić (baryton) Vagav, vizir d'Oloferne
Sava Vemić (baryton-basse) Eliakim, grand prêtre

Solistes du chœur :
Mislav Lucić TENOR Premier prêtre
Andro Bojanić TENOR Deuxième prêtre

Chœur de la radio croate (Chœur HRT)
Luka Vukšić Préparation du chœur
Orchestre de la radio de Munich
Ivan Repušić Direction d'orchestre  

Galerie 

Sofija Petrović

Sava Vemić

Ivan Repušić 



Matteo Ivan Rašić  et Sofija Petrović



Photos Luc-Henri Roger