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dimanche 24 mai 2020

Wagner en Savoie

Un article publié dans le Figaro du 11 février 1933 à l'occasion du 50ème anniversaire de la mort du compositeur. 

WAGNER EN SAVOIE

   Si, au sortir de Genève, dédaignant les movens modernes du funiculaire ou du téléphérique, on emprunte, pour monter au sommet du Salève, la route traditionnelle qui, par Annemasse, prend cette montagne à revers, on atteint, une fois parvenu sur les premières pentes, l'aimable village de Mornex d'où l'on découvre, en contre-bas, la sinueuse vallée de l'Arve et au-dessus de soi, sur la gauche, toute la chaîne des Alpes de Savoie jusqu'au massif du Mont Blanc. C'est l'une des plus belles perspectives d'une région extraordinairement riche en points de vue, et lorsque pour se reposer d'un si beau spectacle, le voyageur tourne alors son regard à droite sur les premières maisons du village, il est attiré par une plaque fixée au-dessous d'un balcon et sur laquelle on lit cette inscription « Ici vécurent deux immortels Richard Wagner (1856), John Ruskin (1863-1864). » 

Photo empruntée au site web La vie wagnérienne
   1856 ! Deux ans plus tôt, Wagner avait quitté Zurich, où il s'était réfugié au lendemain de la Révolution de 1848, et il avait accepté d'aller conduire à Londres les concerts de la glorieuse Société Philharmonique. En dépit d'un ou deux excellents compatriotes, de l'amabilité de la reine et du prince Albert, il n'avait rapporté de Londres que des souvenirs fâcheux. Il y avait rencontré Meyerbeer qu'il n'aimait pas, Berlioz qu'il n'aimait guère : il y avait souffert du froid, de la nourriture, du manque de cordialité ; il n'avait pu y travailler et, pour s'en consoler, s'était jeté dans la lecture de Dante dont il disait « L'atmosphère de Londres donna à l'Enfer une force de réalisme inoubliable. » II en était revenu aussi démuni d'argent qu'auparavant, et ce qui était pis encore, en proie aux premières atteintes d'un eczéma qu'il tenta vainement de combattre pendant les deux années qui suivirent. Son énergie pourtant demeurait entière à la fin de mars 1856, il avait réussi à terminer la partition de La Walkyrie et il s'était mis à écrire le poème de Tristan mais l'extrême nervosité de sa nature et la complète absence de calme due à la double présence de sa femme et de Mathilde Wesendonck suscitèrent une telle recrudescence de son mal qu'il prit le parti d'aller consulter à Genève et de s'établir pendant quelque temps dans les environs de cette ville.

Hotel de l'Ecu à Genève
   Descendu à Genève, à son « habituel hôtel de l'Ecu », il prit l'avis du docteur Coindet qui lui recommanda le séjour de Mornex. où les Genevois se rendaient alors volontiers pour jouir d'un air plus calme, moins brassé par la « bise », et pour y faire des cures de lait d'ânesse alors fort en vogue. Wagner se rendit à Mornex dès le 10 juillet et, deux jours après, il écrivait à Liszt « Je demeure à deux lieues de Genève sur le revers du mont Salève, a mi-côte, dans un air délicieux. » Le docteur Coindet lui a recommandé la pension Latard ; il y descend ; cette pension comporte, outre le bâtiment principal, un pavillon isolé à l'extrémité du jardin, et dont l'unique pièce sert de grand salon aux pensionnaires qui ne disposent, dans le corps de logis principal, que d'un tout petit salon dénué de piano. A peine Wagner s'est-il rendu compte de la disposition des lieux que, ne voulant voir personne, il demande à être servi à part et, qui plus est, à occuper exclusivement le pavillon pour y travailler en paix. On accède à sa demande, à cette restriction près que, le dimanche matin, de neuf heures à midi, on disposera du pavillon pour l'exercice du culte protestant, car le petit temple qu'on voit aujourd'hui à Mornex, de l'autre côté de la route, n'existait pas encore. Le pasteur Demôle vint donc, le dimanche, remplir son ministère et Wagner dit, dans un passage de son recueil de souvenirs Ma vie, qu'il descendit ce jour-là à Genève lire les journaux. Cela se passait trois ou quatre jours après son arrivée. Dès le lendemain de ce dimanche, lorsqu'il voulut réintégrer « son » pavillon, on lui déclara que les autres pensionnaires, s'insurgeant contre ce traitement de faveur, réclamaient, eux aussi, le pavillon pour leurs jeux et qu'on se voyait obligé de renoncer à cet arrangement. Wagner, dont la patience n'était pas le péché mignon, décida de quitter sur-le-champ cette pension où l'on ne rendait pas justice à ses mérites ni à son désir de solitude, et il alla se réfugier à la pension Saugy qui n'était, d'ailleurs, séparée de la première que par un étroit chemin. Bien lui en prit. Mme Saugy, qui tenait cette pension, venait tout justement de s'arranger avec un médecin venu de Paris et qui cherchait à organiser dans la région un établissement hydrothérapique. Elle dirigeait la pension et le docteur soignait les pensionnaires. Ce docteur, nommé Vaillant, nous dit Wagner dans Ma vie, avait été praticien célèbre à Paris ; Lablache et Rossini même l'avaient consulté mais il avait eu le malheur de se voir soudainement paralysé des deux jambes. Il avait traîné quatre ans, perdu sa clientèle, était tombé dans la misère et n'avait dû qu'aux secours de quelques amis de pouvoir se faire transporter chez un docteur silésien Priessnitz, « qui soignait par l'eau et la nature ». Il en était revenu guéri, avait tenté d'installer un établissement hydrothérapique à Meudon où il n'avait pas réussi et, on ne sait comment, s'était établi, peu auparavant, à Mornex. Ce docteur Vaillant inspira aussitôt de la sympathie à Wagner qui le mit au fait de son mal. Vaillant reconnut que l'état du musicien était dû surtout à son extrême nervosité. Il lui demanda deux mois pour le guérir s'il se conformait entièrement à ses prescriptions. Il mit tout en œuvre pour satisfaire le besoin de calme et de solitude de son génial patient : outre le traitement hydrothérapique proprement dit, il lui prescrivit de longues promenades à pied que la beauté de l'endroit rendait particulièrement agréables. Wagner vécut ainsi deux mois à Mornex, non pas dans ce pavillon d'où on l'avait chassé et sur lequel s'étale aujourd'hui orgueilleusement cette inscription, mais dans une maison toute voisine, qui existe encore, et qui semble bien être le bâtiment que Wagner a jadis habité. La fallacieuse inscription s'aggrave encore d'une plus éclatante imposture qui se découvre lorsque, s'approchant du pavillon, on remarque sous le balcon, disposés en un demi-cercle de mosaïque, ces mots évocateurs « La « Walkyrie » fut composée ici. » Les lettres et les souvenirs de Wagner ne peuvent, à vrai dire, laisser aucun doute La Walkyrie était entièrement terminée quatre mois avant que Wagner eût mis le pied dans ce pavillon ; il en envoya la partition originale, ainsi que celle de L'Or du Rhin, à Liszt, de Mornex même, quelques jours après son établissement dans la pension Saugy. La vérité est qu'à Mornex il ne composa absolument rien ; nous en avons le témoignage par ses lettres à Liszt aussi bien que par celles adressées à Mathilde Wesendonck.

Le pavillon des glycines à Mornex
   Une tradition, qui survivait encore il y a quelques années dans le pays, voulait que Richard Wagner, à Mornex, se fût livré au tir à l'arbalète. Cette réminiscence de Guillaume Tell semble légendaire : ce qu'on sait de plus sûr, par lui-même, c'est qu'il se promena beaucoup dans les abords de Mornex et qu'ayant en poche un petit volume de Byron, il ne parvenait pas à le lire tant il était distrait par la vue magnifique qui s'étendait devant lui. Ses rapports directs avec la musique, pendant ce séjour en Savoie, se bornèrent à étudier, avec la plus profitable admiration, les poèmes symphoniques de Liszt que celui-ci lui avait envoyés quelques mois plus tôt entre autres, Mazeppa et Les Préludes. Il est hors de doute qu'il songeait à Tristan, il y fait allusion dans les lettres écrites de Mornex, mais il n'en écrivit probablement pas une seule mesure. Son unique travail, à proprement parler, fut l'établissement du plan, très soigneusement dessiné, d'une maison qu'il aurait voulu se faire construire. Singulière exigence de son imagination car il n'avait pas alors le moindre argent à lui, et s'il pouvait faire ce séjour en Savoie, c'était uniquement grâce aux mille francs que Liszt, en dépit des difficultés qu'il traversait alors lui-même, lui avait envoyés peu auparavant et qui devaient, en principe, servir à faire copier les réductions de piano de L'Or du Rhin et de La Walkyrie. A part cela, il remplit ses loisirs en lisant quelques volumes « d'une charmante édition française des œuvres de Walter Scott » qu'il avait trouvée, nous dit-il lui-même, en traversant Genève.

Pavillon "Wagner" - Pavillon des glycines à Mornex, vue rapprochée
  Il demeura à Mornex jusqu'au milieu d’août 1856 ; il quittait la Savoie après un peu plus de deux mois, complètement guéri. Peut-être serait-il bon, et en tout cas juste, qu'ailleurs que sur ce pavillon où il ne passa au plus que trois ou quatre jours, au principal carrefour du village, par exemple, figurât une inscription à peu près conçue « Ici Richard Wagner retrouva la santé et médita « Tristan ». Cela ferait plus d'honneur tout ensemble à la vérité historique et à la Savoie.

G. Jean-Aubry.

Sur le même sujet, voir aussi notre post Richard Wagner à Mornex


Pour aller plus loin

Comme le séjour qui fit Wagner en 1856 à Genève et à Mornex est surtout médical, on se référera au livre Un patient nommé Wagner, la passionnante étude que le Dr Pascal Bouteldja, Président du Cercle Richard Wagner de Lyon, a consacrée aux problèmes de santé du Maître.

"Une chronique médicale complète de la vie du compositeur", parue chez Symétrie, en 2014.

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