FEUILLETON DU TEMPS DU 30 AOÛT 1933
Richard Wagner, par M. Gabriel Bernard
A propos des origines de Richard Wagner
L'année 1933 pourrait être appelée l'année Richard Wagner. Depuis six mois, il n'est pas centre musical où n'ait été célébrée de façon plus ou moins digne la mémoire du grand compositeur allemand. On a pris pour prétexte de ces cérémonies variées la célébration du cinquantenaire de la. mort du maître saxon. Les spectacles wagnériens qui viennent d'être donnés ces jours derniers avec pompe et prestige à Bayreuth, à Salzbourg, à Munich ont été placés sous le même signe commémoratif. La série des drames lyriques joués à Bayreuth a même été intitulée « Cycle du cinquantenaire ».
Parallèlement à ces solennités, de nombreuses études concernant l'illustre musicien ont été publiées dans la presse et en librairie. J'ai pu vous en signaler quelques-unes au passage. Je voudrais attirer aujourd'hui votre attention sur le livre de M. Gabriel Bernard, Richard Wagner, son œuvre, sa vie romanesque et aventureuse (1), et sur un article de la Neue Zürcher Zeitung (2).
M. Gabriel Bernard n'a pas prétendu nous faire des révélations sur Richard Wagner. Il s'en est tenu aux instructions de ses prédécesseurs. Au moment de la création en France de Parsifal, il avait fait paraître une brochure des plus suggestives, le Wagner de Parsifal. C'est cet essai, augmenté de quelques chapitres, enrichi des récents documents de l'érudition bayreuthienne qu'il nous rend actuellement.
Sans se faire passer pour un expert de qualité imposante, M. Gabriel Bernard pense pour son propre compte, parle en son propre nom de la manière la plus agréable et la plus piquante. Il ne se donne pas le ridicule de découvrir le génie de Wagner. Il ne veut pas non plus embrasser l'oeuvre dans toute son étendue et sa diversité. Après avoir largement crayonné la figure du vieil enchanteur et dégagé ses traits essentiels, il a groupé de-ci de-là quelques impressions franches, qui méritent d'être connues.
Fort ingénieusement, M. Gabriel Bernard pense que Richard Wagner a pris conscience de sa force créatrice, pendant son premier séjour à Paris, de 1829 à 1842. « C'est à Paris, écrit-il, et grâce à Paris, que Wagner fait le retour sur lui-même qui décide de son avenir. C'est à Paris qu'il commence à savoir où il va. C'est à Paris qu'il aura renouvelé sa vision du monde et de l'art. »
Avant son arrivée en France, Richard Wagner n'avait composé que les Fées, la Défense d'aimer et les deux premiers actes de Rienzi. Il s'était conformé aux traditions régnantes et ne songeait pas à briser le moule du vieil opéra. A Paris, il écrit le Vaisseau fantôme et trace les plans de Tannhäuser et de Lohengrin.
Wagner a-t-il été, comme on le prétend, si outrageusement méconnu dans notre capitale, lorsqu'il y apparut pour la première fois ? Il n'était alors âgé que de vingt-six ans. Il était parvenu à faire figurer son nom, à côté de celui de Berlioz, sur la manchette de la Gazette musicale. La Défense d'aimer avait été reçue par Joly, directeur de la Renaissance. Malheureusement, le théâtre fit faillite avant d'avoir représenté l'ouvrage, Le directeur de l'Opéra avait acheté pour cinq cents francs le livret du Vaisseau fantôme. Sur l'intervention de Meyerbeer, la partition du Vaisseau fantôme allait être exécutée au théâtre de la cour de Berlin. Enfin l'intendant du théâtre royal de Dresde s'était engagé à jouer Rienzi. Sans doute, les profits que Wagner tirait de ses travaux personnels étaient des plus maigres. En compagnie de sa première femme, Mina, il menait à Paris une existence misérable. Il en était réduit à louer « en garni » une chambre de son appartement, d'abord à une vieille demoiselle, Mlle Leplay, puis à un commis-voyageur, Brix. Mina s'acquittait sans en murmurer, des besognes du ménage et « cirait les chaussures du locataire ». Mais, existait-il beaucoup de musiciens qui, à l'âge qu'avait à l'époque Wagner, avaient vu couronner tous leurs efforts et qui, comme l'auteur du Vaisseau fantôme, étaient touchés d'un rayon de gloire ?
A ce jeune Wagner, errant famélique, dans les rues de Paris, et « héros balzacien », vont ouvertement les préférences de M. Gabriel Bernard. Notre biographe compare le musicien à Lucien de Rubempré. Les trois amis qui vivaient à cette date auprès de Richard Wagner, le mystérieux bibliothécaire Anders, le peintre Ernest Kietz et le philologue Lehrs avaient eux-mêmes des physionomies balzaciennes.
M. Gabriel Bernard va jusqu'à nous dire que « Balzac avait prévu Wagner ». Deux ans avant le premier séjour du grand musicien en France, Honoré de Balzac avait publié une nouvelle dont le principal personnage avait des traits de ressemblance saisissants avec Wagner. Les théories musicales et les ambitions artistiques que le fameux romancier, prêtait à Gambara étaient celles-là mêmes que l'auteur de Tristan allait faire plus tard triompher.
Gambara vient à Paris avec sa jeune femme, tout comme Wagner. Il est pauvre. Il rêve de conquérir le public français à ses idées sur le théâtre lyrique. « Il est le précurseur de l'évolution musicale du siècle. » Au comte Andrea Marcosini il confie que le spectacle musical, tel qu'il le conçoit, doit s'adjoindre les autres modes d'expression de l'art et annonce qu'il travaille à un ensemble de irois opéras. à une trilogie, dont il est lui-même, le librettiste. « Je devais donc, ajoute-t-il, trouver un cadre immense où puissent tenir les effets et les causes, car ma musique a pour but d'offrir une peinture de la vie des nations, prise à son point de vue le plus élevé. Le Dieu de l'Occident, celui de l'Orient, et la lutte de leurs religions autour d'un tombeau. » II est certain qu'il y a des rapports troublants entre les thèses soutenues par Gambara et celles que Wagner allait mettre en pratique et propager par la suite. Les grands créateurs, à quelque catégorie qu'ils appartiennent ont, ainsi, un don de divination et d'anticipation. Un critique allemand a publié, il y a quelques années, un ouvrage pour nous démontrer que Richard Wagner avait, de son côté, imaginé des personnages qui allaient ultérieurement s'incarner tels qu'il les avait rêvés.
M. Gabriel Bernard compte pour peu l'influence de Richard Wagner sur les musiciens et les littérateurs français. Selon lui, Bizet, Mâssenet et Saint-Saëns y ont échappé. Il oublie d'ajouter à cette liste Gounod, Delibes, Gabriel Fauré, Claude Debussy, M. Maurice R.avel. Il ne nous dit pas non plus le pouvoir que Wagner a exercé, par contre, sur les esprits de Vincent d'Indy, d'Albéric Magnard et d'autres compositeurs.
Pour terminer, il écrit que « depuis l'événement Wagner, d'autres événements musicaux se sont produits, qui apparaissent de nature à modifier bien des conceptions touchant l'auteur de Parsifal. » Parmi ces « événements », il cite tout d'abord l'éclosion de la musique russe et « l'effort de l'école française ». Il a raison de faire la part des apologies fanatiques dont a été l'objet l'auteur de la Tétralogie. Regrettons qu'il n'aborde pas le fond de la question. Commandé par un système expéditif ou prudent, il ne touche pas les points vifs. Il se tient à la lisière ou ne va qu'à mi-chemin ou à l'aventure. Il tourne d'un peu loin autour de son sujet et ne nous offre qu'une vision éparse, à distance et comme à vol d'oiseau de l'œuvre gigantesque de Richard Wagner.
Quoi qu'il en soit, le livre de M. Gabriel Bernard plaît pour son aimable aisance, pour sa variété amusante. Le public y trouvera son divertissement, son compte.
Sans trop vouloir démêler le vrai du faux, ni faire grand fracas, ni creuser à fond, notre spirituel confrère nous donne une description, d'une touche alerte et facile, de la vie frénétique du maître saxon. Il ne s'intéresse, pour ainsi dire, qu'aux scènes secondes de la biographie de Wagner. Il pose ses limites avec une sincérité qui lui attirera bien des sympathies.
Des quelques légères erreurs qui se sont glissées dans cette étude intime et sans attirail oratoire, nous ne relèverons qu'une seule. M. Gabriel Bernard avance que la mère de Wagner s'est remariée avec Geyer « moins de deux ans » après la mort de son premier époux. Or, ainsi que nous l'avons établi, c'est exactement neuf mois après le décès de Karl-Friedrich-Wilhelm Wagner et sans même attendre les délais légaux que sa veuve, Johanna-Rosina s'unissait en secondes noces à Ludwig Geyer. Cette rectification nous engage à revenir sur la polémique ouverte ici même par Mme Danièla Thode, belle-fille de Richard Wagner. La discussion amorcée il y a trois mois sur les origines de Richard Wagner fait long feu. Les deux feuilletons publiés à ce sujet dans le Temps nous ont valu un grand nombre de lettres et de commentaires dans la presse. Nous nous sommes refusé à prolonger le débat, puisque de nouveaux documents n'avaient pu encore être versés au dossier.
Seul, notre confrère de Zurich, la Neue Zürcher Zeitung, qui avait inséré deux importantes analyses de notre étude sur les origines de l'illustre musicien, a contribué utilement à l'enquête. Un de ses rédacteurs nous apporte un renseignement dont on mesurera facilement l'importance.
Adolphe Kolarz, directeur de l'établissement de bains de Teplitz-Schœnau, en effectuant des recherches sur le séjour que Richard Wagner avait fait, en 1834, aux frais de Théodore Apels, a découvert sur les vieilles listes de voyageurs, dressées par la police, en 1817, le nom de Johanna Geyer. En poussant plus loin, il a trouvé sur les registres, où étaient inscrits les touristes, le nom de Johanna-Rosina Wagner, arrivée à Teplitz-Schœnau en juillet 1813, « venant de la maison des « Trois Faisans » de Dresde ».
Qui donc réclamait Johanna Wagner dans la station bohémienne ? Qui l'obligeait à entreprendre le voyage, alors pénible, long, dangereux, de Leipzig à Teplitz-Schœnau ? Il faut se rappeler que Napoléon Ier avait, à cette date, son quartier général à Dresde. D'autre part, les bataillons autrichiens étaient rassemblés en Bohème et se préparaient à attaquer les armées françaises.
Deux mois après la naissance de son fils Richard, Johanna Wagner se risque à traverser les lignes ennemies, à suivre une route encombrée de soldats et de convois en marche. Elle ne craint pas d'emmener avec elle le nouveau-né. Pour quels puissants motifs accomplit-elle ce déplacement, plein de périls et de hasards ? C'est que les journaux du temps annoncent que, depuis le 11 juin, la troupe Secondas donne des représentations à Teplitz-Schœnau. Ludwig Geyer fait partie, comme acteur, de cette troupe. Sur la liste des étrangers, détenue par la police, il est inscrit sous le numéro 360. Il loge dans la maison des « Trois Dorés », qui devait avoir plus tard comme enseigne « Au prince de Ligne». Johanna Wagner vient le rejoindre là. Elle est partie de Leipzig aussitôt après ses relevailles. Elle a tenu à présenter à Ludwig Geyer son dernier-né Richard. Le 10 août suivant, l'armistice a pris fin. Tous les étrangers et, parmi eux, Gœthe et les comédiens de la troupe Secondas, sont invités à à quitter sur-le-champ Teplitz-Schœnau. Johanna Wagner regagne précipitamment Leipzig. Dès son retour, le 16 août, a lieu le baptême de Richard, en l'église de Saint-Thomas, illustrée par Jean-Sébastien Bach. Au même moment, la bataille de Dresde est commencée. Blücher est vaincu par MacDonald. Les armées prussiennes et autrichiennes battent en retraite.
Remarquez qu'à l'époque Frédéric Wagner vivait encore. (Il ne devait mourir que le 22 novembre suivant.) Johanna-Rosina n'hésitait pas à laisser à Leipzig son mari et ses huit enfants, pour accourir auprès de Ludwig Geyer, à Teplitz-Schœnau. Déjà l'été précédent, elle avait été tenir compagnie à Geyer, qui était engagé dans la troupe de la ville d'eaux de Bohême. Neuf mois plus tard, Richard venait au jour.
Le rédacteur de la Neue Zürcher Zeitung voit dans ces faits la preuve absolue que Richard Wagner est bien le fils de Ludwig Geyer. Nous attendons d'autres informations plus positives pour nous prononcer là-dessus.
Encore une fois, nous n'attachons qu'une importance secondaire aux circonstances intimes de la paternité réelle ou supposée de Ludwig Geyer. Ce qui domine dans notre esprit, c'est l'œuvre de Richard Wagner.
Or, elle n'a jamais été portée plus haut que de nos jours. Cinquante ans après la mort du maître, elle semble sortir du domaine de l'arfi et de la pensée pour entrer dans celui de la vie. Durant cette année 1933, l'année Wagner, elle exerce une action suprême sur le destin, de l'Allemagne en formation.
Le wagnérisme, selon l'expression de M. Guy de Pourtalès, est devenu, de l'autre côté du Rhin, religion d'Etat. Rien ne limite son pou-j voir. Quel artiste autre que Wagner aurait rêvé, pour la commémoration du cinquantenaire de sa mort, une gloire si entière ? Le grand musicien, paraît avoir fixé, en ce moment, tout le monde à son signe et sous son astre.
Henry Malherbe.
(1) Richard Wagner, son œuvre, sa vie romanesque et aventureuse, nouvelle édition revue et corrigée de Le Wagner de Parsifal, par M. Gabriel Bernard. (Editions Jules Tallandier.)
(2) Neue Zürcher Zeitung, numéro du 16 juillet 1933.
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