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mardi 10 septembre 2019

L'OR DU RHIN et sa philosophie par Joséphin Peladan

Un article de Joséphin Peladan publié dans le Supplément littéraire du dimanche du Figaro le 11 décembre 1909.

L'OR DU RHIN et sa philosophie


Lorsqu'un homme de pensée étudia la Tempête de Shakespeare, il y découvrit un drame philosophique. Renan, le premier, a compris que Prospero et Caliban ne sont pas des personnages de fable, mais les figures essentielles de l'histoire universelle. Ce serait faire de la politique que de développer ce point. Un autre nous sollicite: les grandes œuvres ont été écrites par dedans et par dehors, tels la Tempête, le Second Faust, l'Or du Rhin.

En son Troisième rang du collier, Judith Gautier a peint un Wagner-intime, vrai, étonnant, rayonnant, bizarre, qui grimpe aux arbres comme un chat et s'amuse comme un Siegfried pour se reposer d'avoir fait œuvre surhumaine. Ces tableaux de Tribschen et de Munich sont d'une verve, d'une vie incomparables et les meilleurs documents pour une psychologie du Maître: toutefois, l'intimité du génie touche à la coulisse du théâtre, Wagner se métamorphose parfois en vieil adolescent allemand, et s'il n'était pas sacré par son incommensurable génie et les joies profondes que nous lui devons, on le dirait puéril et même pis.

Grand poète, peut-être égal à Shakespeare, musicien incomparable, peut-être égal à Beethoven, Wagner est aussi un penseur notable, supérieur aux philosophes de son pays, au moins pour la psychologie et la morale.

Avant de mettre au théâtre les dieux d'Islande, l'auteur de la Tétralogie entreprit et abandonna maints sujets: l'épopée des Nibelungen, Frédéric Barberousse, les Gibelins, les Hohenstauffen, Wieland le Forgeron et nos chansons de geste.

Si le 13 mars 1861 on n'avait pas hué le chœur des pèlerins et sifflé le pèlerinage à Rome, si à la troisième représentation quelques notes fussent encore arrivées aux oreilles du public, Roland aurait pris la place de Siegfried et Charlemagne celle de Wotan. Car le maître de Tristan et de Parsifal, sur onze opéras, en a emprunté quatre à nos vieux poètes français, et il a souvent avoué que « le succès parisien dépassait pour lui tous les autres  succès. »

Quels regrets pour nous que la Chanson de Roland n'ait pas été ressuscitée par ce prodigieux incantateur, qui a toujours accompli ce qu'il se proposait, même la musique de l'Evangile, en son Extase du Vendredi Saint.

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Ceux qui entendent, dans les notes basses, pâles, lourdes, espacées du prélude de l'Or du Rhin le mouvement de la cellule s'agglutinant en appareil et s'organisant jusqu'au vitalisme, sont quelque peu hallucinés.

La cosmologie n'a rien à voir avec ce poème confus.

Il en est autrement pour la psychologie. Si on surmonte la barbarie des types étrangers à toute culture, on découvre une synthèse morale d'une clarté singulière, un thème puissamment philosophique qui projette sa pénétrante lumière dans l'âme du spectateur. Ce leit motiv spirituel communique l'unité aux figures disparates, et, chose singulière, c'est le thème de Balzac dans son immense Comédie humaine : pour conquérir l'or, il faut renoncer à l'amour. Seul forgera l'anneau de la puissance qui aura maudit l'amour. Voilà le véritable sujet de la Tétralogie, qui pourrait s'appeler le drame de l'Amour et de l'Argent.

Est-il expédient d'élargir les expressions ? L'amour ne se borne pas à l'ingénue contemplation des nixes gardiennes du trésor et à l'instinctif appétit d'Alberich ; l'amour s'entend, ici, de tout l'idéal héroïsme, charité, art ; et l'or figure autant la puissance et les passions ambitieuses que la richesse.

Cette conception ne se trouve pas dans les Eddas ; elle appartient à Wagner et à l'Evangile, où le mot riche est pris en mauvaise part, sans l'épithète de « mauvais » ajoutée dans la version française. L'antinomie entre le siècle et le salut, entre ce monde et l'autre, se trouve fortement exprimée par l'image de la corde de chameau qui ne passera pas au trou d'une aiguille. En effet, il est difficile au riche d'être idéaliste sans renoncer à la plus grande partie de sa richesse; puissance et possession obligent; cela, on le sait. Mais puissance et possession corrompent, on le sait moins en les souhaitant, et là le sens profond de cette grande épopée musicale se cache.

Jamais la fatalité n'a déroulé pareille suite de crimes et de malheurs ; jamais vertige de perdition n'est monté, vapeur pestilentielle des enfers, jusqu'à l'Olympe.

Le gnome Alberich, malgré sa laideur, est le moins coupable : il sort de l'ombre et ne repousse pas l'amour d'abord. Ses efforts ardents et ridicules pour saisir une des nixes l'exaspèrent ; l'amour ne veut pas de lui. C'est peut-être par dépit qu'il s'élancera sur l'or, lorsque les nixes indiscrètes répondent à sa question « Quel est ce sourire splendide ? C'est l'or ! Qui en forgerait un anneau deviendrait puissant, à condition qu'il maudisse l'amour; mais nulle créature ne renonce à l'amour ! » Si fait ; celui qui ne peut être aimé maudira l'amour. Au sommet de l'Olympe, comme au fond du Rhin, on pense à l'or. Wotan a promis aux géants de leur abandonner Freia en salaire du burg céleste qu'ils ont construit.

Le Dieu n'a jamais eu la pensée de tenir sa promesse.

Freia seule cultive les pommes d'or, qui entretiennent l'immortalité ; Freia, c'est l'amour, la, beauté, l'idéal, et Wotan, en s'engageant ainsi, était bien résolu à quelque stratagème. Son embarras est extrême. Où trouver la rançon de Freia? Logue, dieu bizarre qui tient de Mercure, révèle à ses collègues qu'Albérich a ravi l'or du Rhin. Nul des immortels ne renoncera à l'amour pour s'emparer du trésor; mais Logue imagine de profiter du crime d'Alberich en lui volant l'anneau. 

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Au Nibelheim, nous voyons les effets de la puissance. Alberich maltraite son frère Mime et exténue de travail son peuple de gnomes. Son fouet de maître implacable siffle sur les nains terrorisés et il délie les dieux: « Vous qui souriez dans l'azur, ma main armée de l'or vous frappera. Vos femmes raillaient mon désir, je saurai les plier au plaisir quand l'or du gnome surgira de la terre ». Malgré sa méfiance, il veut montrer son pouvoir à Logue quand il se métamorphose en crapaud, Wotan met le pied sur lui, Logue le ligote et le malheureux gnome, pour obtenir sa liberté, doit donner tout son trésor et même l'anneau. Alors il en maudit tous les possesseurs « Cet anneau sera un gage de mort pour qui le portera ».

Scène admirable que celle où, outre les épieux des géants, on entasse le trésor du Nibelheim.

Siegfried, en tuant Fafner, devient l'inconscient possesseur de l'anneau guidé par le rouge-gorge, il va au roc où dort Brunehilde, il l'éveille à la vie, à l'amour il reçoit le secret des runes sans y rien comprendre et donne, naturellement, l'anneau conquis à la femme aimée.

La Walkyrie, en perdant son.essence divine, semble avoir tout oublié du Walhal. Sa sœur Valbronte vient lui crier que le salut des dieux et du monde veut qu'elle ,rende l'anneau aux nixes, elle répond « Jeter au fleuve l'anneau nuptial, meurent plutôt les Dieux ». Alberich, avec quelque or qui lui restait, a séduit une femme et a eu un fils, Hagen, qui tuera Siegfried au retour de la chasse pour lui arracher l'anneau que le héros a repris à Brunehilde lorsqu'il l'a amené à Gunther. Des nains, il ne reste que Hagen qui périra noyé par les nixes lorsqu'il s'élancera dans les eaux pour y prendre l'anneau jeté par Brunehilde avant de monter sur le bûcher. Des géants, Siegfried a tué le dernier, et en lui-même finit la race des Wœlsung. Des dieux, enfin, et du Walhal rien ne demeurera. A peine la Walkyrie montée sur Grane saute dans le brasier que l'on voit les immortels disparaître dans les tourbillons de feu.

Ce qui vient de la Volupsa et des autres Contes de l'aïeule (sens du mot Eddas) n'a ni relief, ni importance ; l'implacabilité de la loi morale, voilà la trouvaille wagnérienne.

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Les spectateurs de l'Opéra ont-ils senti, sous le réseau dramatique, l'enseignement transcendental que la réflexion découvre et l'étonnant démenti que le génie de la pensée inflige au génie du fait, et à quel point cette tétralogie, représentée en 1876 dans son ensemble, était consolante pour nous autres Français. Car le génie n'est pas libre de mentir ; il porte même sa plus haute preuve dans son involontaire sincérité. L'Allemagne a conquis un fatal anneau. Un esprit lucide a peur de la victoire, qui ne concorde pas rigoureusement avec la justice. Nibelung, Wœlsung, géant ou dieu, tous sujets du destin, tous justiciables de la même loi, doivent des comptes à la Norme, qu'ils ont troublée dans son cours immémorial.

Sauf Siegfried, que son inconscience juvénile défend contre toute peine, on souffre dans ce poème. Quel cœur déchiré que celui de Wotan, sans cesse écrasé entre sa volonté intérieure et sa volonté divine, contraint à vouloir la mort de ses fils, qu'il chérit.

Quand un Allemand pense juste, il indianise. Quand Wagner est bien inspiré, il l'est par le Bouddha. Cela ne doit pas nous surprendre, si nous nous souvenons du scénario des Vainqueurs, qui porte la date de 1855 et qui met en scène Çakyamouni.

Ce qu'il y a de plus précieux dans les Trois Corbeilles, et que toute religion devrait insérer parmi ses dogmes majeurs, c'est la loi de Karma, si on l'isole de l'obscure question des renaissances. Chaque action, chaque pensée s'inscrit au crédit ou au débit de l'individu, si on permet cette formule vulgaire en manière métaphysique.

Nulle part le Karma ne paraît avec autant de netteté que dans le Rheingold. Un dieu subit la malédiction d'un nain parce qu'il a voulu profiter d'un blasphème sans blasphémer lui-même. De ce jour, il devient le triste jouet des événements. 

La dissonance jetée par Alberich au premier tableau a trouvé son écho dans le Walhal.

Nous autres occidentaux et surtout latins et chrétiens nous sommes fort sévères, au moins dans nos livres et discours, aux pressions de l'amour et très indulgents à l'or, à ses pompes et à ses œuvres. La pensée du Gange, sur ces points diffère de la nôtre. Thésauriser, spéculer, s'enrichir passaient dans les mœurs bouddhiques primitives pour les actes les plus noirs de l'égoïsme : car l'or est une invention de Mara (le diable) pour tourner l'activité de l'homme vers les vanités et les objets de perdition.

Si on réduit les personnages dramatiques à l'état de propositions, on s'apercevra que Freia, qui manque de relief dans le drame se trouve fatalement menacée par tous les besoins matériels, qu'il s'agisse d'un burg céleste ou d'un moindre objet ! Wotan a engagé sa parole, à la façon de notre Louis XI et il s'en tire avec l'aide du compère Logue, de façon déloyale et singulièrement étourdie pour un dieu qui connaît mieux qu'un homme la loi de Karma. Se flatte-t-il de l'éluder? Qu'est-ce donc qu'une loi universelle qu'on élude?

Alberich, rebuté par les nixes, saisit l'or: mais en aurait-il l'idée et l'audace et la fille du Rhin aurait-elle l'étourderie de révéler le secret qu'elle doit garder, si dans le Walhal les dieux n'avaient pas, dans leur cœur, accueilli l'injustice en trompant les géants.

Ces considérations un peu graves, un spectateur attentif les fera aisément, dès qu'il aura reconnu sous les noms et aspects scandinaves la pensée bouddhique qui éclaire toute la Tétralogie d'une pure  lumière.

L'ésotérisme répugne à notre génération et le symbolisme a été compromis, même comme vocable, par de prétentieuses billevesées. Wagner n'était nullement un initié et on a raison de ne pas lui attribuer de doctrine.

Mais la marque du génie n'est-elle pas de trouver en lui-même tout ce que comporte le thème choisi.

L'auteur de l'Or du Rhin n'est pas plus bouddhiste que l'auteur du Tannhäuser et de Parsifal n'est chrétien.

Son génie réalise pleinement l'œuvre conçue et cette réalisation implique la pénétration momentanée de ces religions.

Au reste, en ne retenant que la pathétique antinomie de l'Amour et de l'Or, Wagner aurait encore fait une œuvre puissante, selon la morale.

A-t-il connu cette page de Léonard de Vinci qui servirait bien d'épigraphe à l'Or du Rhin :

« II sortira de l'obscure terre une chose qui mettra toute l'espèce humaine en grands dangers et morts, qui inspirera d'infinies trahisons et poussera aux vols et aux perfidies, enlevant la liberté aux cités et la vie aux individus. Qu'il serait mieux que tu retournasses en enfer, or, monstrueux élément. »

Sa place est en bas, au-dessous des flots ; sur cette terre, l'amour seul devrait décider du sort ; et quand le génie apparaît comme Erda à Wotan, c'est que l'espèce a besoin d'entendre l'esprit du monde qui avertit une génération. « Wotan, jette cet or, il est maudit et te sera fatal ; sinon malheur à tous et même aux dieux ! » 

Peladan
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Luc-Henri ROGER









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