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lundi 9 septembre 2019

La saga du clan Wagner - Le procès Beidler en 1914. Siegfried et Isolde.

La semaine dernière, visitant Tribschen, la résidence qu'occupa Wagner près de Lucerne, je me suis intéressé à une caricature du Simplicissimus de 1914 représentant Siegfried et Cosima Wagner en costumes de scène wagnériens menaçant Isolde renversée à terre, aux pieds de son frère et de sa mère. Cette caricature a éveillé ma curiosité et m'a donné l'envie de consulter les archives de presse pour tenter de percer son énigme. Il en est rapidement résulté qu'il s'agit d'une représentation du conflit familial qui opposa Isolde à Cosima et Siegfried Wagner sur la question de la reconnaissance légale de la paternité de Richard Wagner pour sa fille Isolde, née de Cosima alors encore mariée avec Hans von Bülow.

La presse allemande s'est longuement intéressée au procès intenté par la fille de Wagner à sa mère sur la question de sa filiation avec le compositeur. A l'été 1914, le Simplicissimus livre pas moins de trois caricatures et un poème sur le procès Beidler vs. Wagner ( aussi désigné à l'époque sous le titre de " Wahnfrieds-Ehre" , "l'honneur de Wahnfried "). Ce fut aussi le cas de la presse française dont de nombreux quotidiens évoquent l'affaire. J'ai choisi de reproduire les articles du Ménestrel, un journal musical parisien qui livre un véritable feuilleton du procès intenté par Isolde à sa mère. Après avoir lu ces articles, on est mieux à même de comprendre les caricatures et le poème du Simplicissimus, que nous reproduisons en fin de post.

Isolde Beidler née von Bülow et son fils Franz (photo sur BnF , Gallica)

Les articles du Ménestrel

Le Ménestrel du 16 mars 1907

On s'occupe beaucoup, en ce moment, de l'avenir du théâtre de Bayreuth, en raison de la maladie de Mme Cosima Wagner, plus.grave qu'on ne le pensait d'abord, et qui, croit-on, ne lui permettrait que difficilement de reprendre la direction de ce théâtre, dans laquelle elle apportait l'énergie que chacun sait. On songe donc à la personnalité de son successeur éventuel, et les avis sont partagés à ce sujet. Un certain groupe très sympathique à son fils serait très disposé en sa faveur ; mais on objecte que si M. Siegfried Wagner a montré du goût et de l'habileté pour la mise en scène, il n'en est pas tout à fait de même en ce qui concerne la conduite de l'orchestre, et l'on sait que sous ce rapport son succès à Bayreuth a été plutôt modeste. Un autre groupe de wagnériens lui préférerait son beau-frère, le gendre de Mme Wagner, M. Beidler, qui est très apprécié comme musicien. Cependant, pour éviter toute rivalité et toutes contestations possibles entre membres de la famille, et en songeant d'ailleurs qu'à partir du 1er janvier 1914 cessera tout droit de propriété sur les œuvres du maître, un troisième mettrait en avant une troisième combinaison, c'est-à-dire la formation d'un consortium artistique. Ce consortium devrait s'occuper avant tout de recueillir des capitaux, capitaux d'autant plus nécessaires que dans sept ans les droits d'auteur seront éteints, et que, d'autre part, si la police avait un jour l'idée d'examiner les conditions matérielles d'exploitation du théâtre de Bayreuth, qui n'offre aucune espèce de sécurité ni de garantie en cas d'incendie, il se pourrait qu'on obligeât l'art wagnérien à chercher un refuge ailleurs.

Le Ménestrel du 9 mai 1914

A propos du procès intenté à Mme Cosima Wagner par Mme Isolde Beidler, sa fille, à l'effet d'obtenir une déclaration constatant que Richard Wagner est bien son père, l'Illustrirte Zeitung de Munich a publié une poésie écrite par Wagner, le 10 avril 1880, pour le quinzième anniversaire de la naissance de l'enfant nommée Isolde, qu'il considérait bien comme sa fille. Voici la petite poésie de circonstance dont il s'agit : « Il y a quinze ans que tu es née : alors tout le monde semblait prêter l'oreille ; on attendait Tristan et Isolde. Cependant, moi, je n'avais qu'un vœu unique, ce que je voulais c'était un petit enfant, une fille, toi, Isolde ! Puisse l'enfant vivre un millier d'années, et aussi Tristan et Isolde ».

Le Ménestrel du 16 mai 1914

Querelles dans la maison de Wagner. Nous avons parlé il y a quinze jours du procès intenté, devant le tribunal civil de Bayreuth, à Mme Cosima Wagner par sa fille, Mm Isolde Beidler, à l'effet de faire déclarer qu'elle est bien .effectivement une fille de Richard Wagner. On pensait que le jugement serait rendu le 8 mai dernier. L'affaire a bien été appelée à cette date, mais le tribunal a décidé de surseoir. Il a jugé utile de faire rechercher et d'interroger comme témoin une dame Mrazeck, qui, en 1864, louait des logements à Starnberg et, à ce titre, eut comme locataires, du 12 juin au 12 octobre 1864, Richard Wagner et Mme Cosima de Bülow, pendant que Hans de Bülow était malade à Munich.

Le Ménestrel du 30 mai 1914

- Querelles dans la maison-Wagner. La décision à intervenir, dans le procès actuellement en instance devant le tribunal de Bayreuth, pourrait bien se terminer d'une façon très peu sensationnelle. La prétention, si justifiée qu'elle soit, de Mme Isolde Beidler, de se faire déclarer fille de Richard Wagner, va se heurter sans doute à des difficultés juridiques insurmontables et les juges pourraient bien se trouver dans l'impossibilité de reconnaître légalement des faits dont la réalité n'est guère douteuse, ayant été reconnue par Wagner. Le journal Münchener Augsburger Abendzeitung rappelle une décision du tribunal de Bayreuth, en date du 17 mars 1883, donc postérieure de cinq semaines seulement à la mort de Wagner, d'après laquelle ont été établis les trois points suivants :
         l° Le mariage de Mme Cosima et de Richard Wagner est régulier et valable. 
         2° Comme unique enfant de ce mariage, il y a Siegfried et lui seulement.
         3° Cosima et Siegfried se partagent en parties égales la succession de Richard Wagner.
Cela est net et clair ; conforme d'ailleurs au code bavarois en ce qui concerne le droit successoral des femmes. A cette même époque, c'est-à-dire en 1883, Hans de Bülow reconnut expressément, dans un document écrit, que l'enfant né le 6 juin 1869, pendant le procès en séparation de Mme Cosima, née Liszt, -et nommé Siegfried,  n'était pas son fils à lui. D'autre part, lorsque Wagner fit venir les papiers nécessaires pour son mariage avec Mme Cosima, qui eut lieu à Lucerne le 26 août 1870 (certaines chronologies portent le 28), il ne s'occupa point des deux enfants, Isoldeet Eva, dont la paternité lui était, attribuée dans le cercle de ses connaissances, mais il eut soin de reconnaître Siegfried et le fit baptiser le 4 septembre 1870. Siegfried a donc été légitimé par mariage subséquent. En cela, sa situation légale diffère de celle d'Isolde et de celle d'Eva. Isolde, née le 10 avril 1863, à Munich, et Eva, le 17 février 1867, à Lucerne, furent inscrites sur les actes de l'état civil comme filles de Mme Cosima de Bülow, née Liszt, et de M. Hans de Bülow. En vertu de la présomption légale " Pater is est, quem nuptiae demonstrant ",  Hans de Bülow endossa la paternité des deux enfants. Assurément, il aurait pu protester et déposer une plainte devant les tribunaux en vue de faire rétablir la vérité. On comprend qu'il ait reculé devant le scandale. Il a même poussé l'abnégation jusqu'à consentir, des avantages pécuniaires à peu près égaux à chacune des quatre filles qui portaient légalement son nom. Il donna de son vivant 62.000 francs à Blandine.et une somme égale à Daniela, tandis qu'Isolde et Eva recevaient chacune 30.000 francs. Plus tard, lorsque Bülow fit son testament, il disposa de la fortune qui devait rester à la mort de sa deuxième femme, disant que cette fortune devrait revenir à Blandine, à Daniela et à Isolde. Cette fois, Eva était omise. Cette omission est facile à comprendre. En effet, si Bülow put garder quelque doute sur sa paternité par rapport à Isolde, il ne pouvait en conserver aucun quant à Eva, née deux années plus tard. La conduite de Bülow apparaît donc comme parfaitement correcte et même chevaleresque, ce qui était d'ailleurs parfaitement conforme à son caractère. L'on se demandera maintenant pourquoi Mme Isolde Beidler, la plaignante de 1914, ne serait pas admise à faire valoir les preuves de la paternité de Wagner en ce qui la concerne. L'obstacle sera probablement la prescription. Les délais pendant lesquels une requête de ce genre pouvait aboutir sont vraisemblablement expirés. Une autre question se pose : Wagner désirait-il que ses trois enfants, Isolde, Eva et Siegfried fussent mis sur le même pied au point de vue des droits sur sa succession ? Dans l'état actuel des choses, on semble l'ignorer. Beaucoup de personnes regretteront sans doute que, ce que n'a pas fait Wagner, et qui peut-être était son désir,  l'égalité entre ses trois enfants n'ait pas été réalisée après sa mort par leur mère et par eux-mêmes.

— M. Siegfried Wagner proteste avec indignation, dans la Taegliche Rundschau, contre les calomnies et les injures dont une partie de la presse allemande, mal informée, a accablé la maison Wahnfried.

     Le procès qui a lieu en ce moment, c'est Mme Yseult Beidler seule qui l'impose, parce que sa mère, sur les conseils de l'administrateur dévoué de la maison Wahnfried, M. von Gross, a dû réduire à 22.000 marks la rente annuelle qu'elle lui donne de son plein gré, alors qu'elle ne paie à ses autres filles que 10.000 marks de pension.
    La maison Wahnfried a l'intention de léguer au peuple allemand l'Opéra de Bayreuth et tous les biens qui en dépendent : la villa Wahnfried, avec tous les trésors et tous les souvenirs qu'elle renferme et les fonds des représentations de Bayreuth, qui sont fort considérables. 
    Le Bayreuth de Richard Wagner, ajoute son fils, appartient au peuple allemand et les héritiers de Wahnfried le lui rendront avec joie.
    Telle est notre réponse aux injures de ceux qui nous accusent d'avarice.

Le Ménestrel du 6 juin 1914

- Querelles dans la maison Wagner. Les questions de famille, traitées au grand jour dans les journaux, causent toujours une impression pénible. L'on avait espéré d'abord que le jugement du tribunal de Bayreuth, dans l'affaire Isolde Beidler contre sa mère, serait rendu rapidement et que rien ne viendrait envenimer un débat considéré pour tout le inonde comme infiniment regrettable. Il n'en a pas été ainsi. Les journaux allemands d'information se sont empressés d'accueillir les explications des intéressés ; des personnes bien intentionnées ont publié ce qu'elles savaient, et M. Siegfried Wagner, se jugeant attaqué, a fait connaître, un peu hâtivement peut-être, l'intention de sa mère et la sienne d'abandonner à la nation allemande la double tâche et, de continuer, à partir de 1915, les représentations annuelles ou bisannuelles du théâtre des fêtes de Bayreuth, et de constituer, dans la villa de Wahnfried, une « fondation éternelle » à la gloire de Richard Wagner. Comme conséquence, Mme Cosima Wagner et M. Siegfried Wagner feront donation à leur pays du théâtre de Bayreuth avec ses dépendances et tout ce qu'il renferme, et de la villa de Wahnfried en même temps que des souvenirs wagnériens qui s'y trouvent.

Cette diversion un peu sensationnelle ne saurait nous empêcher de résumer avec impartialité les circonstances du débat qui s'est élevé dans la famille Wagner ; elles se présentent avec la vulgarité très humaine, hélas ! et le caractère dépourvu de noblesse de la plupart des discussions d'intérêt. Aux approches du 1er janvier 1914, M. Siegfried Wagner, voyant venir le moment où le droit de représentation des œuvres scéniques de Richard Wagner cesserait d'être une source de revenus pour la famille, désira faire régler à nouveau les subsides que sa mère distribuait précédemment aux deux filles de la maison, Mme Isolde Beidler et Mme Eva Chamberlain. Par suite des arrangements pris, Mme Isolde Beidler fut informée qu'elle recevrait annuellement 15.000 francs. Elle écrivit aussitôt à sa mère une longue lettre dont le passage le plus significatif était celui-ci : « Je demande que Siegfried, Eva et toi, vous déclariez clairement et nettement que je suis fille de Richard Wagner, et que j'ai, à ce titre, les mêmes droits que Siegfried et Eva ». Mme Cosima Wagner, refusant de répondre à la mise en demeure de sa fille, lui écrivit la lettre suivante : « Mon enfant, j'ai reçu personnellement la lettre et pris connaissance de son contenu. Tu as créé par ta prétention une situation qu'il n'est plus possible de dénouer sans l'intervention des hommes de loi. Pour cette raison, j'ai remis ta lettre à M. Troll, avocat, avec mission de poursuivre l'affaire. Ta mère, Cosima Wagner. »
Cela se passait en septembre dernier. Pendant le mois d'octobre 1913, Mme Isolde Beidler écrivit à M. Adolphe von Gross, ami et conseiller financier de la famille Wagner, menaçant de provoquer un 
« effroyable scandale » si on lui refusait la satisfaction désirée.

Des amis conseillèrent à Mme Cosima Wagner de retirer à sa fille la somme d'argent qu'elle lui donnait annuellement. Ce conseil ne fut pas suivi. Il arriva même qu'en novembre Mme Isolde Beidler, qui avait touché déjà une annuité de 27.500 francs, envoya la liste de ses créanciers. Le montant de cette liste fut payé, ce qui n'empêcha point Mme Isolde Beidler de réclamer 5.000 francs le 21 janvier, et de déposer, ce jour-là même, sa plainte devant le tribunal de Bayreuth. Tels sont les faits détaillés par la Münchener Augsburger Zeitung. Il est juste d'ajouter que Mme Isolde Beidler doit être jugée en tenant compte de son état de santé. Son médecin, le docteur A. Krüche, a écrit aux Dernières Nouvelles de Munich, faisant connaître que sa cliente est, depuis plusieurs mois, dans un sanatorium à Davos, et que pendant ces dernières années la maladie a déprimé son tempérament.

D'autre part, M. Franz Beidler, maître de chapelle et mari de Mme Isolde, a pris la parole à son lotir et publié, à la date du 26 mai dernier, en trois colonnes compactes, qui ont paru en même temps dans plusieurs journaux, un long mémoire destiné a démontrer que sa femme est bien la fille de Richard Wagner.

De plus, M. Beidler a rectifié quelques inexactitudes dans les énonciations publiées au sujet de cette malheureuse querelle.

Au milieu du flot montant des articles qui ont paru depuis quinze jours en Allemagne, le lecteur se demande un peu ahuri pourquoi Mme Cosima Wagner, si bien qualifiée pour savoir qui est le père de Mme Isolde Beidler, refuse de le dire. La vérité peut-elle donc avoir des conséquences redoutables ? Le silence gardé là-dessus laisse le champ libre à toutes les conjectures.

Terminons par un renseignement musicographique. Il avait été dit que la partition de l'Or du Rhin a été dédiée par Wagner «à sa fille Isolde». Là-dessus M. Siegfried Wagner écrit: «En ce qui concerne la partition du Rheingold, je l'ai fait retirer hier des archives de Wahnfried. Les assertions relatives à une dédicace à Isolde sont absolument fausses. La partition du Rheingold a été terminée dix ans avant la naissance d'Isolde. Sur la première page, il est écrit de la main de mon père « Zurich, 15 février 1854. R. W. ». Sur la dernière page, on peut lire : « Fin du Rheingold. R. W. 26 septembre 1854 ». Le public ne demandera pas mieux que de croire sur parole M. Siegfried Wagner, mais chacun se dira que la date d'achèvement d'une partition n'implique pas qu'une dédicace postérieure ne soit pas intervenue, même en dehors de toute inscription sur le manuscrit. Si la question méritait d'être approfondie, il faudrait rechercher sur quel document l'on s'est appuyé pour affirmer l'existence d'une dédicace du Rheingold à Isolde ; l'on verrait alors si ce document a quelque valeur probante; car la raison donnée n'en a pas. Plus que jamais l'on peut se dire, à propos de tout ce qui a été publié :
« Comme il eût été mieux de se taire ! »

- Un nouveau procès en perspective. Le kapellmeister M.. Franz Beidler a communiqué aux Dernières Nouvelles de Munich son intention d'entreprendre un procès contre la Münchener Augsburger Abendzeitung, à cause d'une série d'articles qui ont paru dans ce journal sous le titre l'Honneur de Wahnfried (Wahnfrieds Ehre).

Le Ménestrel du 20 juin 1914.

- Querelles dans la maison Wagner. Le 12 juin dernier, le tribunal civil de Bayreuth a entendu les avocats des parties adverses, M. Troll, pour Mme Cosima Wagner et M. Dispeker, pour Mme Isolde Beidler. Pour l'auditeur impartial, il faut bien le dire, tout ce débat, placé sur le terrain le moins noble des intérêts personnels, prend des allures de comédie bourgeoise dépourvue de personnages sympathiques, et, au-dessus des petits démêlés, appuyés par des raisons à faire sourire de lui-même chacun des avocats qui les présentent, semble planer gauchement, comme un oiseau d'allure inquiétante descendant de la colline sur la nation allemande, le don annoncé avec une hâte au moins intempestive, de ce que l'on appelle avec emphase la « fondation wagnérienne éternelle », c'est-à-dire, comme plat de résistance, le théâtre des Festspiele avec toutes les charges et obligations qui s'y rattachent, et cela juste au moment où l'exploitation de l'entreprise, sans l'attrait exclusif de Parsifal, risque fort de devenir une mauvaise affaire. 

M. Troll, au nom de sa cliente, M,ne Cosima Wagner, nous apporte sur tout cela des révélations d'autant plus savoureuses que l'on aurait pensé qu'il se garderai  d'en faire confidence au public. Il nous dit, parlant au tribunal, que la presse allemande, comme si elle avait obéi à un commandement militaire, a lancé ses invectives contre « l'honneur de la maison Wahnfried », et que maintes lettres anonymes ont été reçues par M. Siegfried Wagner, lettres dont quelques-unes, écrites en termes déshonnêtes, vont être photographiées et renvoyées à la police des lieux de départ, pour que les auteurs en soient recherchés et poursuivis. Il ajoute que quatre cents coupons de places souscrites pour les représentations de Bayreulh de juillet-août prochain ont été retournés, faisant remarquer que si les festivals venaient à être supprimés cette année, il, serait fort à craindre qu'ils ne fussent jamais rétablis.

Au sujet des libéralités de M. Siegfried Wagner et de sa mère à la nation allemande, M. Troll nous apprend qu'elles ont été considérées par les journaux comme un « Danaergeschenk » (1), c'est-à-dire un présent assimilable à celui du fameux cheval de Troie qui portait la ruine en ses flancs. Les plaisants se réjouissent que l'avocat de Mme Cosima Wagner n'ait pas jugé prudent de se taire au sujet de cet unanime « Timeo Danaos et dona ferentes », qui sort de toutes les bouches humaines germaniques et constitue un choeur bien digne d'Aristophane.

Continuant ses révélations, et battant un peu,la campagne, comme son confrère va le lui reprocher tout à l'heure, M. Troll nous montre la ville de Munich s'efforçant, à une époque déjà lointaine, de canaliser à son profit le flot d'or des pèlerins de Bayreuth, en faisant ériger le théâtre du Prince-Régent et et en élevant à proximité un monument à Wagner.

Nous allions oublier de dire que M. Troll a demandé le huis-clos pour les audiences, attendu que «cela choque les bonnes mœurs qu'une fille porte plainte contre sa mère et l'oblige à évoquer de pareils souvenirs ». En cela, le public sera certainement, du même avis que l'excellent avocat, mais, outre qu'une semblable argumentation ne peut valoir juridiquement, il saura trouver, dans le procès actuel, un haut enseignement, un enseignement amusant à acquérir comme ceux qui ressortent d'une pièce de Plaute ou de Molière. Cela vaut bien la publicité en compensant l'effet du mauvais exemple.

Maintenant, écoutons un autre son de cloche. Soutenant les prétentions de Mme lsolde Beidler, M. Dispeker commence par s'étonner qu'une heure durant son adversaire ait dit tant de choses qui, au point de vue du procès en instance, sont tout a fait indifférentes et inopérantes. Que les Festspiele soient ou non remis en question, que Wahnfried revienne ou non à la nation allemande après avoir été donné à Wagner par un roi, que Munich et Bayreuth luttent ensemble pour attirer à elles un public de snobs, tout cela n'a rien à faire avec cette question « Qui est le père de Mme Isolde Beidler ? ». Or, cette question, c'est tout le procès. Il s'agit, pour Mme Isolde Beidler, de faire reconnaître, comme fille de Wagner, ses droits, à recevoir sa part dans tous partages successoraux ou autres à intervenir éventuellement. L'avocat dit que sa cliente a refusé d'accepter ce qui lui était attribué dans le testament de Bülow, et que, si elle a signé différents actes, comme si elle eût été fille de Bülow, c'est qu'on lui a toujours assuré que sa signature était une simple formalité, mais qu'en fait elle serait toujours considérée, quant à ses intérêts, comme fille de Wagner.

Répondant à l'affirmation de M. Siegfried Wagner concernant la dédicace « à Isolde » de la partition de l'Or du Rhin, M. Dispeker dit qu'il existe un exemplaire sur lequel on peut lire, écrit de la main de Wagner : « Terminé au jour de naissance de ma fille Isolde ».

D'ailleurs, Mme Isolde Beidler ne réclame pas d'aumônes et n'a pas désiré de scandale. Elle s'est adressée le 7 octobre 1913 à M. von Gross, en lui demandant d'obtenir que ses droits fussent reconnus sans qu'elle soit obligée d'actionner sa mère en justice. Quant aux sommes qu'elle a reçues, ce sont de simples « bagatelles » si l'on tient compte des tantièmes encaissés par Mme Cosima Wagner depuis 1890. Ces tantièmes se seraient élevés chaque année, pour tous les théâtres du monde, à un total variant entre 800.000 et 900.000 francs, et, sur cette somme, Munich seule aurait fourni de 75.000 à 100.000 francs. 

Les conclusions de M. Dispeker et ses preuves se résument ainsi : 
1° Mme Cosima n'a pas, du 6 juin au 12 octobre 1864, cohabité avec M. Hans de Bülow. Là-dessus, Mme Cosima doit être interrogée et, au besoin, le serment lui être déféré ; 
2° La partition portant la mention : « Terminé au jour de naissance de ma fille Isolde », doit être produite et, comme témoins à interroger, il y a M. Siegfried Wagner, et M. Schuler, administrateur des Festspiele ; 
3° Wagner a dit à Isolde : « Tu sais bien que tu es mon enfant et non celui de Bülow » ; 
4° Glasenapp, dans sa biographie de Wagner, considère toujours Isolde comme fille de Wagner ; cette biographie a été faite sous l'inspiration de Mme Cosima; Mme Cosima a dit à M. Beidler, lorsque celui-ci épousa Isolde : « Tu sais bien quIsolde est l'enfant de Wagner » ; 
6° M. Chamberlain, l'époux d'Eva Wagner, possède une lettre dans laquelle Mme Cosima déclare : «Isolde est une fille de Wagner » ; 
7° L'égalité familiale entre Isolde et Siegfried Wagner, en opposition avec les autres enfants de Bülow, avait jusqu'ici été admise ; comme témoin à entendre là-dessus, il y a M. von Gross ; 
[erreur d'impression du Ménestrel, qui omet le 8°, ndlr]
9° Avant l'apparition de la deuxième édition de Ma Vie, Mme Isolde Beidler fut appelée expressément à y donner son assentiment ; 
10° En 1883, M. von Gross fut envoyé auprès de Bülow pour faire préciser quelques circonstances ; témoin à entendre, Mme veuve Marie de Bülow ; 
11° L'exécuteur testamentaire, M. Petersen, de Hambourg, doit être entendu, au sujet de la lettre d'Isolde ; 
12° M. de Bülow a déclaré que, depuis 1863, son mariage avec Mme Cosima n'avait plus rien d'effectif ; témoins : Mme Marie de Bülow et un ami de Bülow qui vit à Florence ; 
13° Mme Isolde n'a connu le testament de Bülow qu'en 1913, et a renoncé à son legs ;
14° Pour la question de l'égalité familiale, les témoins à entendre sont : M. Beckmann, peintre du tableau- « Richard Wagner dans le cercle de sa famille, à Wahnfried »: M. Wadere, sculpteur du monument de Wagner à Munich ; M. Georges Hirth. Ces trois témoins pourraient donner des renseignements tirés de leurs relations avec la famille et aussi d'observations faites sur la conformation du crâne de Mme Isolde.

Ici finit l'énumération des preuves de la filiation d'Isolde avec Wagner. Là-dessus, M. Troll a repris la parole, insistant pour le huis-clos ,des audiences et protestant, par quelques mots assez vagues, contre la thèse de M. Dispeker.

Une nouvelle séance du tribunal, consacrée à ces édifiants débats, a dû avoir lieu hier. Elle aura été intéressante sans doute. Il existe déjà des romans sur Wagner, mais combien ils sont fades et insignifiants à côté de la réalité présente. Quelle vision saisissante en effet que celle d'une personne fatiguée et presque éteinte par la vieillesse, qui, à demi cachée, aux regards dans la pénombre d'une chambre de malade, s'obstine à garder le silence sur une chose qu'elle sait nécessairement et qui n'a dépendu que d'elle, craignant de dire non, parce qu'on lui prouverait probablement qu'elle veut en imposer, et ne se résignant pas à dire oui, parce qu'elle veut ménager des intérêts qui, sans être les siens, lui tiennent à cœur pour des motifs que  l'on ne divulgue pas. Il faut avouer que, sous certains rapports, tes devoirs qu'impose la gloire de Wagner sont singulièrement compris.

Le Ménestrel du 27 juin 1914

- Querelles dans la maison Wagner. Après l'audience du 19 juin dernier de la Chambre civile du tribunal de Bayreuth, les correspondants des journaux ont envoyé à leurs directeurs des dépêches rédigées à peu près en ces termes : « Dans l'affaire soulevée par la plainte de Mme Isolde, Beidler contre sa mère, Mme Cosima Wagner, pour faire établir judiciairement la question de paternité. le tribunal a prononcé aujourd'hui son jugement : la plainte est rejetée. La plaignante devra supporter les frais du procès. Les motifs de ce jugement sont encore inconnus; ils n'existent jusqu'ici qu'en minute; une expédition sera remise plus tard à chacune des parties. L'avocat de la demanderesse interjettera appel contre ce jugement ». 

Dans l'état actuel des choses, tout commentaire serait imprudent. Il faut attendre d'avoir le texte du jugement pour en connaître les considérants, mais l'arrêt par lui-même n'a rien d'imprévu ; il est la conclusion attendue, quoique provisoire sans doute, de ce procès singulier dans lequel, on peut bien le dire, personne n'a raison.

- On peut se demander ce qu'il adviendra dans un avenir prochain des représentations de Bayreuth. Actuellement nul ne peut voir au delà de celles de cette année fatidique 1914. [...]

Le Ménestrel du 4 juillet 1914

Querelles dans la maison Wagner. Nous avons fait connaître samedi dernier la décision du tribunal de Bayreuth ; nous donnerons aujourd'hui une brève analyse du jugement. La position des parties au point de vue légal est, ainsi précisée. Pendant son mariage avec Hans de Bülow, Mme Cosima, née Liszt, a eu cinq enfants, Daniela, Blandine, Isolde, Eva et Siegfried. Le mariage Bülow-Cosima a été judiciairement rompu le 18 juillet 1870 ; le jugement est devenu irrévocable le 18 septembre suivant. Dans l'intervalle de ces deux dates Mme Cosima et Richard Wagner se sont mariés à Lucerne, le 26 août 1870. Donc, tous les enfants de Mme Cosima, y compris Siegfried, sont nés avant son mariage avec Wagner ; sous ce rapport il y a égalité entre Isolde et Siegfried, mais la différence capitale entre eux c'est qu' Isolde a été inscrite sur les livres de l'état civil comme fille de Hans de Bülow, tandis que Siegfried a été inscrit comme fils de Richard Wagner. Voici maintenant où l'histoire se complique et prend les allures du plus comique roman bourgeois. La plaignante du procès de Bayreuth, Isolde Beidler, est née le 10 avril 1865. D'après les présomptions légales du code bavarois en la matière, l'enfant né le 10 avril 1865 n'a pu être conçu que dans l'espace de temps compris entre le 12 juin elle 12 octobre 1864. Or, pendant l'été de 1864, Wagner avait loué une certaine Villa Pellet, à Starnberg, Il y invita le couple Bülow qui s'y installa le 7 juillet 1864 et y vécut au moins quatre semaines. Bülow et sa femme avaient là une chambre à coucher commune et une autre chambre était occupée par Blandine, âgée d'un an et demi, et par une demoiselle de compagnie chargée de l'enfant. Dans la journée, Bülow se rendait presque régulièrement à Munich pour vaquer à ses occupations ; Cosima et Wagner restaient dans la villa. Un soir, en rentrant-de Munich, Bülow trouva fermée la porte de la chambre à coucher de Wagner et eut aussitôt la preuve que sa femme s'y trouvait avec leur ami commun. Il s'enfuit dans sa propre chambre dans un état tel qu'on aurait pu le croire atteint de folie et les loueurs de la villa l'entendirent frapper des pieds et des mains les meubles qui l'entouraient et se rouler à terre de désespoir. À leur grand étonnement, les choses en demeurèrent là. Dans la soirée, Bülow, Wagner et Cosima reprirent leur vie habituelle comme si rien ne s'était passé. Il y eut donc entre eux convention mutuelle d'étouffer le scandale public. Bülow ne voulut pas à cette époque demander le divorce. La conséquence de celle altitude se fait sentir aujourd'hui. L'acte de naissance d' Isolde n'est pas attaquable parce que Bülow et Cosima ont vécu maritalement dans l'intervalle du 12 juin au 12 octobre 1864. Par suite, contre la paternité que la loi attribue à Bülow, le serment même de Mme Cosima ne serait pas recevante. Comme on le voit, cette situation un peu singulière, créée par les faits de la cause combinés avec les présomptions impératives de la loi, ne manque pas assurément de piquant. L'éternelle question se pose. Pourquoi Mme Cosima ne parle-t-elle pas? S'il est vrai en effet que ses affirmations ne pourraient rien changer à l'état civil d'Isolde, il est également, certain que Mlle Isolde Beidler s'en contenterait pourvu qu'elles soient complétées par quelque engagement pécuniaire. Alors quelles sont les raisons de ce silence obstiné ? — « Eh mais», ont dit les plaisants, pourquoi voulez-vous forcer la défenderesse à parler ; ne comprenez-vous pas qu'elle ignore elle-même qui est le père d'Isolde ! » Les facéties vont leur train. Certains ont demandé pourquoi l'on ne ferait pas l'examen biologique des globules du sang de Mme Isolde Beidler et de M. Siegfried Wagner : l'on démontrerait sans doute ainsi qu'ils ont bien eu le même père. L'avocat de Mme Isolde Beidler n'a-t-il pas demandé qu'il plût aux magistrats d'ordonner l'examen du crâne de sa cliente ? En somme, tout a concouru pour rendre ce procès aussi divertissant que peuvent se permettre de le trouver les personnes de bonne société. Ce n'est peut-être pas fini encore, mais dès à présent, de par la loi, il reste acquis, malgré les témoignages, et les preuves qui paraissent évidentes, que Hans de Bülow est le père de Mme Isolde Beidler, et que celle-ci est condamnée aux dépens pour avoir dit le contraire.

(1) Un cadeau des Danéens. « Timeo Danaos et dona ferentes » est une phrase mise dans la bouche de Laocoon par Virgile dans l'Énéide (II, 49). Elle peut se traduire par « Je crains les Grecs, même lorsqu'ils font des cadeaux ». Elle fait référence au cheval de Troie. Elle est devenue une locution usuelle et a mené à l'adage populaire cadeau de Grec.

Caricatures et poème du Simplicissimus

Simplicissimus du 1er juin 1914 (fascicule 9)

La caricature signée Thomas Theodor Heine, est intitulée Der Streit im Hause Wagner (Le combat, ou le conflit, dans la maison Wagner). Sous la caricature on trouve le texte suivant :

Wagner darf ich nicht heißen ; 
Bülow möcht' ich nicht sein : 
doch Beidler muß ich mich nennen.

Il m'est interdit de m'appeler Wagner ;
Je ne veux pas être une Bülow :
cependant qu'il me faut me présenter sous le nom de Beidler.


Simplicissimus du 15 juin 1914 (fascicule 11)

La caricature est de Ragnvald Blix et s'initule Wahnfrieds Ehre (L'honneur de Wahnfried). La légende sous le texte dit Herr Richter, wein mein Prozeß gut ausgeht, hätte ich ein kleines Nationalheiligtum zu stiften (Messieurs les juges, si mon procès se déroule bien, j'aurai à fonder un petit sanctuaire national).



Simplicissimus du 29 juin 1914 (Fascicule 13)

La revue satirique reproduit Ein Bruder und eine Schwester, un poème d'Edgar Steiger.


Ein Bruder und eine Schwester

Ein Bruder und eine Schwester.
Nichts Schöneres kennt die Welt -
Vorausgesezt,  mein Bester : 
Der Vater hat kein Geld.

Doch gibt es ein fettes Erbe.
So wühlen Mann und Weib-
Nicht wartend. daß Sie sterbe-.
Schamlos im Mutterleib.

Und heißt es gar : ".Bezahle !
Denk' an dese Vaters Wort ! "
Spricht man vorn heilg'n Grale
Und meint den goldnen Hort.

Das Sprichwort: " Teil und herrsche ! "
Gilt nicht fürs Portemonnaie.
Es lebe la recherche
De le paternité !

Die dunkle Tristanfrage.
Die Nachwelt des Geschlechts
Zerrt ihr zum grellen Tage
Des bürgerlichen Rechts.

Ihr kennt des Vaters Märe,
Wie es  Alberich erging,
Und sprecht von Wahnfrieds Ehre
Und rauft euch un den Ring. 

Edgar Steiger

Ce qui donne,  en traduction libre : Un frère et une soeur

Un frère et une soeur, il n'y a rien de plus beau au monde, si tant est, bien sûr, que le père n'a pas d'argent. Mais s'il y a un gros héritage, alors homme et femme fouillent sans attendre que la mort fasse son office, sans vergogne dans l'utérus. 

Ce qui veut dire  : "Paye ! Pense à la parole du père ! " On parle du Saint Graal, mais on pense  au chaudron rempli d'or. Le dicton: "Diviser pour mieux régner" ne s'applique pas au porte-monnaie. Vive la recherche de la paternité ! 

La sombre question de Tristan.La postérité du sexe,  si vous la traînez à la lumière du droit civil.  Vous connaissez le récit du père, ce qui s'est passé avec Albérich, et vous parlez de l'honneur de Wahnfried et vous vous battez pour l'Anneau.


Simplicissimus du 6 juillet 1914 (fascicule 14)
La première d'une série de caricatures de Thomas Theodor Heine qui remplissent toute une page de la revue satirique et dont le thème est Deutschland in den Ferien (L'Allemagne en vacances). On y voit Siegfried Wagner scier un tronc d'arbre.


Le texte : " Nach dem Vorbild berühmte Männer, die zur Erholung Bäume fällen, zersägt Siegfried den Stammbaum des Hauses Wagner. " 
Traduction : " Suivant l'exemple d'hommes célèbres qui pour se détendre abattent des arbres, Siegfried scie le tronc de l'arbre généalogique de la maison Wagner. "

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