Réka Kristóf (Comtesse), Anna-Katharina Tonauer (Susanne), Daniel Gutmann (Figaro), Juan Carlos Falcón (Bacillus) |
Après Liliom en 2016 et Schuberts Reise nach Atzenbrugg 2021 Johanna Doderer revient au Staatstheater am Gärtnerplatz de Munich avec une troisième composition de commande. La compositrice autrichienne a travaillé en étroite relation avec le librettiste Peter Turrini, autrichien lui aussi, qui a adapté sa pièce de théâtre Der Tollste Tag, créée à Darmstadt en 1972, dans laquelle il avait revisité l'opéra Le Nozze di Figaro (1786) de Wolfgang Amadeus Mozart et Lorenzo da Ponte lui-même issu de La folle journée ou Le mariage de Figaro de Beaumarchais (1784).
Le jour le plus beau est bien sûr celui du mariage. À la différence de da Ponte et de Beaumarchais, la folle journée de Turrini est nettement plus explicite et plus crue sur le plan sexuel et se termine en catastrophe : le comte persiste dans ses intentions lascives et tente de violer Suzanne. Figaro qui surprend l'ignoble scène étrangle le comte et s'enfuit avec Suzanne vers un avenir incertain, mais qu'on leur souhaite meilleur. Turrini conclut son livret sur le mot Révolution. Josef E. Köpplinger, qui préside aux destinées du Theater-am-Gärtnerplatz et qui avait rédigé les livrets des deux opéras précédents de Johanna Doderer, intervient cette fois comme metteur en scène et réalise une nouvelle fois un travail d'orfèvre.
Juan Carlos Falcón (Bacillus), Réka Kristóf (Comtesse), Daniel Schliewa (Comte), Daniel Gutmann (Figaro), Anna-Katharina Tonauer (Susanne) |
La pièce de Turrini parle du droit fondamental de l'humanité à une vie libre, à un amour serein qu'aucune puissance supérieure ne peut perturber. L'histoire débute comme une comédie légère et érotique avec un couple d'amoureux insouciants, sur le point de se marier, pour ensuite sombrer dans une tragédie désespérée à cause de l'abus de pouvoir du comte. Les personnages féminins ne sont plus de simples objets de désir passifs, mais possèdent un désir intense qui leur appartient en propre. Johanna Doderer a offert une version féminine de ce drame, elle écrit une musique sensuelle et rythmée, avec des airs qui entraînent le spectateur dans une tension croissante. L'ensemble crée un frisson auquel il est impossible de résister. Avec un esprit vif, des allusions modernes et une intrigue trépidante, les intérêts des serviteurs et des maîtres s'affrontent, tandis que les personnages jonglent entre ruse et passion. En fin de compte, la comédie perverse de Turrini évoque davantage qu’un simple mariage : elle parle de liberté, de justice et de rébellion contre un pouvoir arbitraire.
La scénographie d'Heiko Pfützner nous introduit dans pièce un peu fantomatique à la manière d'un hypogée dont les piliers latéraux semblent mouvants. Au centre de cette pièce, en fait la chambre de Figaro et de Suzanne, un monticule désordonné de coffres et d'autres pièces hétéroclites, dont au moins trois sommiers. Cet amoncellement est le lieu central de l'animation et s'avère plus complexe qu'il n'y paraît. On l'escalade, on y fait l'amour, il s'y trouve des passages, des cachettes et des lieux de refuge.
Dans ce capharnaüm, les scènes succèdent à un rythme soutenu comme dans la pièce de Beaumarchais ou l'opéra de Mozart.
Daniel Gutmann (Figaro), Juan Carlos Falcón (Bacillus), Daniel Schliewa (Comte), Timos Sirlantzis (Don Guzman), Levente Páll (Bartholo) |
Les extraordinaires costumes de Birte Wallbaum s'inspirent à la fois de la mode du 18ème siècle, avec l'apparat des perruques, des matières soyeuses, et de l'attirail particulier de la scène sado-masochiste cuir. Le comte Almaviva à moitié nu en caleçon et bottes de cuir noir, armé d'un fouet, porte une curieuse perruque rose à volutes. La comtesse, quand elle n'est pas en robe à paniers, apparaît en déshabillé ouvert qui dévoile une guêpière mettant son corps et sa poitrine en valeur. Parmi les serviteurs, un maître hôtel hirsute arborant une longue barbe qui lui descend jusqu'aux pieds annonce les arrivées du comte en frappant le sol d'une canne à pommeau. Lorsque Marceline soulève le bas de sa robe à paniers mauve, elle dévoile une série de billets de banque témoignant de sa fortune. Tout ce vestiaire est bourré d'un humour qui fait pendant au drame mortel qui se noue. Peter Turrini a coloré ce scénario connu d'une bonne dose de burlesque que la mise en scène exploite à souhait. Le comte, dans la laideur de son costume sado-maso et de ses harcèlements répétés, se vautre dans la vulgarité. La comtesse bafouée n'est pas indifférente aux avances de Cherubino. Le personnage de Bazillus (Bacile en français), virulent messager de son maître, porte bien son nom. Bazillus est gay et tente de violer Cherubino. En somme, personne n'est vraiment innocent dans cette histoire.
Dans un interview accordé à BR Klassik, la compositrice a abordé sa conception de l'oeuvre : " La pièce est pleine d'esprit, on pourrait presque dire d'une grande force de langage. Ces duos et trios, ces dialogues, sont si captivants et brillamment écrits [par Turrini] , un échange de coups fantastique. C'est pourquoi j'ai écrit cet opéra au plus près du texte. Il était très important pour moi que tout soit aussi transparent que possible, afin que ce soit compréhensible. Il y a de la place pour des interludes orchestraux. Et comme dans l'original : le comte est brutalement assassiné à la fin. C'est nouveau. Pourtant, le début est incroyablement inoffensif. Le ton est léger et simple du début à la fin. C'est comme un bras qui se tend et qui tire tout vers le bas. Et il n'y a ni bons ni méchants. Ils se trahissent tous, constamment. Difficile donc de trouver un « cœur pur » dans cet opéra. "
Eduardo Browne, le nouveau Kappelmeister du théâtre, est une des révélations de la soirée. Le chef et l'orchestre ont superbement mis en valeur la partition de Johanna Doderer dont ils ont su exposer les couleurs, de la vivacité joyeuse du début, rapidement ternie par les obsessions sexuelles du comte, jusqu'à la montée dramatique du final.
Daniel Gutmann prête son physique athlétique à Figaro qu'il chante de son baryton sonore, une voix de bronze puissante et fort bien projetée. Anna Katharina Tonauer donne une Susanne pétillante, inventive et coquine. L'acteur Paul Clementi interprète avec brio le rôle de Cherubino, tout de rose vêtu. Réka Kristóf donne une admirable comtesse, une personne complexe, la seule qui sorte gagnante de cette folle journée qui la débarrasse d'un mari plus qu'encombrant. Daniel Schliewa compose un comte parfaitement odieux au physique aussi hideux que son mental. Juan Carlos Falcón réussit un Bazillus retors et pestilentiel. Anna Agathonos incarne Marcelline avec un grand talent scénique, le rôle d'une femme mûre qui pouvoir s'approprier un homme par l'argent, un contre-rôle magnifiquement dessiné par cette artiste généreuse.
Un spectacle ébouriffant, avec une mise en scène surprenante de drôlerie burlesque et qui dénonce en l'exposant l'immonde vulgarité répugnante et grotesque des prédateurs sexuels. Johanna Doderer a réussi une musique sensuelle et rythmée, une composition qui reste toujours proche du texte, entremêlant dialogues, airs et sonorités orchestrales avec de grands airs qui ne s'écartent pas de la tonalité et ne font qu'intensifier l'action. La partition, la mise en scène, les décors et les costumes présentent des traits qu'on pourrait qualifier de néo baroques.
Quel privilège et quel bonheur pour le public que cette découverte d'un nouvel opéra représenté par un ensemble d'une telle qualité qui nous a donné la furieuse envie de le revoir bien vite !
Distribution du 10
octobre 2025
Direction musicale
Eduardo Browne
Mise en scène Josef E. Köpplinger
Mise en
scène et co-mise en scène Ricarda Regina Ludigkeit
Décors Heiko
Pfützner
Costumes Birte Wallbaum
Lumières Josef E.
Köpplinger, Ralf Reitmaier
Dramaturgie Karin Bohnert
Figaro
Daniel Gutmann
Susanne Anna-Katharina Tonauer
Comte Almaviva
Daniel Schliewa
Comtesse Almaviva Réka Kristóf
Bazillus Juan
Carlos Falcón
Bartholo Levente Páll
Marcelline Anna
Agathonos
Cherubino Paul Clementi
Antonio Lukas Enoch
Lemcke
Don Guzman di Stibizia Timos Sirlantzis
Zettelkopf
Jeremy Boulton
Un serviteur du comte Caspar Krieger
Orchestre
du Théâtre national de Gärtnerplatz
Crédit photographique
© Markus Tordik
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