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vendredi 14 novembre 2025

Prima Traviata assolutissima, Lisette Oropesa mène le bal dans la reprise de la Traviata à Munich


Nombre de spectateurs ont vu et revu la mise en scène datant de 1993 qu'avaient commise Günter Krämer et le scénographe Andreas Reinhardt, une machine plutôt rouillée. Pour le premier tableau, qui a lieu dans les salons d'un hôtel particulier parisien où la courtisane Violetta Valery donne une fête, seule la partie inférieure de la scène est utilisée : un couloir fait d'une bande rouge et noire comportant toute une série de portes  qui s'ouvrent sur un second couloir où va se dérouler la farandole des aristocrates et des grands bourgeois et des demi-mondaines qu'ils entretiennent. Les portes ouvrent peut-être sur autant de séparés où l'on peut se retirer pour des plaisirs plus particuliers. Cette farandole est le seul moment dynamique d'une mise en scène extrêmement statique. 


Au deuxième acte, on est transportés dans le parc d'une villa près de Paris, un parc jonché de feuilles mortes avec des chaises dépareillées peut-être achetées chez un brocanteur, à droite une balançoire, à gauche un immense lustre montgolfière surdimensionné avec ses guirlandes de pampilles de cristaux qui, au dernier acte terminera à moitié affalé sur le sol : la fête est finie, Violetta va mourir. Le positionnement du chœur des bohémiennes et des matadors est d'un statisme affligeant, de même que l'introduction en fond de scène d'une figurante sagement habillée, la sœur chaste et pure d'Alfredo, qui n'a pas vraiment sa place chez une courtisane. Au dernier acte, Violetta est alitée sur un grabat posé à même le sol en avant-scène, ce qui ne permet pas de l'apercevoir si on a trouvé place au parterre. Cette mise en scène minimaliste dans laquelle les chanteurs et le chœur chantent face au public est tout à leur avantage : ils qui n'ont pas à se mouvoir et peuvent ainsi pleinement se concentrer sur le chant. 


On est venu pour la musique et pour le chant, et surtout pour entendre une nouvelle fois l'incomparable Lisette Oropesa, une chanteuse constellée dont Violetta est l'un des rôles fétiches. La soprano colorature a soulevé l'enthousiasme du public tout au long de la soirée, son interprétation est soutenue par une technique remarquable qui lui permet d'exprimer sans défaut toutes les facettes du rôle : la joie insouciante et l'élan passionné, la fragilité du corps et du cœur, la  maladie et la misère, le renoncement et la grandeur morale, le désespoir et l'agonie. La palette émotionnelle complexe de la traviata (la dévoyée) est rendue avec une maîtrise impeccable. Totalement engagée dans le rôle, la chanteuse se fond dans son personnage auquel elle confère une aura lumineuse incandescente dont elle irise tout le lyrisme dramatique.  La passion amoureuse la consume tout autant que la maladie qui la ronge. Lisette Oropesa apporte la beauté rayonnante de sa voix à une interprétation d'une authenticité émotionnelle poignante.

Le rôle d'Alfredo Germont a été confié à Granite Musliu qui a le charmant physique de l'emploi : grand, le visage avenant, la silhouette athlétique, le jeune ténor kosovar de 27 ans fait des débuts applaudis en Alfredo dans lequel on pressent qu'il pourra grandir musicalement. La technique est assurée, la voix est ample et puissante, bien articulée et projetée, avec cependant plus d'emphase que de transmission du sentiment. Alors que sa partenaire de scène nous fait vibrer et nous tient constamment en haleine, Granite Musliu séduit par sa mâle prestance et par les beautés de son chant sans encore arriver à nous partager pleinement le drame intérieur qui ravage Alfredo. La saison 2025/26 sera marquée par plusieurs débuts prometteurs pour le ténor verdien, qui en plus de son Alfredo Germont fait ses premières apparitions dans le rôle de Fenton dans Falstaff à l'Opéra d'État de Hambourg et dans celui du Duc dans Rigoletto de Verdi à l'Opéra royal danois de Copenhague, un rôle qu'il interprétera ensuite à l'Opéra de Lausanne.


Grande voix verdienne, Luca Salsi donne un Giorgio Germont robuste, solide et profond sans parvenir cependant à lui donner la stature d'un Commandeur. La mezzo-soprano américaine Natalie Lewis chante une Annina dont l'italien est difficilement compréhensible, avec une amélioration sensible au troisième acte. Martin Snell donne un docteur Grenvil de fort belle composition.

Les choeurs et l'orchestre livrent un travail admirable. dûment ovationné par une public ravi. Le chef hongrois Henrik Nánási, qui avait dirigé la reprise de la Traviata en 2012 et qui en a l'été dernier donné une version de concert à Grenade, donne une lecture précise, fluide, vivace et très émouvante de l'oeuvre. La palme revient à Lisette Oropesa, qui domine toute la production et nous entraîne dans d'autres sphères, lumineuses et lointaines, dont les beautés sublimes transcendent le monde abyssal du sacrifice auquel son personnage est exposé. 

Distribution du 11 novembre 2025

Direction musicale Henrik Nánási
Mise en scène Günter Krämer
Scénographie Andreas Reinhardt
Costumes Carlo Diappi
Lumières Wolfgang Goebbel
Chœur  Franz Obermair

Violetta Valéry Lisette Oropesa
Flora Bervoix Meg Brilleslyper
Annina Natalie Lewis
Alfredo Germont Granite Musliu
Giorgio Germont Luca Salsi
Gaston Samuel Stopford
Baron Douphol Vitor Bispo
Marquis d'Obigny Paweł Horodyski
Docteur Grenvil Martin Snell
Giuseppe Dafydd Jones
Un serviteur de Flora Zhe Liu
Un jardinier Daniel Vening

Orchestre d'État de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière

Crédit photographique @ Geoffroy Schied

lundi 10 novembre 2025

La chatte anglaise de Hans Werner Henze par l'Opera Studio de Munich


Nouvelle production de l'Opera Studio de la Bayerische Staatsoper : Die englische Katze (La chatte anglaise) du compositeur westphalien Hans Werner Henze (1926-2012), dont on fêtera en juillet prochain le centenaire de la naissance. Son opéra, créé en 1983, se base sur une nouvelle d'Honoré de Balzac datant du début des années 1840, qu'avait illustrée le célèbre artiste Grandville. Sa nouvelle Peines de cœur d'une chatte anglaise  avait été publiée dans l'ouvrage collectif Scènes de la vie privée et publique des animaux. Le livret est signé par l'écrivain anglais Edward Bond, avec lequel Henze avait déjà collaboré avec succès sur son précédent opéra, We Come to the River. À noter que le livret fut aussitôt publié tant en anglais qu'en allemand, et ensuite en français et en italien. L'opéra fut créé en 1983 au Festival de Schwetzingen dans une mise en scène du compositeur et l'année suivante à l'Opéra-Comique de Paris. Depuis, l'opéra a été plusieurs fois joué en Allemagne, la dernière production fut celle de Hanovre en 2016. 


La parabole animalière Die englische Katze, qui paraît au départ inoffensive et amusante, se révèle en fait être une satire acerbe contre les classes possédantes et dirigeantes de la société victorienne et leur morale prude et hypocrite. L'histoire du vieux chat Lord Puff, président d'une « Société pour la protection des rats » (la SPPR) végétarienne, et de sa jeune épouse Minette, qui tombe amoureuse du chat de gouttière Tom, se termine tragiquement : Minette est noyée par les autres chats, et Tom, qui a aussitôt épousé Babette, la sœur de Minette, est poignardé dans le dos juste après hérité d'une importante somme d'argent. La société féline, insensible, hypocrite et opportuniste, s'en sort indemne.  Une œuvre qui ne peut que nous interpeller, tant la société féline de l'action n'est en fait que le miroir de notre société. 

Henze a composé une musique tout à la fois atonale et néoclassique par son évocation du 18ème siècle, réinterprétant et parodiant avec brio de nombreuses formes traditionnelles – cavatine, aria, duo, valse, cantiques, tango et ländler – et les sublimant d'une transparence souvent proche de la musique de chambre. Une oeuvre à la légèreté enjouée, dans laquelle les numéros se succèdent. Une composition atonale de haute voltige dans laquelle les notes semblent constamment trébucher les unes sur les autres, parfois avec une brutalité agressive, et qui sait à la fois ménager des moments lyriques et poétiques d'une beauté intense. Comme c'est souvent le cas dans les opéras contemporains, la partition fait la part belle aux percussions : pas moins de quatre percussionnistes, dont deux en loges de côté, jouant d'un nombre impressionnant d'instruments, tels, pour ne citer qu'eux des tiges de verre suspendues, des gongs chinois, une cymbale suspendue, un tambour africain en bois, des tambours en bois, un conga, des sistres, des cymbales à doigts, des petites cloches... qui côtoient une grande cithare, un célesta ou encore un orgue. Une chatte y perdrait ses petits, mais ce n'est pas le cas de la cheffe autrichienne Katharina Wincor qui, pour ses débuts acclamés à la Bayerische Staatsoper,  a su faire briller sans emphase les ors de cette partition complexe en les détaillant avec une précision de diamantaire. 


La metteuse en scène Christiane Lutz et le scénographe Christian André Tabakoff en sont à leur troisième production commune à l'opéra de Munich où ils ont déjà monté The Consul et Mignon. Ils ont ingénieusement utilisé l'espace relativement restreint de la scène du théâtre Cuvilliés pour y installer des décors modulaires coulissants qui évoquent le living room austère, lambrissé, au plafond à caissons de bois de Mrs Halifax, — la riche londonienne qui a décidé des épousailles de Minette avec Lord Puff, mais dont le personnage est physiquement absent de l'opéra, — la chambre de Minette, le toit de la maison avec en fond de scène le panorama de Londres avec la cathédrale Saint Paul vu des rives de la Tamise, ce toit sur lequel Minette rencontre Tom, ce toit sur lequel se déroulera ensuite le procès du couple félin adultérin.  

L'opéra de HW Henze ne comporte pas moins de quatorze interprètes, treize chats et chattes et une souris, la seule survivante de sa famille qui fut décimée par des chats voraces, et qui est devenue la mascotte de la SPPR. La sud-coréenne Seonwoo Lee est délicieuse dans le rôle de Minette, la chatte de campagne naïve qui se verra très vite déniaisée, elle jongle aisément avec les innombrables difficultés du rôle qu'elle déjoue avec virtuosité de son soprano au timbre clair et lumineux et interprète avec une sensibilité émouvante. Lord Puff est incarné par le ténor américain Michael Butler qui impressionne tant par son jeu de scène que par la plasticité de sa voix. Nouvelle recrue et non des moindres de l'Opéra Studio, le chat Tom du baryton anglais Armand Rabot brûle les planches (et la toiture) avec une présence scénique puissante et une voix de stentor, une prestation exceptionnelle. La basse anglaise Daniel Vening impressionne en Arnold par ses graves profonds et fermes et une excellente projection. La soprano arménienne Iana Aivazian joue et chante la petite souris Louise avec beaucoup de finesse. La mezzo-soprano américaine Lucy Altus livre une Babette de très belle facture.

Cet opéra fut sans doute pour beaucoup une heureuse découverte. On pourra en 2026 entendre d'autres compositions du compositeur Hans Werner Henze, et spécialement à Munich où il fonda la Biennale en 1988, un festival d'opéra qu'il avait voulu être un endroit où la jeune génération de compositeurs intéressés par le théâtre... pourraient mettre en pratique leurs idées ". Le Münchner Philarmoniker rendra notamment hommage au compositeur en interprétant en juillet prochain Sebastian im Traum, une de ses dernières oeuvres.

Distribution du 9 novembre 2025

Direction musicale Katharina Wincor
Mise en scène Christiane Lutz
Scénographie Christian André Tabakoff
Costumes Dorothée Joisten
Lumières Benedict Zehm
Dramaturgie Olaf Roth

Lord Puff Michael Butler
Arnold Daniel Vening
M. Jones / Le juge / M. Fawn Zhe Liu
Tom Armand Rabot
Pierre Samuel Stopford
M. Keen / L'avocat de la défense / Le pasteur Dafydd Jones
Minette Seonwoo Lee
Babette Lucy Altus
Louise Iana Aivazian
Mademoiselle Crisp Elene Gvritishvili
Mme Gomfit Nontobeko Bhengu
Dame Tood Jess Dandy
Monsieur Plunkett / Le Procureur Bruno Khouri
Betty, une jurée Meg Brilleslyper

Crédit photographique © Geoffroy Schied

Prochaines représentations les 25, 28 et 30 janvier 2026 au Théâtre Cuvilliés. 

vendredi 7 novembre 2025

Soirée Jean-Sébastien Bach au théâtre de la Gärtnerplatz de Munich — La Cantate du café

Photomontage de couverture du programme

 Dans le cadre de la Bachfest München 2025, le Theater-am-Gärtnerplatz a concocté une petite soirée intimiste de derrière les fagots avec en dégustation une version semi-concertante de la Cantate du Café et en apéritif deux sonates, l'une de Bach et l'autre de son élève Goldberg. Une petite heure d'un concert donné sur instruments baroques dans le beau foyer du théâtre.

Deux sonates

La Sonate en sol majeur pour violon et basse continue BWV 1021, date probablement de la période de Bach à Leipzig. La seule partition conservée fut copiée par Anna Magdalena Bach, la seconde épouse du compositeur avec des annotations de J.S. Bach. Musicienne, Madame Bach  jouait du clavecin et copiait les pièces de son mari, qu'elle souhaitait visiblement comprendre parfaitement. Dans cette sonate, c'est au violon qu'est confiée la mélodie et les autres instruments jouent la ligne de basse et les accords.

La Sonate en trio en do majeur de Johann Gottlieb Goldberg avait autrefois été attribuée à Bach (elle fut cataloguée BWV 1067), une erreur qui s'explique par le fait que le style de la composition et la maîtrise du contrepoint de l'élève de Bach ressemblent à ceux du professeur. L'adagio fusionne avec élégance les lignes harmoniques des deux violons, la fugue est d'une construction magnifique, le largo est d'une émouvante intériorité et la gigue exprime une joie intense et expansive qui rappelle les oeuvres du Cantor. Les violons très expressifs de Kumiko Yamauchi et Susanne Sonnemann sont harmonieusement soutenus par la clavecin de Mairi Grewar et par le violoncelle de Clemens Weigel. Une sonate dont les ors flamboient dans le plus pur style italien.

La Kaffekantate, une mini opérette ou un micro opéra

La Cantate du café fut composée vers 1734 sur un texte du poète leipzigois Christian Friedrich Henrici qui, sous le pseudonyme de Picander, avait publié plusieurs volumes intitulés Ernst-schertzhaffte und satyrische Gedichte ("Poèmes gravement drôles et satyriques").

Introduit par les marchands vénitiens le goût du café s'était répandu en Europe dès le milieu du 17ème siècle. À l'époque de Jean-Sébastien Bach, l'Allemagne avait sacrifié à la passion pour le café et la ville de Leipzig n'avait pas fait exception. Le Café Zimmermann de la ville accueillait le Collegium Musicum, une association de musiciens et d'étudiants universitaires fondée par Telemann en 1702 et dont J.S. Bach assuma la direction à partir de 1729, six ans après son arrivée à Leipzig. Chaque semaine, on y donnait des concerts. Amateur de café, Bach en consommait trois tasses par jour. Il composa sa cantate pour le Collegium. Elle est écrite pour soprano, ténor et basse, avec accompagnement de flûte, instruments à cordes et clavecin.

Sophia Keiler (Liesgen)

Le texte de Picander trouve son origine dans une rumeur qui s'était répandue en Allemagne : on racontait que le roi de France avait interdit l'usage du café, parce que ce poison décimait les habitants de Paris. Évoquant un conflit générationnel, Picander se moque de l'engouement extatique des jeunes bourgeois pour le noir breuvage, dont la dégustation procurait grâce et émerveillement, et de leurs aînés qui le considéraient comme une drogue satanique. La jeune Liesgen est amoureuse du café dont elle affirme que le goût est plus suave que mille baisers. Son père, Herr Schlendrian  (un nom péjoratif qui évoque la négligence ou encore un travail lourd et laborieux), cherche à préserver sa fille des dangers supposés des premières variétés de l'arabica et la menace de lui interdire le mariage. C'est ici que se termine le poème de Picander. Bach, qui révèle ici un humour et un sens de la plaisanterie raffinés,  y rajoute un récitatif et un choeur finals où l'espiègle Liesgen déclare qu'elle n'épouserait que l'homme qui signerait au préalable un contrat lui autorisant de boire tout son saoul de café.

Lukas Enoch Lemcke (M. Schlendrian), Gyula Rab (Narrateur),  Sophia Keiler (Liesgen)

Bach réussit ici un délicieux badinage d'une richesse d'inspiration des plus ingénieuses aussi bien dans  l'orchestration que dans le chant. La phalange musicale baroque des instrumentistes du Gärtnerplatztheater nous en livre une merveilleuse interprétation. La capricieuse Liesgen est accompagnée par une flûte langoureuse tandis que le père têtu se voit soutenu par une basse obstinée. La cantate a fait l'objet d'une petite mise en scène : Liesgen se fait apporter une série de tasses de café dont la taille s'accroît à chaque nouveau service ; les trois protagonistes de la cantate ont la couleur bordeaux en commun :  la robe élégante de la jeune femme est  d'un bordeaux bien chambré, la cravate du père, sur chemise rouge foncé, a des motifs bordeaux et la lavallière du narrateur se marie bien avec ce camaïeu de rouges.

Les chanteurs, tous trois exceptionnels, jouent le jeu aussi bien qu'ils le chantent. Ils rendent honneur à l'ingéniosité et à la richesse d'inspiration délicieuses de la partition. Le narrateur et bientôt fiancé est interprété par le ténor hongrois Guyla Rab qui chante sa partie de sa voix puissante et chaleureuse avec une diction et une projection parfaites. La soprano autrichienne Sophia Keiler, fraîche recrue de la troupe du théâtre qu'elle a rejoint la saison dernière, donne une jeune Liesgen ravissante, aussi passionnée qu'enjoleuse et astucieuse, à laquelle elle apporte sa voix lumineuse, crémeuse et légère comme la mousse dorée que l'on retrouve sur les meilleurs capuccinos. La basse bavaroise Lukas Enoch Lemcke endosse avec bonhomie le rôle du père débonnaire qui, malgré les profondeurs et les graves somptueux de sa voix chaleureuse et le parfait équilibre entre le souffle et la résonance, peine à résister à la détermination entêtée de sa fille et finit par se convertir à la chapelle du revigorant breuvage. Après les tasses, le trio cédera à la modernité des gobelets en carton recyclable, un dernier clin d'oeil amusé de la mise en scène. L'humour provient du texte plutôt que de la musique qui, d'une beauté toute séraphique, est comme en tension avec la trivialité de la dispute familière.

Distribution du 4 novembre 2025

Direction musicale : Eduardo Browne
Mise en scène de Daniel Vincent Huth
Dramaturgie András Borbély T.

Narrateur Gyula Rab
M. Schlendrian, le père Lukas Enoch Lemcke
Liesgen, sa fille Sophia Keiler

Violon baroque Kumiko Yamauchi , Susanne Sonnemann
Alto baroque Clara Holdenried
Violoncelle baroque Clemens Weigel
Contrebasse baroque Anton Kammermeier Flûte traversière Uta Sasgen
Clavecin Mairi Grewar

Visuels © Marie-Laure Briane

mardi 4 novembre 2025

Le Vaisseau fantôme à la Felsenreitschule par le Landestheater de Salzbourg


Le Théâtre d'État de Salzbourg propose actuellement une nouvelle production du Fliegender Holländer de Richard Wagner dans une mise en scène de son directeur Carl Philip de Maldeghem et dans le décor grandiose de la Felsenreitschule (le manège des rochers), un lieu de prédilection pour les créateurs de théâtre : l’équipe de mise en scène possède une vaste expérience de cet espace, qui offre une liberté artistique remarquable et où le directeur musical Leslie Suganandarajah a notamment dirigé des productions de Lohengrin et du Chevalier à la rose

La scénographe et costumière Stefanie Seitz a installé un immense rideau d'avant-scène blanc et rouge, des couleurs qui se retrouvent à la fois dans les drapeaux norvégiens et autrichiens. Le rideau s'ouvre sur la coque métallique et les ponts d'un navire dont le rideau d'avant-scène, manipulé par des techniciens, figurera bientôt les voiles. Les deux galeries supérieures de la Felsenreitschule, creusées dans la roche, permettront également aux marins de circuler. Le metteur en scène y fait se dérouler toute l'action. Des cordages descendent des cintres, auxquels les équipages s'agrippent pour résister aux assauts de la tempête ou pour passer d'un pont à l'autre. Rien ne semble se passer à terre. La grande coque s'ouvre dans sa partie inférieure pour faire voir une salle d'emballage où les fileuses, devenues ici employées d'une firme de distribution de colis, confectionnent des paquets en carton et les préparent pour l'expédition. La coque unique représente en fait les deux vaisseaux, à droite celui du capitaine Daland, aux voiles blanches, à gauche celui du Hollandais maudit, aux voiles rouges comme doit l'être l'enfer. Le bas de la coque reçoit des projections vidéos figurant la mer en furie ou, en gros plan, sur les beaux yeux de Senta. Carl Philip de Maldeghem réussit de belles compositions, parfois assez drôles, dans lesquelles les souffles des vents en furie emportent les marins comme des fétus de paille. Les costumes sont contemporains, ce qui n'est en soi pas anachronique dans le monde légendaire du Hollandais soumis à une éternelle malédiction. 

La fête après le retour au port

Leslie Suganandarajah et l'Orchestre du Mozarteum rendent avec bonheur les sonorités orchestrales romantiques et vibrantes de la partition du premier des opéras canoniques de Wagner, qui lui avait donné droit de cité dans la mecque bayreuthoise. Ils dépeignent avec brio la puissance fatidique de la mer et les tourments intérieurs des personnages, parfaitement évoqués par la composition dans laquelle Wagner avait su rendre les terrifiants aspects fantastiques démoniaques de la légende avec l'utilisation des roulements de timbales, du tam-tan et de l'éoliphone, et les accords de septième de dominante pour marquer les cadences. Les mélodies coulent de manière fluide et continue et les "réminiscences musicales" internes qui déterminent l'homogénéité du langage musical annoncent déjà les leitmotivs dont Wagner fera plus tard sa marque de fabrique.  La direction d'orchestre, qui aurait pu être davantage serrée et plus dynamique, nous a également semblé trop contemplative et avoir quelque peu manqué d'énergie. Curieusement la production a décidé de ménager un entracte entre les deuxième et troisième actes, ce qui a pour fâcheux effet de créer une solution de continuité bien dommageable à la tension dramatique. 

Magdalena Hinterdobler (Senta) et Derek Welton (Hollandais)

Si tous les chanteurs disposent de voix puissantes, ce sont surtout Magdalena Hinterdobler en Senta et Derek Welton en Hollandais qui constituent les fleurons musicaux de la soirée. Membre de la troupe de l'opéra de Francfort depuis la saison dernière, la soprano bavaroise Magdalena Hinterdobler, qui vient d'être acclamée pour ses débuts en Ellen Orford dans Peter Grimes, compose une magnifique Senta avec une présence dramatique intense et des aigus aussi décoiffants que les vents tempétueux qui battent la côte norvégienne. Le baryton-basse wagnérien Derek Welton (qui fut Klingsor et Amfortas à Bayreuth) compose un Hollandais d'une puissante virilité, extrêmement séduisant et d'une grande humanité, au point qu'on peine à comprendre sa volte-face finale. L'autrichien Martin Summer, qui avait remporté un beau succès en baron Ochs dans cette même salle, fait des débuts réussis en capitaine Daland. Le ténor britannique Luke Sinclair prête son timbre mélodieux à Éric, l'amoureux éconduit. Doté d'une voix claire et lumineuse, le jeune ténor russe Ilia Skvirskii donne un timonier très séduisant. La mezzo-soprano écossaise Katie Coventry, qui fait partie de la troupe salzbourgeoise, donne une Mary convaincante. Les importants chœur et chœur supplémentaire du Théâtre d'État, auxquels viennent s'adjoindre des membres du Chœur Philharmonia, animent spectaculairement l'action de l'opéra.

On passe dans l'ensemble une excellente soirée à savourer les harmonies complexes et la profonde expressivité du Fliegende Holländer dans le splendide écrin naturel de la Felsenreitschule. 

Distribution du 2 novembre 2023

Direction orchestrale 
Mise en scène Carl Philip de Maldeghem
Scénographie et costumes Stefanie Seitz
Holländer Derek Welton 
Daland Martin Summer
Senta Magdalena Hinterdobler
Éric Luke Sinclair
Marie Katie Coventry
Timonier  Ilia Skvirskii
 
Orchestre Mozarteum de Salzbourg
Chœur et chœur supplémentaire du Théâtre d'État de Salzbourg, membres du Chœur Philharmonique de Vienne

Crédit photographique © SLT / Tobias Witzgall

samedi 1 novembre 2025

Albert Wolff à Bayreuth — La légende des Niebelungen et une apostrophe à Wagner

À quelques jours de la première, le chroniqueur Albert Wolff, que le Figaro a envoyé à Bayreuth pour y couvrir le premier Ring, rappelle dans sa Gazette les sources mythologiques qui ont inspiré Wagner. À son habitude, il en profite pour porter des coups d'estoc contre l'homme Wagner.

La saga des Nibelungen dans les chromos Palmin. 
(vers 1910, série Palmin 93) (1)

Le Figaro du 11 août 1876

GAZETTE D'UN PARISIEN

    L'échéance fatale approche ; à mesure que je m'avance vers le festival de Bayreuth, je deviens inquiet. Voici cinq ou six jours que je me promène avec les livrets de M. Wagner et toutes les brochures explicatives, enfin avec toute une littérature spéciale qu'un de mes amis a spirituellement appelée Le Guide de l'étranger dans la musique de l'avenir.
    Aujourd'hui je voudrais bien, sans ennuyer le lecteur, si cela se peut, vous dire rapidement quelques mots sur l'épopée où M. Wagner a puisé les livrets de ses opéras. Mais auparavant, il est, je crois, utile d'expliquer pourquoi l'homme dit de l'avenir a fait reconstruire le théâtre de Bayreuth ? C'est lui même qui l'explique dans l'avant-propos du volume qui contient les quatre poèmes dont la lecture, en ce qui concerne les vers, vous procure une de ces jouissances que je ne saurais comparer qu'au plaisir qu'éprouve un gourmet lorsqu'un restaurateur lui sert une double semelle, sauce madère.

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    Ce que veut M. Wagner, le voici à peu près.
   L'homme de l'avenir confesse, avec cette outrecuidance qui lui est propre, qu'aucune scène ne peut représenter son œuvre. Il ne veut pas de ce public qui, après le labeur du jour, va au théâtre pour se distraire, de ce public imbécile de tous les peuples qui va tout bonnement entendre Guillaume Tell ou les Huguenots ; il lui faut un public à part qu'il puisse entraîner dans une ville de province et à ce point détaché de l'humanité, qu'après avoir médité toute la journée sur le plaisir du soir, il vienne au théâtre, sévère et recueilli comme on entre dans une église. Les premiers accords de l'orchestre mystique (c'est l'expression de M. Wagner), doivent envelopper l'esprit de l'auditoire, l'arracher à la vie terrestre et le transporter dans les régions pures de l'idéal. C'est pour ce motif que M. Wagner a ressuscité la vieille scène de Bayreuth avec l'argent des princes, et, grâce, dit-il, à une association d'hommes et de femmes aimant les arts, et possédant une fortune suffisante pour lui fournir les moyens d'une première représentation modèle sur un théâtre modèle. M. Wagner engage les princes à ne plus subventionner les théâtres immondes qui jouent ce que l'humble mortel appelle « l'Opéra » et à réserver leurs fonds pour soutenir le théâtre modèle qui, lui, ne représentera que le «  drame lyrique », créé par M. Wagner.

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    Voilà qui est net et clair ! À la hotte l'oeuvre de Rossini ! À la hotte l'œuvre de Meyerbeer ! À la hotte les opéras de tous les temps et de tous les peuples. Voici le chiffonnier qui passe. D'un coup sûr il arrache les vieilles affiches et les lance par-dessus sa tête dans la hotte de l'avenir. À la hotte le Prophète! À la hotte Faust ! A la hotte la Muette ! Ils y gisent tous, pêle-mêle, les anciens et les modernes, comme des grenouilles dans une mare !
    Et quand je pense que Mozart, mort si jeune, a composé son immortel Don Juan sans écrire la moindre brochure explicative ni avant, ni pendant, ni après ; qu'il lui a suffi d'ouvrir les écluses de son génie pour inonder le monde de ces admirables inspirations, faites d'émotion et de bonne humeur ; que, tout bêtement, l'œuvre une fois terminée, il l'a livrée, non à un public spécial mais, à cette foule de tous les pays, qui, dans son ensemble, constitue l'humanité. Quand je songe à tout cela, l'homme de l'avenir qui est un halluciné disparaît dans une trappe et l'homme du passé qui fut tout simplement un génie s'élève rayonnant de gloire sur le pic le plus escarpé de l'art vrai, de cet art qui vient du cœur et va droit à l'âme.

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    Maintenant un mot des Nibelungen. 
  Le poème du moyen âge qui a inspiré M. Wagner, est le résultat d'un grand nombre de légendes distinctes qui, confondues en une seule épopée, forment dans leur ensemble un livre admirable. C'est l'histoire des passions humaines se déchirant entre elles la soif de l'or, l'amour, la haine, la vengeance, traversent cette épopée avec leur cortège, laissant sur leur passage une mer de, sang. La princesse Kriemhilde, sœur du roi Gunther, résidant à Worms, en est l'implacable héroïne. Un fils du roi, Siegfried, venu à Worms pour voir la princesse, arrive juste au moment où les Danois et les Saxons ont déclaré la guerre au frère de Kriemhilde. C'est ce Siegfried de la légende qui a conquis l'immense trésor que les Nibelungen, dans leur fuite, ont enfoui dans le Rhin; il a pris au nain redoutable, Alberich, le casque qui rend invincible le chevalier qui le porte; c'est lui encore qui a tué un monstre et s'est baigné dans son sang, qui met à l'abri du glaive et du javelot, il demande la main de la princesse.
    Hagen, le fidèle serviteur du roi, connaît seul les hauts faits du héros aimé. Le roi, qui est veuf, met une condition à l'union des amants : Siegfried combattra la terrible reine Kriemhilde du Nord, que nul n'a pu vaincre en combat singulier. Le prince part, désarme l'amazone et la force à le suivre à Worms, pour se rendre au roi. Kriemhilde ne connaît pas son véritable vainqueur, rendu invisible par le fameux casque du nain Alberich. Après les fêtes des épousailles, Siegfried part avec sa femme aimée pour son royaume sur les confins de la Hollande.
    Dix années se sont écoulées. Le roi Siegfried et la reine Kriemhilde viennent rendre visite au roi Gunther et à la reine Brunhielde ; la querelle éclate entre les deux princesses. Kriemhilde, dans un accès de colère, déclare à son ennemie que ce n'est point le roi Gunther, mais bien son époux adoré, le beau et vaillant Siegfried qui l'a vaincue, et pour preuve, elle lui montre l'anneau et la ceinture qu'elle a perdus dans le combat. Dès ce moment, la mort de Siegfried est décidée. Brunhielde charge de cette vengeance Hagen, le fidèle serviteur de son roi. La douce Kriemhilde, tremblant pour son époux, prie ce même Hagen de veiller sur son Siegfried. Le sang du monstre le rend invulnérable, mais il a entre les deux épaules, une place que le sang du dragon n'a pas mise à l'abri de l'arme. Entre les deux reines, Hagen n'hésite pas. Fidèle serviteur de sa souveraine, il tue Siegfried pendant la chasse.
    Depuis la mort de Siegfried, la douce Kriemhilde est devenue une panthère ; elle ne songe plus qu'à venger son époux assassiné. Une occasion se présente. Le roi des Huns, Etzel, envoie un ambassadeur chargé de demander pour lui la main de Kriemhilde. Elle consent à la condition que ce roi puissant devienne son vengeur. Pendant sept ans, elle médite son plan. La naissance d'un fils lui fournit l'occasion tant désirée. Le roi des Huns invite le frère de Kriemhilde à venir le voir. Gunther part avec son fidèle Hagen, accompagné de mille chevaliers et de 9.000 valets ; ils arrivent dans le pays des Huns. À la vue de Hagen, l'assassin de Siegfried, la reine appelle les Huns au combat contre ses compatriotes et ses hôtes. C'est ici que se place le récit épique des combats. Ce n'est de part et d'autre qu'un massacre sans trêve ni merci. Il y a un passage de l'épopée terrible entre tous. Le roi Gunther, Hagen et une poignée de leurs gens se sont barricadés dans une maison à laquelle Kriemhilde fait mettre le feu ; ils se défendent contre les flammes avec leurs boucliers en acier, et comme ils sont menacés de mourir de soif dans le brasier où ils sont enfermés, ils boivent le sang des blessés.
    Le roi Gunther et Hagen faits prisonniers sont conduits devant la reine. Ce sont les seuls qui aient survécu au combat. Kriemhilde saisit un glaive et de sa propre main elle tue Hagen d'abord, son frère ensuite. Siegfried est vengé mais à son tour la reine tombe frappée par un de ses serviteurs indigné de l'assassinat des deux autres.
   De tous ces combattants, le roi des Huns survit seul. L'épopée ne dit pas si le veuf est resté inconsolable jusqu'à la fin de ses jours.

    Par le rapide résumé qui précède, le lecteur jugera sans doute que ce n'est pas précisément le Postillon de Longjumeau que M. Wagner a coupé en quatre morceaux pour les représentations de Bayreuth. Ils se contenteront, je l'espère, de cet aperçu général du poème épique qui, avec une grandeur digne de l'antiquité, dépeint les passions, les vertus et les bassesses humaines.
    M. Wagner ne s'est pas contenté de mettre au théâtre les héros de cette partie purement humaine de l'épopée qui a delà fourni tant de tragédies au théâtre allemand. Il est remonté aux premières traditions de la légende dans laquelle les dieux du Nord jouent un rôle important. Sous la plume de M. Wagner, le poème héroïque est devenu une sorte de féerie dans laquelle il est assez difficile de se débrouiller.

*
*       *

    Voilà le spectacle curieux qui m'attend à Bayreuth, sans compter que le théâtre est bâti d'après un plan de M. Wagner, avec un orchestre invisible et un luxe de décors et de flammes de Bengale dont on nous promet monts et merveilles.
    Mais avant d'entrer dans la ville, je voudrais bien dire un mot personnel à M. Wagner.
    Oui, monsieur Wagner, Paris qui a fait un bon accueil à Rienzi, a été moins tendre pour le Tannhäuser. Cette légende, si chère au peuple allemand, n'eux pas le don de séduire le public de l'Opéra. Mais de cette tempête le Conservatoire et les concerts populaires ont sauvé les épaves. On vous a souvent applaudi à outrance, très souvent, et dans ces derniers temps, on vous a parfois sifflé. Dire que dans votre œuvre on ait sifflé toute la nation, c'est une prétention que vous ne sauriez avoir, quelle que soit votre vanité! Ces sifflets étaient la réponse à une brochure nauséabonde dont vous avez essayé d'accabler Paris qu'on pouvait croire à l'agonie !
    Depuis les terribles événements de 1870, monsieur Wagner, je me suis tenu à l'écart des discussions ardentes. Le rôle d'un honnête homme comme moi, n'était pas de prendre part à la querelle entre deux pays, dont l'un fut mon berceau et dont l'autre m'a tendu une main hospitalière quand, inconnu et pauvre, je suis venu lui demander du travail et un tout petit peu de cette renommée qu'il prodigue. L'estime de mes lecteurs a été la récompense de ce silence obstiné. Paris, Monsieur, comprend à demi mot les choses de la délicatesse et les subtilités de l'honneur.
    Mais aujourd'hui, Monsieur, que je me trouve sur la terre allemande, en face de vous, je tiens à vous dire dans le blanc des yeux que votre pamphlet contre Paris [Une Capitulation] a été une vengeance plate et odieuse. Les cendres de Henri Heine, l'immortel poète, et de Louis Boerne, le grand satirique, en ont dû tressaillir de honte et de colère sous la terre parisienne où elles reposent.
    Paris, Monsieur, n'a pas toujours été cette cité expirante, à laquelle il vous a plu de donner le coup de pied de l'avenir. La grande ville fut, dans un temps dont il convient de se souvenir, le pays hospitalier où les plus grands esprits de l'Allemagne, chassés de leur patrie ingrate par la police, sont venus se réfugier contre une persécution abominable poursuivant ceux qui aimaient la liberté, si chère à tous les penseurs. Je crois même, monsieur Wagner, que vous étiez du nombre, alors que simple barricadier de Dresde, vous avez demandé à Paris un abri contre la peine de mort dont vous étiez menacé sur le sol natal !
    Regardez maintenant ce Paris que vous avez insulté. Le voici debout avec son admirable intelligence et son magnifique instinct d'artiste sans se préoccuper de votre indigne pamphlet, il veut savoir si vous êtes vraiment le grand musicien, qu'on a dit appelé à bouleverser un art démodé. Les artistes et les journalistes parisiens arrivent en nombre à Bayreuth, non pour vous siffler mais pour vous écouter. Dites maintenant, Monsieur, si Paris ne fait que danser le cancan à Mabille ? Et maintenant, à nous deux, monsieur l'artiste ne parlons plus du misérable pamphlétaire qui a commis une méchante action un jour que son intelligence était absente. Paris a, comme on dit, les reins si solides, qu'il peut, avec une dédaigneuse hauteur, oublier qu'en un jour de démence, un musicien d'un grand talent, s'est déguisé en hercule de la foire pour essayer de tomber les tours de Notre-Dame.

Albert Wolff.

(1) 1. Siegfried chez Mime 2. Le combat de Siegfried contre le dragon 3. Comment Siegfried fut trompé 4. Siegfried tue Mime 5. Siegfried s'empare du trésor des Nibelungen 6. L'entrée de Siegfried à Worms
La firme Palmin a publié trois séries, de 6 chromos chacune, consacrées à la saga des Nibelungen. 

mardi 28 octobre 2025

Juillet 1876 — Le Festival de Bayreuth à quelques jours de son inauguration — Un article d'Albert Wolff

Albert Wolff peint par Édouard Manet en 1877. Kunsthaus de Zurich.


Albert Wolff, chroniqueur au Figaro dont il eut longtemps les honneurs de la première page avec sa Gazette de Paris, fut au cours de sa carrière un des plus assidus contempteurs de Richard Wagner. En 1869, à l'époque du premier Rienzi parisien, Judith Gautier écrivait une lettre à son père Théophile pour l'inciter à écrire une critique de cet opéra afin de contrebalancer  celle d'Albert Wolff qu'elle désignait comme "cette vermine du Figaro qui crache sa boue sur tout ce qui est beau et grand et déshonore à tel point la littérature que l’on est vraiment tenté d’y renoncer à tout jamais." Elle suppliait son père de "de mettre le pied sur cet ignoble gueux de Wolff " après avoir lu " ses aboiements dans le Figaro ". On se souviendra que Théophile Gautier fut aux dires de sa fille  le premier à avoir parlé de Wagner en France et à avoir admiré " la beauté absolue " des oeuvres du compositeur. 

Voici l'article d'Albert Wolff dans lequel il annonce son intention de partir couvrir le premier Festival de Bayreuth, dont nous fêterons bientôt le 150ème anniversaire.

Le Figaro du 20 juillet 1876

GAZETTE DE PARIS 

    On commence à parler énormément dû festival musical qui s'organise à Bayreuth, où Richard Wagner va faire exécuter quatre opéras en trois actes par les premiers artistes autrichiens et allemands. L'orchestre sera composé de musiciens de premier ordre ; dans le nombre, il en est qui arrivent de Londres et même de New-York. Les livrets de ces opéras sont empruntés à l'épopée des Nibelungen, ancien poème héroïque dont je parlerai une autre fois au lecteur. Aujourd'hui, je vais expliquer comment et pourquoi le signataire de cet article représentera le Figaro à Bayreuth, d'où il aura l'honneur de raconter à nos lecteurs tous les incidents de ces représentations curieuses.
    Quand on parle de M. Richard Wagner il faut, pour le juger dignement, faire la part du musicien et celle de l'homme. Le compositeur demeure d'un grand intérêt même pour ses adversaires ; l'homme privé est d'un caractère au-dessous de la moyenne. En ce qui me concerne, je ne compte m'occuper que du côté pittoresque des représentations de Bayreuth. En parlant de M. Wagner, je craindrais de lui exprimer le profond dédain que j'ai de sa personne. Cette opinion ne date pas d'aujourd'hui, et je ne l'adopte pas pour la circonstance. Si on veut consulter la collection du Figaro du temps des représentations du Tannhäuser on trouvera déjà mon opinion nettement exprimée. Après avoir traité l'orchestre et les musiciens de l'Opéra avec cet air hautain qui lui a valu tant d'ennemis, M. Richard Wagner voulait ensuite, pour plaire au public parisien, faire toutes les concessions jusqu'alors refusées. Une nuit avait suffi pour changer le Wagner tout d'une pièce, le Wagner en marbre de Paros, en un Wagner en pain d'épice.

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    Ce n'était pas sa première évolution. Après avoir, en 1848, combattu derrière les barricades de Dresde les troupes envoyées de Berlin au secours du roi de Saxe, Wagner, le révolutionnaire à outrance, celui qui avait juré d'exterminer tous les souverains, devint peu à peu envers les princes d'une platitude qui ne craint pas la concurrence. Wagner a passé sa vie à aduler ceux qui pouvaient lui être utiles et à insulter ceux dont il ne pouvait tirer aucun profit.On sait comment il sut envelopper l'esprit du jeune roi de Bavière. Le résultat de ce travail de longue haleine fut une pension et toutes les subventions possibles. À force de protections, il parvint même à se faire des amis puissants à Berlin. On intrigua si bien que le roi de Prusse finit par s'intéresser aux œuvres de M. Wagner. Sa coterie crut alors le moment favorable pour frapper un grand coup ; elle voulait obtenir pour Wagner un titre honorifique que deux grands artistes avaient porté avec éclat. Avant Meyerbeer, Spontini avait été directeur général de la musique comme qui dirait intendant général de l'art musical. M. Wagner briguait cette position restée vacante depuis la mort de Meyerbeer, mais le roi de Prusse devenu empereur d'Allemagne, répondit d'un ton fort sec aux quémandeurs : " Jamais l'homme qui a tiré sur l'armée en 1848 n'aura une charge officielle à ma cour. "
    Et voici M. Richard Wagner, en dépit des plus puissantes protections, éconduit par le vieil empereur qui, malgré la marche triomphale dédiée à Guillaume 1er, se souvenait du démocrate forcené de 1848.

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    Un homme de la trempe de Wagner ne se décourage pas pour si peu; il trouva un certain nombre de personnes qui voulurent bien payer quatre cents francs chacune, pour avoir le bonheur d'assister au théâtre de Bayreuth aux représentations des derniers opéras de celui qui ne craint pas de s'appeler lui même le plus grand musicien de tous les peuples et de toutes les époques. Parmi les souscripteurs figure le khédive d'Egypte une somme de dix mille francs. Avec tout cet argent et la subvention du roi de Bavière, Richard Wagner parvint à faire reconstruire le théâtre de Bayreuth à sa façon, avec un orchestre invisible et des décors resplendissants. Il convoqua pour l'exécution de ses quatre opéras les grands artistes et les grands musiciens et voici comment on entendra les 13,14,15 et 16 août les quatre opéras de Wagner.
    En dégageant la personnalité antipathique du compositeur, reste donc un événement artistique de premier ordre. Tout dernièrement mon excellent ami Jauner, le directeur du théâtre impérial de l'Opéra à Vienne, vint à Paris et me pria d'accepter son invitation pour les soirées de Bayreuth. Pour savoir combien il est difficile de résister à M. Jauner, il faut le connaître. Ancien artiste dramatique de grande valeur, M. Jauner a acheté le Karl Théâtre à Vienne, et son premier soin fut de donner des droits d'auteur aux écrivains français jusqu'alors exploités selon les règles de l'art. Homme d'infiniment d'esprit, causeur charmant, M. Jauner sut acquérir en un tour de main la sympathie  des Viennois, il administra son théâtre avec tant de goût et de tact que, à l'époque où 1a direction de l'Opéra impérial devint vacante, l'empereur d'Autriche appela à ces hautes fonctions M. Jauner qui, soit dit en passant, est aussi un excellent musicien. Si belle que fut cette situation officielle, M. Jauner ne l'accepta qu'à la condition de pouvoir conserver en même temps le Karl Théâtre où l'on joue toutes les pièces françaises, ce que S. M. l'empereur d'Autriche lui accorda gracieusement.
    Voilà donc M. Jauner à Paris et ne me laissant aucune trêve ni repos pour me décider à me rencontrer avec lui à Bayreuth.
    — Ecoutez, mon cher ami, lui dis-je, vous êtes un fanatique de la musique de Wagner. Que voulez-vous, on n'est pas parfait. Moi je ne suis ni un enthousiaste, ni un dénigreur, je suis un simple curieux. Si je consentais à venir à Bayreuth, ce ne serait qu'à la condition absolue que vous n'essayeriez pas de m'arracher un enthousiasme que je ne partagerai peut-être pas. L'homme qui dénigre de parti pris une œuvre d'art est un sot ; celui qui l'acclame contre ses convictions est un imbécile. Sans la sincérité, l'écrivain descend au rang d'un simple folliculaire ; je dirai la vérité, rien que la vérité sans la moindre complaisance, mais aussi sans dénigrement. Ce programme vous va-t-il ?
   — Je ne vous ferai pas l'injure de peser sur votre conscience. Quoique vous écriviez sur la musique que j'adore, je resterai le plus dévoué de vos amis, me répondit M. Jauner.
    — Un mot encore, lui dis-je. Votre situation officielle exige que vous voyiez à Bayreuth tous les artistes. D'une part, je ne veux pas vous prendre tout votre temps ; d'autre part, je sens qu'au milieu de ces fanatiques, venus de tous les coins du monde, et qui, applaudiront avant d'avoir entendu une seule note, je me trouverai isolé avec mon simple bon sens. Mon désir serait donc de me trouver à Bayreuth avec quelques camarades.
    — Combien ? demanda M. Jauner. 
    — Deux.
    — Je tiens donc à votre disposition trois places, et pour vous mettre à votre aise, je vous affirme que les places ne vous seront pas données par l'administration de Bayreuth, mais que je vous les offre, moi, si vous et vos amis voulez me faire le plaisir de les accepter. 
    Que répondre à ce diable d'homme ? Il n'y avait qu'à lui dire oui et à lui serrer les deux mains.
  Pour faire le voyage de Bayreuth, j'ai donc choisi deux de mes meilleurs camarades : Guiraud le compositeur acclamé de Piccolino, et Alphonse Duvernoy, un musicien consommé, un pianiste de premier ordre et, ce qui ne gâte rien, homme d'infiniment d'esprit. Me voici sûr de retrouver à Bayreuth un coin de Paris qui me rappellera que j'écris pour des Parisiens et qu'il me faut faire des causeries pittoresques et non des traités de haute esthétique.
    On ne peut pas nier que M. Richard Wagner est une des personnalités les plus curieuses de ce temps. C'est un de ces hommes qui surgissent dans les époques de transition artistique ; ils indiquent une voie nouvelle, encore incomplète où s'élanceront après ce pionnier musical les compositeurs de l'avenir qui prendront du procédé de l'inventeur ce qu'il contient de vraiment beau et de vraiment hardi, en laissant de côté ce qu'il y a dans l'œuvre de Wagner d'absolument-détestable. Je m'efforcerai de dire à nos lecteurs là vérité absolue.
    Nos lecteurs me retrouveront donc en août à Bayreuth. D'ici là je les prierai de faire comme M. de Villemessant qui m'a accordé un congé pour rétablir ma santé compromise par une douloureuse maladie. Chaque opéra de Wagner dure six heures. C'est donc vingt-quatre heures de musique qu'il me faudra entendre en quatre jours. Pour un tel métier il faut avoir toutes ses forces, je vais tâcher de les retrouver dans les montagnes et je vous dis Au revoir ! 

Albert Wolff.

lundi 27 octobre 2025

Concert du Nouvel An Juif 5786 par le Jewish Chamber Orchestra au Prinzregententheater de Munich


Les fêtes du nouvel an juif ont eu lieu cette année du 22 au 24 septembre. Les célébrations  de Roch Hachana (littéralement, « le début de l'année ») ont marqué le début de l'année juive 5786. Selon le calendrier hébraïque, l'année de la Genèse a eu lieu en l'an -3761 du calendrier grégorien. C'est entre autres ce que nous a rappelé le  chef Daniel Grossmann en prélude au concert. Il a également rappelé que le nouvel an était cette année suivi du jeûne de Guedalia (le 25 septembre), de Yom Kippour (le 2 octobre) et de la fête de Soukkot, la fête des récoltes, célébrée du 7 au 14 octobre. Dans les synagogues, ces fêtes successives font constamment appel aux talents des hazzans, parfois désigné parfois sous l’appellation de « chantre » ou de « Ministre-officiant ». Le hazzan est un personnage emblématique du judaïsme. Porteur de la tradition chantée de sa synagogue, et chargé de l’enseigner aux enfants, il représente pour les fidèles un point d’ancrage identitaire extrêmement fort.

Yaakov Lemmer

Ce préambule nous permet de comprendre pourquoi l'organisation du concert de nouvel an du Jewish Chamber Orchestra Munich (JCOM), qui a fait appel à deux hazzans de réputation internationale, n'a pu avoir lieu  qu'un mois après la date officielle du nouvel an. Entre Roch Hachana et Soukkot (la fête des récoltes), les hazzans sont requis à temps plein dans leurs synagogues respectives. Le JCOM a fait appel à deux hazzans états-uniens,  deux stars de la musique cantoriale, Yaakov (Yanky) Lemmer, né en 1983 à Brooklyn, chantre en chef de la Lincoln Square Synagogue à New York, une congrégation orthodoxe moderne, et Netanel Herstik, né en 1978, qui, descendant d'une lignée de chantres qui remonte à 14 générations, officie comme chantre principal de la Hampton Syngogue de Westhampton Beach (New York).

Au programme du concert qui s'est donné au Prinzregententheater de Munich, des musiques de synagogue festives et des classiques de la musique folklorique juive. La soirée a commencé avec le Kol Nidre (" Tous les voeux "), une prière d'annulation publique des voeux qui est récitée le premier soir du Yom Kippour. Elle s'est poursuivie avec d'autres chants liturgiques comme Retze, qui appelle au retour de la compassion divine, Di Avoide, qui évoque la prière comme étant le travail du coeur et demande l'accueil de cette prière par le Seigneur, "le Roi du ciel et de la terre", ou encore Atzabeihem, un chant de rejet des idoles, basé sur des versets extraits du Paume 115, et le Habeit Mishomayim, un chant de plaintes du peuple juif issu de la tradition cantoriale d'Europe de l'Est. Le Bavuur David est une composition liturgique fréquemment interprétée lors du repos hebdomadaire du shabbat.

Netanael Herstick

Suivent deux medley, dont un medley sur le thème de la mère juive, au coeur duquel ne pouvait manquer A yiddishe Mame, une des chansons populaires juives parmi les plus célèbres. Le chantre Netanel Hershtik a eu l'élégance de la dédier à Madame Charlotte Knobloch, invitée d'honneur de la soirée. Mme Knobloch, qui fut  présidente du Conseil central des Juifs en Allemagne entre 2006 et  2010, est présidente de la Communauté israélite de Munich et de Haute-Bavière. Après le Seder Medley, le concert s'est achevé avec le chant traditionnel Hamadvil, une action de grâces chantée pour marquer la fin du shabbat et celui de Ad Heina, qui remercie Dieu d'avoir conduit et protégé les croyants.

Bien sûr le concert est d'abord un concert de musique religieuse, mais que l'on soit Juif ou non-Juif, croyant ou non-croyant, jeune ou vieux, tout le concert est celui d'une musique qui vient du coeur et qui parle au coeur. Dotés d'un immense charisme, les hazzans chantent une langue universelle qui énonce les vicissitudes de l'existence et qui évoque les transports de l'âme vers ce qui la dépasse. Et avec quelles voix ! Les deux ténors ont des couleurs et des timbres  très différents, mais qui s'apparient merveilleusement bien.  Yaakov Lemmer est doté d'un ténor lyrique à la technique brillante et nuancée qu'il met au service d'un sentiment religieux profondément ancré, exprimé avec les modulations d'une sensibilité émotionnelle raffinée. Un chanteur délicieusement modeste qui se met en retrait pour mieux servir son art. Netanael Hershtik, personnalité plus solaire, offre un ténor au timbre plus sombre. Doté d'une tessiture très large, est capable à l'occasion de notes hautes filées, de tons de haute contre, il met surtout sa virtuosité au service d'une vibrante expression spirituelle. Les duos de ces deux chantres exceptionnels sont d'une beauté saisissante.

Daniel Grossmann, Netanel Herstick,  Yaakov Lemmer, JCOM

Daniel Grossmann et son orchestre ont offert un panorama orchestral luxuriant en soutien et en dialogue  avec les deux interprètes. Netanael Hershtik a incité à plusieurs reprises le public à l'accompagner en claquant la mesure. Les hazzams, l'orchestre et son chef ont reçu de longs applaudissements avec en apothéose la reconnaissance d'une standing ovation.

Les papilles gustatives étaient aussi conviées à la fête. On a pu déguster des morceaux de pommes mélangés aux arilles juteux et sucrés-acidulés des grenades et trempés dans un miel aux grenades délicieux. Une friandise typique de la fête du nouvel an juif, qui exprime l'espoir d'une année douce et prospère.  שנה טובה.  Shana Tova ! A gut yohr. Bonne année !

Photos 1,2 et 3 © JCOM / 4, photo personnelle