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vendredi 6 juin 2025

The Old maid and the Thief de Gian Carlo Menotti au studio du Theater-am-Gärtnerplatz

L'opéra de Gian Carlo Menotti The Old maid and the Thief (La vieille fille et le voleur) sera présenté au studio du Staatstheater am Gärtnerplatz à partir du 15 juin. La mise en scène a été confiée à Alexander Kreuselberg, qui fait ses débuts de metteur en scène au théâtre. La production poursuit la série des opéras de chambre et des comédies musicales montés sur la scène du studio.

Histoire de la composition

Le compositeur italo-américain Gian Carlo Menotti (1911-2007) a écrit son opéra pour la radio en 1939 sur commande de la NBC. Cet opéra radiophonique combine la satire sociale, la romance et une histoire de crime dans une soirée captivante et divertissante d'une heure sur l'autotromperie, les désirs secrets et le désir d'une nouvelle vie. "The devil couldn't do what a woman can – Make a thief out of an honest man." Le livret est de la main du compositeur qui l'écrivit en italien avant de la faire traduire en anglais.

Samuel Barber et Gian Carlo Menotti
The Old maid and the Thief fut l'un des premiers opéras composés spécifiquement pour être diffusés à la radio. C'était le premier d'une série d'opéras en langue anglaise du jeune compositeur, alors âgé de seulement 28 ans. Il eut l'idée d'écrire l'histoire de cet opéra après avoir rendu visite à la famille du compositeur Samuel Barber (1910-1981) son partenaire professionnel et personnel (long time companion, les deux hommes vécurent ensemble pendant plus de 40 ans*). Il découvrit que ce qui semblait être une ville pittoresque et charmante cachait en réalité une multitude de secrets sur les gens et les lieux.

Lors de sa création en 1939, l'œuvre fut accueillie avec enthousiasme par la critique musicale américaine. Ce succès contribua à asseoir la carrière de Menotti aux États-Unis.

Menotti adapta ensuite légèrement l'opéra pour le rendre scénique, la première étant donnée à Philadelphie en 1941. La version scénique de l'œuvre connut également le succès, et l'opéra est encore occasionnellement monté par des compagnies professionnelles. Il constitue également un choix de répertoire populaire dans les programmes d'opéra universitaires aux États-Unis.

Pour cette oeuvre Menotti a choisi de revenir à la méthode de composition des numéros de l'opéra bouffe du XVIIIe siècle , un format qui fonctionnait bien à la radio. L'œuvre comporte 14 courtes scènes, chacune précédée d'une « annonce » narrée, conforme au format radiophonique (à exclure en cas de mise en scène intégrale). Le langage musical est tonal.

L'opéra est surtout connu pour deux airs. Le premier, "What curse for a woman, is a timid man (Steal me, sweet thief)", forme scène entière à lui seul, dans laquelle Laetitia chante son affection pour Bob, le clochard. Le second air populaire est "When the Air Sings of Summer". où Bob envisage de prendre la route. 

Affiche pour une production à l'UMHB
(University of Mary Hardin-Baylor)
À propos de l'intrigue 


L'honorable Miss Todd, la vieille fille du titre, vit avec sa femme de chambre Laetitia, une jeune femme méchante et indiscrète, dans une petite ville américaine. Un jour, un vagabond nommé Bob se présente à la porte, alors que Miss Pinkerton, une commère à la langue de vipère, leur a rendu visite.  Laetitia, tombée amoureuse de la beauté de l'homme, convainc sa maîtresse de l'accueillir. Bientôt, la ville est en effervescence : la rumeur court qu'un détenu évadé rôde dans les environs. Miss Todd et Laetitia frissonnent à l'idée que Bob puisse être le criminel recherché – et savourent en même temps le plaisir agréable que suscite leur fascination croissante pour Bob. Lorsque Bob veut partir, elles font tout ce qu'elles peuvent pour le garder et révèlent à la ville qu'il est le cousin Steeve de Miss Todd. 

Le lendemain, Mlle Todd rencontre Mlle Pinkerton dans la rue, qui lui parle d'un forçat évadé qui se trouverait dans le quartier. Le forçat correspond au signalement de Bob, et Mlle Todd court chez elle pour prévenir Laetitia qu'ils hébergent un voleur et qu'il faut s'en débarrasser. Une fois de plus, Laetitia, insinuant que Bob est amoureux d'elle, convainc Mlle Todd de le laisser rester. Pour l'empêcher de s'enfuir et de les dénoncer comme complices, Mlle Todd laisse de l'argent à Bob pour qu'il le « vole ». Cependant, ayant rapidement besoin de plus d'argent, elle se met à voler ses voisins. Pendant ce temps, Laetitia tombe amoureuse du vagabond et chante « Steal Me Sweet Thief », un air d'amour pour lui, lui demandant de l'enlever avant que le temps ne la ravage et ne la flétrisse. Miss Pinkerton retrouve bientôt Miss Todd et lui conseille de « garder toutes les portes verrouillées et toutes les fenêtres fermées », car le voleur (en réalité, Miss Todd) est en ville et a volé chez les voisins. Miss Todd joue le jeu, convenant que ces crimes mystérieux laissent présager la présence indubitable d'un voleur. Chez lui, Bob en a assez d'être enfermé et prévoit de partir le lendemain. Il chante « When the Air Sings of Summer » (l'air de la chambre de Bob) en faisant ses valises. Laetitia le surprend par hasard et, désespérée, lui demande ce qu'il faudra pour le retenir. Bob répond qu'il aimerait « boire quelque chose ». Miss Todd, qui, en bonne prohibitionniste, n'a pas d'alcool à la maison, insiste sur le fait qu'il y aurait un scandale si on la voyait acheter de l'alcool. Laetitia la convainc habilement que, puisque voler et boire sont tous deux des péchés, entrer par effraction dans un magasin d'alcool ne serait pas problématique, et elles prévoient de braquer le magasin cette nuit-là.

Le jour suivant, Mlle Pinkerton rend visite à Mlle Todd chez elle et l'informe que le magasin d'alcool a été cambriolé et que le propriétaire a été agressé. Bob, ivre, interrompt leur conversation en chantant à tue-tête à l'étage, ce qui incite la rusée Mlle Pinkerton à ajouter que la police va fouiller chaque maison pour retrouver le voleur. Mlle Todd chasse Mlle Pinkerton, puis: Miss Todd et et Laetitia confrontent Bob sur sa véritable identité. Elles tentent toutes deux de le convaincre de s'enfuir avec elles pour échapper à la police, mais Bob refuse de fuir, car il n'a rien fait de mal. Mlle Todd demande, incrédule : « Ton amour pour moi est-il si faible que tu me verrais en prison ? » Ce à quoi Bob répond : « Faible ? Je ne t'aime pas du tout ! » Mlle Todd entre en colère et sort en trombe, prétextant qu'elle va appeler la police et lui imputer le vol. D'un air maussade, Bob et Laetitia débattent en duo pour savoir s'ils doivent rester et faire face aux accusations ou partir, et Laetitia, persuasive, finit par gagner la dispute. Vindicatifs, ils volent tous les objets de valeur de Mlle Todd, y compris sa voiture, et s'enfuient ensemble. À son retour, Mlle Todd trouve sa maison vide et, réalisant que sa vie est désormais ruinée, s'effondre de chagrin après un dernier air frénétique.

* Ils se sont rencontrés en 1928, alors qu'ils étaient étudiants au Curtis Institute de Philadelphie. Barber avait 18 ans, Menotti un an de moins. Ils sont restés compagnons, faisant la navette entre les États-Unis et l'Italie jusqu'à l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale, pour finalement s'installer, en 1943, dans un manoir du nord de l'État de New York, acheté grâce à l'argent donné par l'une des marraines de Barber. La propriété a été vendue en 1973, lorsque Menotti a décidé de retourner en Europe. Par la suite, leur relation semble s'être déroulée à distance. Menotti s'est installé en Écosse. Barber, qui s'est décrit plus tard comme un « sans-abri », est mort d'un cancer à New York en 1981. Menotti était à son chevet. Il mourut en 2007 à Monte Carlo, mais fut enterré en Écosse où il possédait une maison.

À noter que les biographies des deux hommes s'abstiennent de définir leur relation comme homosexuelle, et que leurs problèmes relationnels, bien que fréquemment évoqués, restent imparfaitement documentées. En 1956/57, Gian Carlo Menotti composa le livret de l'opéra Vanessa de Samuel Barber, qui connut sa première au MET en 1958 dans une mise en scène de Menotti.

Anna Agathonos en old Maid (Miss Todd)

The old Maid and the Thief  
au Studio du Theater-am-Gärtnerplatz
Musique et paroles de Gian Carlo Menotti

En anglais avec surtitres allemands

Direction musicale  Oleg Ptashnikov
Mise en scène : Alexander Kreuselberg  
Décors et costumes Rainer Sinell 
Lumières : Peter Hörtner  
Dramaturgie Karin Bohnert

Distribution 

Miss Todd : Anna Agathonos
Laetitia, sa gouvernante : Sophia Keiler
Bob, le clochard : Jeremy Boulton
Miss Pinkerton, l'amie de Miss Todd : Frances Lucey

Orchestre du Staatstheater am Gärtnerplatz

Première : 15 juin 2025 à 15h, Studio Stage
Autres représentations : 17/18 juin et 8/9 Juillet


Sources : e.a. le texte de présentation du théâtre et  Wikipedia [En]

mercredi 4 juin 2025

Opéra de Munich — Cavalleria rusticana / Pagliacci dans une nouvelle mise en scène de Francesco Micheli

Jonas Kaufmann (Canio) et Aylin Pérez (Nedda)


La dernière production conjointe de Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni et Pagliacci de Ruggero Leoncavallo à la Bayerische Staatsoper remonte à 1978.  C'est au bergamasque Francesco Micheli qu'a été confiée la nouvelle production qui vient de connaître sa première ce 22 mai. Micheli, qui fut directeur artistique du festival de la Macerata et du festival Donizetti dans sa ville natale, fait ses débuts au Théâtre national de Munich avec une nouvelle mise en scène du diptyque Cavalleria / Pagliacci . La direction musicale est assurée par Daniele Rustioni, qui fut  de 2021 à 2023 premier chef d'orchestre invité à la Bayerische Staatsoper où il a notamment dirigé Aida,  Don Carlo et Carmen

« L'auteur a cherché à vous dépeindre une tranche de vie. Il a pour maxime que l'artiste est un homme et doit écrire pour les hommes. [...] Vous verrez donc comment les hommes s'aiment vraiment ; vous verrez les tristes fruits de la haine ». Ces mots prononcés dans le prologue de Pagliacci par Tonio énoncent ce qui se trouve au centre de cet opéra : il met en scène la réalité de la vie. Cela vaut pour les deux œuvres qui sont toutes deux considérées comme des œuvres phares exemplaires du vérisme. La constellation de base : une relation est brisée en raison de contraintes sociales et d'implications privées ; une tromperie est soupçonnée et dénoncée ; et le prétendu cocu, incité par le traître, se venge par le sang.

                   E.Buachidze, R.Plowright, Y.Matochkina

Dans Cavalleria rusticana, Turiddu revient au pays après une longue absence et découvre que son ancienne maîtresse Lola est entretemps devenue l'épouse du charretier Alfio. Turiddu se console avec Santuzza. L'ancien amour se rallume cependant. Santuzza, déshonorée et blessée, fait part de ses soupçons à Alfio, qui provoque Turiddu en duel.

Dans Pagliacci, Nedda et son mari Canio, directeur d'une troupe de comédiens, sont au centre de l'action. Nedda ne supporte plus de vivre aux côtés du colérique Canio et se tourne vers Silvio. Tonio, qui fait partie de la troupe, est amoureux de Nedda, mais elle le rejette. Pour se venger, il décide de révéler l'adultère de sa femme à  Canio. La représentation théâtrale fonctionne comme une mise en abyme, la situation de chacun des personnages ressemble à la vie réelle des comédiens : Canio ne parvient plus à faire la différence entre le jeu théâtral et la réalité et tue Nedda et Silvio en pleine scène.

Francesco Micheli et son équipe ont établi une passerelle entre ces deux opéras créés indépendamment l'un de l'autre à deux ans d'intervalle en 1890 et 1892, mais souvent joués ensemble : " Nous voulons construire une seule histoire : l'histoire d'un homme qui a perdu ses racines dans Cavalleria rusticana et qui, dans Pagliacci, tente de rétablir ses liens originels dans une nouvelle communauté, mais échoue misérablement. " Dans la réinterprétation de Micheli, Turiddu n'est pas tué mais prend le chemin de l'exil  et change d'identité, il devient Canio.

Le décor en noir et blanc de Cavalleria rusticana

Francesco Micheli a livré les tenants et les aboutissants de sa mise en scène dans une interview menée par le journaliste et écrivain d'opéra Alberto Mattioli, publiée dans le programme. Il souligne les innovations apportées par le vérisme, un courant qui donna pour la première fois la parole au peuple et aux paysans, surtout du sud du pays, au moment historique où le nouvel État unifié imposa le service militaire, une époque d'émigration massive au cours de laquelle l'attrait des grandes villes et la civilisation moderne bouleversèrent complètement le monde archaïque de la population rurale du sud. Les deux opéras traitent du déracinement et de la perte des repaires, ils se terminent tous deux dans un bain de sang.  Micheli compare sa réécriture à un conte de fées : Turiddu laisse sa fiancée Lola et sa Sicile natale pour aller gagner  l'argent qui lui permettra de l'épouser. Mais le chef de la mafia locale, le " parrain " Alfio, a enlevé Lola de force et l'a violée, ce qui a contraint la jeune femme à un mariage réparateur de son honneur perdu avec son violeur. Turiddu, désespéré, se venge en engrossant Santuzza, la fille de la famille pour laquelle il travaille, et se remet secrètement avec Lola. 

Jonas Kaufmann (Canio)

Francesco Micheli  a modifié la fin de l'histoire, Turiddu n'est pas tué par Alfio, mais disparaît en prenant le train pour Munich. Dans le train, Turiddu rencontre Tonio, lui aussi émigré mais originaire de Vénétie, le pays de la Commedia dell'arte. Tonio a l'idée d'animer les soirées du restaurant italien où travaille son cousin Peppe, qui vit en Bavière, avec des spectacles masqués. Turiddu, qui trouve également un emploi dans le restaurant sous le nouveau nom de Canio et veut en quelque sorte compenser son échec familial, devient l'âme de la troupe de théâtre italienne et remporte un grand succès lors des représentations du soir. C'est là qu'il rencontre Nedda, une migrante turque, avec laquelle il entame une relation amoureuse par laquelle il espère réaliser le rêve de bonheur conjugal qui lui a été refusé avec Lola. Mais la douloureuse épreuve qu'il a subie dans sa première relation ne l'a pas libéré du modèle patriarcal, son mariage avec Nedda est entaché d'une jalousie morbide qui va le conduire à perpétrer un double meurtre. Le modèle social dont il est issu conduit les hommes à être des victimes ou des bourreaux, des rôles interchangeables. 

Wolfgang Koch (Tonio) et Aylin Pérez (Nedda)

Francesco Micheli situe le temps de l'action dans les années 60 d'une Sicile mafieuse et machiste pour Cavalleria rusticana et dans les années 70 à Munich. La transposition de l'action des deux opéras à un siècle de distance peut se comprendre : la misère de la fin du 19ème siècle a provoqué une importante migration des populations du Sud de l'Italie, une même vague migratoire s'est produite après la deuxième guerre mondiale. Pagliacci se déroule dans la capitale bavaroise, dans la modernité d'une ville en plein boom économique et qui attire les migrants, dont une importante communauté italienne. La scénographie rend compte de cette diversité : Cavalleria se déroule dans un décor noir et blanc, avec l'énorme disque du plateau tournant qui descend des cintres et dont le mobilier se déverse sur la scène lorsqu'à la fin du premier opéra le disque est relevé et repose sur sa tranche, symbole d'un monde désuet qui s'écroule. Pourtant, mis à part un char festif et très coloré de mariage porteur d'une grande trinacrie, on ne retrouve que peu de couleur locale dans les décors. Un wagon de chemin de fer est tracté sur scène, qui annonce son origine et sa destination, Palermo-München, bientôt rejoint par deux autres wagons. Les trois wagons correspondent aux trois lieux de l'action de Pagliacci : la scène d'un théâtre ambulant, un restaurant italien et le bureau de Silvio. Au noir et blanc ont succédé les couleurs du technicolor typique des années 70. Une des scènes les plus animées et les plus réussies donne à voir une partie de foot qui oppose l'Allemagne à l'Italie (la demi-finale de la coupe du monde de 1970) avec les choeurs pris dans une mouvement habilement chorégraphié qui donne l'impression d'une foule prise dans un immense mouvement. Les scènes de foule, avec le choeur de l'opéra gonflé par la joyeuse présence de 40 enfants du choeur d'enfants, ont été soigneusement millimétrées et constituent un des effets les plus réussis de la soirée.

Le ténor russe Ivan Gyngazov fait des débuts remarqués et très applaudis à la Bayerische Staatsoper dans le rôle de Turiddu. La mezzo-soprano russe Yulia Matochkina, bien connue du public munichois, interprète Santuzza avec une énorme présence scénique et un volume sonore qui compense un italien peu compréhensible. Wolfgang Koch interprète avec le talent qu'on lui connaît les rôles d'Alfio (Cavalleria rusticana) et de Tonio (Pagliacci). La mezzo-soprano Rosalind Plowright, qui a chanté dans les plus grandes maisons d'opéra du monde entier, participe pour la première fois à une nouvelle production de l'Opéra d'État de Bavière dans le rôle de Mamma Lucia. Dans le rôle de Nedda, on a pu entendre Aylin Pérez, qui a déjà pu fêter des succès dans quelques productions de l'Opéra d'État de Bavière. Coqueluche du public et dûment célébré, Jonas Kaufmann revient en Canio, un personnage auquel il apporte la sombre chaleur tragique de son célèbre instrument. Aux applaudissements enthousiastes pour le travail des chanteurs, de l'orchestre et des choeurs, les rappels furent nombreux.

Distribution du 1er juin 2025

Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Francesco Micheli
Scénographie Edoardo Sanchi
Costumes Daniela Cernigliaro
Chorégraphie Mattia Agatiello
Lumières Alessandro Carletti
Chœur Christoph Heil
Chœur d'enfants Kamila Akhmedjanova
Dramaturgie Alberto Mattioli / Malte Krasting

Cavalleria rusticana

Santuzza Yulia Matochkina
Turiddu Ivan Gyngazov
Lucia Rosalind Plowright
Alfio Wolfgang Koch
Lola Ekaterine Buachidze

Pagliacci

Nedda Ailyn Pérez
Canio Jonas Kaufmann
Tonio Wolfgang Koch
Peppe Granit Musliu
Silvio Thomas Mole
Deux paysans Christian Rieger et Zachary Rioux

Orchestre national de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière
Chœur d'enfants de l'Opéra d'État de Bavière

Crédit photographique © Geoffroy Schied

Radiodiffusion

BR-Klassik (la chaîne de la radio bavaroise) a effectué un enregistrement audio de la première. Il est actuellement encore disponible à l'écoute via https://www.br-klassik.de/programm/radio/ausstrahlung-3762894.html.

lundi 2 juin 2025

Cavalleria rusticana et Pagliacci — Extraits de la presse française à l'époque de leur création

Les deux opéras, créés respectivement à Rome en mai 1890 pour le premier et à Milan en 1892 pour le second, appartiennent tous deux aux genre vériste. Tous deux furent promus par l'éditeur Eduardo Sonzogno dans des circonstances que la presse française a commentées dans ses colonnes. Voici quelques comptes-rendus contemporains de la création des deux opéras.

Mai 1890 — Création de Cavalleria rusticana au Teatro Costanzi de Rome

Le Figaro, repris par Istanboul (4 juin 1890)

PIETRO MASCAGNI. 

    Le correspondant du Figaro à Rome lui adresse la correspondance suivante que nous reproduisons à l’intention de ceux qui soutiennent que le Génie de la musique a déserté son berceau, c’est-à-dire l’Italie. 
    L’Italie est tout à la joie de savoir qu’il lui est né un compositeur de grand talent, d’aucuns disent même déjà de génie. 
    Comme on le sait, M. Sonzogno, l’infatigable éditeur, a pour ainsi dire le monopole des ouvrages français que l’on chante en Italie. Non content d’exploiter ce répertoire avec intelligence et profit, M. Sonzogno, faisant un noble usage de sa grande fortune, a voulu contribuer au réveil de l’art national italien. Persuadé que toute inspiration ne pouvait pas être morte au pays de Donizetti, de Bellini, de Rossini et de Verdi, le propriétaire du Secolo a institué un concours pour un opéra en un acte, entre les jeunes compositeurs italiens, avec promesse de faire représenter les trois meilleurs ouvrages — ou du moins jugés tels par un jury spécial offrant les plus grandes garanties d’impartialité et de compétence.        Un de ces trois ouvrages a déjà été joué avec succès. Cette semaine c’était le tour de Cavalleria Rusticana. 
    —Ne manquez pas d’assister à cette représentation ! me dit M. Sonzogno, avec l’accent d’une profonde conviction. Vous verrez que nous avons trouvé notre Bizet ! 
    Je fus exact au rendez-vous, et j’eus bientôt la preuve que M. Sonzogno ne s’était pas trompé. Aussitôt après l’ouverture, — morceau symphonique plein d’originalité, d’un caractère superbe, et dans lequel la mélodie coule à longs flots, — toute la salle a éclaté en bravos enthousiastes. 
    — L’auteur!... L’auteur! criait-on de toute part. 
   Mais quel ne fut pas l’étonnement des spectateurs, en voyant arriver sur la scène un jeune homme imberbe, timide, gauche à l’excès, plus que modestement vêtu !... — À cette vue, les applaudissements ont redoublé d’intensité. Et la Reine [Margherita Teresa Giovanna di Savoia-Genova, principessa di Savoia] donnait elle-même le signal des bravos les plus énergiques. 
    Celui qui était l’objet de ces chaleureuses ovations se nomme Pietro Mascagni. Il est né à Livourne, d’une famille pauvre. Envoyé à Milan pour y faire ses études musicales, il travailla dix-huit mois environ sous la direction de Ponchielli, au Conservatoire. Puis, comme il fallait gagner sa vie, il accepta d’aller diriger des opérettes, pendant deux ou trois ans, dans de petits théâtres de province. Entre temps, tourmenté de plus nobles ambitions, notre jeune musicien piochait avec ardeur le contre-point, la composition ; et, pour connaître plus à fond les ressources de l’orchestre, il jouait personnellement du violon, du violoncelle, de la contrebasse... et de bien d’autres instruments encore. 
    Quelque temps après, nous le retrouvons à Cerignola, province de Foggia, comme directeur de la Société philharmonique, aux modiques appointements de cent francs par mois. Et avec cela marié, père de deux enfants !... 
    Ainsi vivait — si l’on peut appeler cela vivre — le jeune Pietro Mascagni, quand il reçut le livret de Cavalleria Rusticana. Cinquante jours lui ont suffi pour en écrire la musique, tout en continuant à donner sept heures de leçons, journellement, aux élèves de la Philharmonique de Cepignola ! Et cette partition, il l’a écrite sans le secours d’un piano, ni même d’un métronome. Aussi, il faut l’entendre naïvement avouer combien grande était son inquiétude quand il fut mandé à Rome pour y exécuter son ouvrage devant le jury. 
   — Je tremblais de tous mes membres, dit-il, en arrivant là sans la moindre recommandation, complètement inconnu, et ne sachant pas quel effet mes compositions produiraient au piano. 
    Les membres du jury pourraient, à leur tour, convenir qu’ils furent étrangement impressionnés, au premier abord, par ce grand garçon à la figure de séminariste, dégingandé à la façon d’un collégien qui n’aurait pas encore entièrement fini sa croissance. 
     J’ai dit l’effet produit sur le public par l’ouverture de Cavalleria Rusticana ; le reste de l’ouvrage se maintient à çette hauteur. C’est une musique empoignante, essentiellement dramatique, où se révèle déjà un maître à l'imagination puissante et riche d’inspirations mélodiques. Le succès a été prodigieux. 
    Voilà quatre fois qu’on donne Cavalleria Rusticana, et les ovations ont été non moins enthousiastes que le premier jour. à chaque représentation, l’auteur est plusieurs fois rappelé par un public en délire. L’autre soir, après cinq rappels consécutifs, le pauvre garçon s’est évanoui, en proie à une indicible émotion.
    Pourvu qu'il ne se laisse pas griser par ces triomphes inattendus ! Les admirateurs de M. Pietro Mascagni saluent en lui, un peu prématurément peut-être, l'héritier des gloires de Verdi ; et complaisamment ils font remarquer que le jeune compositeur a vingt-six ans, tout juste l'âge qu'avait le futur auteur d'Aïda quand il écrivit son premier ouvrage.


Le Ménestrel du 13 juillet 1890

— Le jeune Pietro Mascagni continue d'être le héros du jour en Italie. Nous allons emprunter au compte rendu du concours Sonzogno, publié par le Teatro illustrato, quelques renseignements sur ce jeune artiste, qu'on ne lira pas sans quelque intérêt. 
    M. Pietro Mascagni est le fils d'un boulanger de Livourne; il rencontra d'énormes difficultés dans son dessein de se consacrera la musique, et après avoir reçu à Livourne des leçons de MM. Pratesi et Soffredini, il devint élève de M. Saladino au Conservatoire de Milan, où il resta deux ans, grâce à l'aide matérielle du comte de Larderai, mais sans cependant finir le cours régulier de ses études. Il parcourut alors diverses villes comme chef d'orchestre de plusieurs compagnies d'opérette qui se disloquaient l'une après l'autre, jusqu'à ce que, il y a trois ans, il acceptât les fonctions de chef de la Société philharmonique de Gerignola, petite ville située entre Foggia et Bari. Ayant eu connaissance du concours Sonzogno seulement deux mois avant le terme fixé pour celui-ci, il résolut pourtant de tenter l'épreuve, et obtint de deux de ses amis de Livourne le livret de Cavalleria rusticana, modelé sur le drame bien connu de Verga. Ce livret lui parvenait petit à petit, par menues rations de quelques vers qui lui étaient adressés sur cartes postales. Quant à la partition, elle fut écrite sans l'aide d'un piano, que le compositeur ne possédait pas, et elle arriva au concours l'une des dernières, le jour même fixé comme dernière limite aux envois. Cette partition produisit sur le jury une impression extraordinaire, cette impression ne fit que s'accroître encore à l'audition de l'orchestre, et l'on sait enfin que l'œuvre obtint auprès du public un succès de véritable enthousiasme. Depuis un mois on la traite à Rome de chef-d'œuvre. Nous ne saurions dire ici ce qu'il en faut penser, mais il n'est pas inutile de rapporter ce mot d'un des membres du jury et assurément des plus qualifiés, M. Giovanni Sgambati, qui s'écriait, en parlant de la partition de M. Mascagni: « Toute discussion est impossible à propos de cette musique, qui fascine et qui émeut. » En réalité, il semble bien qu'un musicien nouveau est né à l'Italie, et que son avenir est assuré.

Alfio menace Turiddu. Source : Gallica

Il pensiero di Nizza [traduction], le 25 mai 1890

Un triomphe retentissant. 

    À Rome, on ne parle plus de tripartite ; on ne parle plus d'alliances, ni de crises ministérielles ; depuis une semaine, la politique est interdite à Rome. Dans la capitale de l'Italie, plus de désordre ; tous les esprits sont animés du même enthousiasme pour un jeune homme qui s'est soudain révélé être un grand maître, dans une œuvre magistrale qui suscite l'admiration unanime de tous les Italiens. 
   « Nous avons le maître », s'exclame la Riforma, « et nous avons le mélodrame. Nous avons le mélodrame, parce que cette Cavalleria rusticana est le fruit d'une conception sûre, complète, parfaitement organique ; nous avons le maître, parce que de son œuvre émane une conscience, une volonté, un naturel que seuls possèdent les prédestinés. 
    « Certes, le pressentiment de tout un public, des amateurs et des maîtres de l'art, n'est pas trompé, puisque la justesse du jugement favorable, du jugement enthousiaste, est déjà incontestablement prouvée par ce premier échantillon. » 
    Il n'y a qu'une seule note dans tous les journaux de Rome et d'Italie, la note de l'admiration la plus pure, la plus sincère, la plus enthousiaste. L'opéra à succès s'intitule Cavalleria rusticana, et est tiré d'une œuvre de Verga, qu'une troupe italienne a également jouée à Nice. Voici comment le marquis d'Arcais en parle dans son Opinione : 

    " À la fin de l'opéra, Mascagni et les excellents artistes qui l'avaient chanté reçurent l'une des ovations les plus impressionnantes dont je me souvienne. La Reine venue l'interpréter applaudit, les dames dans les loges applaudirent aussi ; et dans les parterres et les gradins, les spectateurs se levèrent, avec des cris enthousiastes, décernant les honneurs du triomphe à Cavalleria rusticana. J'ai rarement vu une telle unanimité dans le public. Ce fut un cri d'admiration général.
L'opéra commence par un prélude entrecoupé d'une sérénade sicilienne, que Turiddu chante, comme je l'ai déjà dit, rideau baissé. Il reprend de belles phrases du duo dramatique de Tariddu avec Santuzza.           C'est une pièce originale, à la forme rapide, orchestrée avec des effets orchestraux vraiment étranges. Nous voulions la réentendre. Nous avons aimé le chœur des paysans, lui aussi orchestré de façon étrange. J'aime moins le chant d'Alfio ; c'est peut-être le pire morceau. Mais la musique reprend immédiatement avec le magnifique choral, qui se conclut par une pièce concertante pleine de vigueur.       C'est ici que se trouve l'une des plus belles pages de l'opéra : l'histoire de Santuzza, où la musique épouse si étroitement les paroles et où la force de la passion est telle que le public, à plusieurs reprises, n'a pu contenir son émotion, même au prix d'interrompre la pièce. La beauté de ce récit est même surpassée par celle du duo de Santuzza avec Taridddu. Rarement la musique a trouvé des accents aussi chaleureux ; rarement le drame a été exprimé musicalement avec une telle puissance. 
    Au milieu de ce duo si dramatique, une idée digne d'un artiste de génie : le stornello [refrain populaire de trois vers, généralement sur un thème amoureux] de Lola vient interrompre la conversation de Santuzza avec son ancien amant. Et lorsque Lola s'en va, la flûte de l'orchestre, accompagnée de quelques pizzicatos, reprend le stornello, qui prend ainsi un caractère d'ironie méprisante. Voilà un coup de pinceau d'un grand maître. Et on en trouve plusieurs dans Cavalleria rusticana. Le duo entre Santuzza et Alfio est de moindre valeur ; il pourrait peut-être être raccourci. L'intermezzo symphonique qui suit est une pièce magistrale d'un effet prodigieux. 
    Une phrase grandiose est jouée par les violons, accompagnée par l'orchestre et les harpes. L'effet est irrésistible ; ce morceau aussi était souhaité être repris. De ce point jusqu’à la fin, l’œuvre progresse avec un crescendo continu de beauté de premier ordre et d’émotion intense.
    Les prières des paysans à leur sortie de l'église sont d'une douceur et d'une délicatesse exquises. Le toast de Turiddu (également répété) est vif et brillant, sans trivialité. Vient ensuite la scène du défi, et la musique prend des tons terribles. Les mots que Turiddu adresse à Alfio, l'adieu à sa mère, comptent parmi les plus belles inspirations de l'opéra. Et la scène du meurtre, et le rugissement du chœur qui accompagne le cri : Ils ont tué Turiddu, repris par le cri déchirant de Santuzza, clôturent ce chef-d'œuvre d'une manière insurpassable. 
   D'Arcais ajoute que Mascagni possède une veine mélodique extrêmement abondante ; tout est spontané et spontané dans sa musique ; aucune réminiscence, et souvent un caractère original et franchement personnel. L'auteur de Cavalleria rusticana a la note puissamment dramatique, la note élégiaque, la note gaie et brillante. La palette instrumentale est très riche. 
     "Au cri déchirant par lequel se termine Cavalleria Rusticana — écrit Fracassa — « Ils ont tué compar Turiddu », le public répondit par un autre cri : « Nous avons découvert Maestro Mascagni ! »                        Sgambati — un maestro au sens le plus élevé du terme — quittant la répétition générale de l’opéra, dit à d’Arcais : « Cette musique n’est pas sujette à discussion ; c’est une musique qui fascine et qui émeut. »
    La Tribuna écrit : « La deuxième représentation de Cavalleria rusticana a confirmé avec éclat et solennité le succès de la première. Le Costanzi était bondé hier soir comme on en voit rarement. » « Un spectacle public noble et magnifique qui démontre combien sont absurdes et fausses les théories que les impuissants s'empressent de développer contre le public italien, car celui-ci est sans égal lorsqu'il s'agit d'accueillir et d'encourager les véritables manifestations artistiques. » « Le fait est que ces manifestations artistiques sont bel et bien vraies. Lorsque le Maestro Mugnone a levé sa baguette pour commencer, dans la grande salle, ce fut comme une attente religieuse, une vibration électrique d'enthousiasme, un frisson de sympathie touchante. On pouvait voir, on pouvait sentir que chacun de ces spectateurs ardents avait une branche de palmier à la main et un cri d'hosanna au cœur, à lancer au moment opportun dans la gloire au jeune maestro triomphant. Et ces moments ne tardèrent pas à arriver. Du prélude à la fin, sans interruption, on pourrait dire qu'il n'y eut que des acclamations. » Et l'enthousiasme ne venait pas seulement du public, mais aussi des artistes sur scène, et même des chefs d'orchestre. « Les artistes ont saisi le jeune maestro dans les coulisses et l'ont amené sous les projecteurs, souriant et joyeux, tandis que les chefs d'orchestre posaient leurs instruments et se levaient, émus, pour battre des mains et lancer des hourras affectueux. « J'espère, pour le bonheur de l'art italien, que de nombreux triomphes accompagneront le maestro Mascagni sur le chemin qu'il a si courageusement emprunté. Mais aucun triomphe, je crois, ne lui sera plus cher, plus doux et plus agréable que celui d'hier soir. » « Le public s'est laissé aller à la joie des applaudissements sans retenue, certain que ses encouragements porteraient d'excellents fruits. »


PAGLIACCI

Le Ménestrel Juin 1892

— Allons-nous voir se renouveler les prodiges et les fureurs de Cavalleria rusticana ? On le croirait presque. Nous avons annoncé l'apparition, au théâtre Dal Verme de Milan, d'un opéra en un acte, i Pagliacci, paroles et musique de M. Riccardo Leoncavallo. Mais la première représentation, qui avait constaté un succès très vif et très honorable, menaçait de n'avoir pas de lendemain, malgré la présence de M. Maurel parmi les interprètes, malgré trois morceaux bissés, malgré vingt et un rappels au compositeur. En effet, la seconde, affichée, et qui avait attiré la foule, ne pouvait avoir lieu, parce que l'orchestre et les choeurs, impayés de leur dernière semaine, refusaient leur office si on ne leur donnait point d'argent. Si bien que malgré la présence d'un public énorme, le spectacle n'eut pas lieu. C'est alors que M. Sonzogno, dit la providence des compositeurs, arriva comme un Deus ex machina. M. Sonzogno reprit la suite des affaires du Dal Verme, et donna six autres représentations à i Pagliacci  qui obtinrent un succès fou, si bien qu'à la dernière, après avoir rappelé trente fois déjà l'auteur, le public, à l'issue de la pièce, resta pendant dix minutes dans la salle, l'acclamant encore, le redemandant, et réclamant de nouvelles représentations de l'ouvrage, dont, cette fois, trois morceaux avaient été bissés et un trissé. Les choses en sont là. 
    — Qu'est-ce donc que ce rival inattendu que M. Mascagni semble devoir trouver devant lui ? M. Riccardo Leoncavallo, hier inconnu, aujourd'hui en passe devenir célèbre, est un jeune homme de trente-deux ans environ, né à Naples, où il a fait ses études au Conservatoire, ayant pour professeurs M. Beniamino Cesi pour le piano, M. Ruta pour l'harmonie et Lauro Bossi pour la composition. À dix-sept ans il obtenait son diplôme de sortie. Il avait à peine vingt ans qu'il écrivait les paroles et la musique de son premier opéra, Chatterton— car il est de ceux qui croient que le musicien doit être absolument son propre librettiste. Il ne put réussir à faire jouer celui-ci. Il se mit alors à voyager en donnant des leçons, alla successivement à Rome, à Florence, à Venise, puis agrandit son horizon, et visita l'Allemagne, l'Angleterre et la France. Il a de hautes visées, et a conçu un projet grandiose : celui de réduire en une vaste trilogie toute la Renaissance italienne, s'attaquant ainsi à une sorte de poème épique musical. Pour cela, il s'est mis à étudier la littérature et l'histoire ; « aujourd'hui, dit un journal italien, il est devenu un bon poète, qui sait interpréter Dante et Shakespeare en même temps que Rossini et Wagner. » En fait, il a déjà terminé, paraît-il, la première partie de cette trilogie ? Il aura pour titre les Médicis. Voilà ce que nous savons, à l'heure preste, de M. Riccardo Leoncavallo. Est-ce un grand homme qui s'annonce. Chi lo sà ? En tout cas, le. succès de son petit opéra i Pagliacci l'a mis en évidence, il a pour mécène et pour protecteur M. Edouard Sonzogno, et il a toutes les chances pour arriver. L'avenir se chargera de nous le faire connaître plus intimement.

1893 Revue de famille

    Pagliacci est un drame lyrique dont la donnée est celle-ci. Une troupe de saltimbanques arrive dans un village de Calabre pour y donner des représentations.
    Le bouffon de la troupe, amoureux éconduit de la femme du Paillasse, surprend celle-ci au moment où elle donne rendez-vous à son amant, le jeune Silvio. Pour se venger, il s'en va tout conter au mari qui arrive trop tard pour voir qui est le séducteur de sa femme, mais assez tôt pour entendre celle-ci lui donner un rendez-vous. Il veut la tuer, mais il est désarmé et se prépare à la représentation. Il se trouve que les amours de Colombine et d'Arlequin, qui trompent Paillasse, reproduisent en bouffonnerie tous les incidents de sa mésaventure, et le malheureux mari, oubliant qu'il joue la comédie et ne se souvenant que de son malheur, prend son rôle au sérieux et tue sa femme devant les spectateurs épouvantés. L'un d'eux, cependant, voyant tomber Colombine, s'élance pour la protéger ; mais Paillasse l'a vu. Il a deviné en lui le séducteur et il l'étend mort à ses pieds d'un coup de couteau en s'écriant : La Commedia è finita.
    Sur ce livret dont il est l'auteur, M. Leoncavallo a écrit une partition d'un très grand mérite, où l'on trouve la science musicale la plus grande, réunie à l'inspiration la plus heureuse. La musique suit et explique le scénario auquel elle s'adapte merveilleusement, dont elle rend les sentiments, dont elle complète l'expression. Le premier acte, qui finit sur le sublime cri de douleur de Paillasse, obligé de faire rire les autres alors qu'il a la mort dans l'âme, est traité dans la manière allemande ou wagnérienne ; le second acte, au contraire, est écrit dans une verve plus mélodique, plus italienne en un mot, et c'est peut-être celui que le public a préféré. Il a semblé mieux venu, mieux inspiré que le premier. Mais l'un et l'autre sont fort beaux et Pagliacci est une œuvre très remarquable, de même que M. Leoncavallo est, dès à présent, placé par cet ouvrage au premier rang des jeunes compositeurs italiens contemporains.

© Geoffroy Schied

Et aujourd'hui à Munich

Mai 2025. L'opéra de Munich vient de jouer la première d'une nouvelle production du diptyque Cavalleria rusticana / Pagliacci. La mise en scène a été confiée à Francesco Micheli qui fait ses débuts à la Bayerische Staatsoper. Daniele Rustioni est au pupitre. Jonas Kaufmann chante le Bajazzo.

BR-Klassik (la chaîne de la radio bavaroise) a effectué un enregistrement audio de la première. Il est actuellement disponible à l'écoute via https://www.br-klassik.de/programm/radio/ausstrahlung-3762894.html

Giulio Cesare in Egitto de Haendel dans une mise en scène de Calixto Bieito au Liceu de Barcelone

 

Le Théâtre du Liceu à Barcelone présente en coproduction avec le Théâtre national des Pays-Bas Giulio Cesare de Haendel dans une mise en scène de Calixto Bieito et une distribution en partie différente. La direction d'orchestre a été confiée au claveciniste et chef d'orchestre William Christie, un éminent spécialiste de la musique baroque. Un orchestre mixte a été composé pour la circonstance avec des instrumentistes de l'orchestre du Liceu et des musiciens baroques invités, dont quatre membres des Arts florissants. Leur expertise et leurs conseils ont permis de transformer avec succès l'orchestre barcelonais en un  orchestre baroque. William Christie s'est déclaré plus que satisfait du travail de cet orchestre recomposé : « Nous étions tous inquiets, mais nous n'avions pas besoin de l'être. C'est un miracle. Il faut savoir que l'orchestre baroque du Liceu est né et c'est une étape impressionnante »

William Christie

À Barcelone comme à Amsterdam, la mise en scène de Calixto Bieito a été très diversement accueillie. Fait étonnant, le metteur en scène s'est déchargé des répétitions sur trois de ses assistantes et n'a pas cru devoir y assister ni même se présenter aux salutations, ce qui fait qu'on ne put en salle enregistrer les réactions du public interloqué par cette curieuse absence lors d'un soir de première. 

Bieito n'aborde pas cet opéra comme un document historique mais en déplace l'action dans un présent aux contours incertains, il s'est surtout intéressé à explorer des composantes de la nature humaine,  spécialement  la dimension toxique de l'obsession du pouvoir. Ce choix correspond bien à la vocation de l'opéra seria du 18ème siècle qui cherchait dans les événements passés et les récits mythologiques un modèle de conduite, un guide moral qui montrerait les vertus et les défauts du caractère humain. L'intérêt du librettiste Nicola Francesco Haym, qui a adapté une version antérieure de 1676 écrite par Giacomo Francesco Bussani pour un opéra d'Antonio Sartorio, n'était pas tant de reconstruire une intrigue que de réfléchir sur le pouvoir : l’argument principal s’articule autour des luttes de pouvoir émaillées de trahison. Il y a un verbe qui revient constamment dans le livret et que partagent plusieurs personnages de l’opéra : "gouverner."

Tolomeo Cameron Shahbazi (Tolomeo), Teresa Iervolino (Cornelia)
et 
 José Antonio López 
 (Achilla)

La scénographie de Rebecca Ringst installe sur la scène un grand parallélépipède rectangle, un pavé droit métallique aux parois de tôles perforées d'une multitude de petites ouvertures resserrées. Ces surfaces permettent selon l'éclairage de distinguer l'intérieur du pavé, comportant notamment un escalier qui donne accès à la face supérieure, ou de servir d'espace pour diverses projections. Ce décor minimaliste permet de mettre en valeur la dramaturgie : dans les premières scènes, Calixto Bieito s'attache à dessiner les contours des personnages présentés comme des archétypes de leurs conflits moraux. Bientôt on verra le pavé s'élever sur sa tranche postérieure au moyen de deux puissants vérins hydrauliques qui lui donne une remarquable inclinaison sous forme de  pente. Il ressemblera alors au bâtiment futuriste qui l'a inspiré : l'imposant pavillon de l'Arabie Saoudite de l'Exposition internationale de Dubaï en 2020,  le deuxième en importance d'un ensemble érigé dans une zone désertique de l'émirat. Le pavillon avait remporté le prix d'honneur dans la catégorie du meilleur design extérieur et du meilleur affichage, grâce notamment à son immense miroir à écran numérique interactif (plus de 1 240 mètres carrés).  L'écran miroir du pavillon  saoudien présentait les innovations du pays et son originalité. Les projections sur le parallélépipède incliné de Barcelone évoquent ici l'Égypte ancienne en recevant l'impression d'un texte défilant rédigé en hiéroglyphes, qui rappellent les calligraphies géantes d'un texte coranique sur une des faces du pavillon saoudien,  elles expriment là la sensualité et la lubricité des protagonistes  avec un gros plan sur des lèvres rouges et des yeux maquillés, donnent à voir une plage et les vagues déferlantes de la mer, un ciel bleu et blanc ou une nuit au clair de multiples lunes. La structure flexible du pavé incliné permet le jeu complexe du positionnement des personnages qui parfois montent l'escalier pour accéder au toit, ils sont alors pourvus d'un baudrier de sécurité. Ainsi de Sesto qui se servira ensuite de son baudrier pour assassiner Tolomeo, de Giulio Cesare ou de Cleopatra qui laissera pendre son abondante chevelure cachée sous un voile en début de spectacle.



L'obsession du pouvoir ne s'encombre d'aucun scrupule. Ainsi, d'entrée de jeu, du meurtre de Pompée et de sa décapitation. Calixto Bieito s'empare de la tête coupée offerte par Ptolémée à César et en fait un objet central de sa mise en scène : on voit Achilla apporter la tête dans un sac en plastique comme le ferait une ménagère au sortir de ses courses. Il en sort une espèce de balle ensanglantée et de la charpie rouge. Cette exposition et la manipulation de la tête et des déchets sanglants par les protagonistes vont bien au-delà de leur mention dans le livret, elles semblent être aussi utilisées à des fins de provocation. Les provocations vont ensuite se succéder comme autant de gloses du texte du livret. Ainsi verra-t-on se profiler une relation incestueuse entre Cornelia et son fils Sesto, — est-ce là la conséquence de la douleur d'avoir perdu un mari et un père encore renforcée par l'horreur de son exécution ? Cette relation deviendra plus tard cannibale lorsqu'on verra Cornelia mordre à pleines dents dans le bras de Sesto. Cette femme qui a tout perdu éprouve-t-elle pour son fils un amour dévorant ? Le personnage de Ptolémée reçoit un traitement conforme à sa réputation d'être efféminé entouré de beaux hommes musclés dans une scène de partouze homosexuelle. À la fin de l'opéra, pour le lieto fine, Cesare et Cleopatra défont l'emballage de somptueux cadeaux : ils se sont mutuellement offerts des trônes, qui ne sont autre que des cuvettes de toilettes en or massif. Ces cuvettes sont aussitôt désirées par les autres survivants et la tableau final aligne pas moins de 7 cuvettes en or. Cela rappelle peut-être  l'installation America de l'artiste Maurizio Cattelan au Musée Guggenheim de New York, que le musée présentait comme « un clin d'œil aux excès du marché de l'art, mais évoque également le rêve américain de la chance pour tous ». Une anecdote savoureuse relate que lors de son premier mandat, un président américain très porté sur l'or massif aurait en 2018 demandé au Guggenheim le prêt d'un Van Gogh pour décorer les appartements privés de la Maison Blanche. Il se serait vu opposer un refus, mais le musée lui aurait ironiquement proposé en échange le prêt du wc en or massif.  Le costume bleu et la cravate rouge de Giulio Cesare pourraient bien pointer dans la même direction.

Les chanteurs et les chanteuses sont vêtus d'innombrables vêtements haute-couture dessinés par Ingo Krügler qui exigent de nombreux changements de costumes. Ainsi de Cleopatra qui apparaît dans une élégante longue robe bleue, les cheveux couverts par un hijab. On la verra ensuite en robe rouge, puis dans un peignoir de plage turquoise, puis en maillot de bain pour des scènes balnéaires. Et, pour la scène finale, dans une tenue moulante noir et or. 

Julie Fuchs (Cleopatra) et Xavier Sabata (Cesare)

Trois chanteurs de la production d'Amsterdam sont présents sur la scène catalane  : la mezzo-soprano italienne Teresa Iervolino (Cornelia), le contre-ténor perso-canadien Cameron Shahbazi (Tolomeo) et la soprano française Julie Fuchs (Cleopatra). Cet excellent trio expérimenté donne le meilleur de la soirée. C'est dans le rôle de Cornelia que Teresa Iervolino avait abordé le répertoire baroque à Toulon, auquel avait suivi celui d'Holopherne à la Fenice. Dotée d'une voix profonde et chaleureuse, elle incarne son rôle avec force et énergie et lui apporte une présence scénique imposante. La mezzo-soprano Helen Charlston donne un Sesto étourdissant avec parfois des accents de contre-ténor. Sa composition de ce rôle en pantalon est confondante de véracité, on croit voir et entendre un jeune homme accablé et furieux pris dans un maelstrom de sentiments. Seul bémol, la mise en scène lui rend son aspect féminin lors de sa dernière scène, un peu comme un travesti qui ôte sa perruque en fin de numéro, mais ici cela dessert le propos. Cameron Shahbazi  incarne un superbe Tolomeo, sensuel, féminin, félin et rusé. Giulio Cesare est chanté par le contre-ténor barcelonais Xavier Sabata, un enfant du pays très apprécié par le public catalan. Homme de prestance avantageuse et de stature bien campée, il donne une composition très énergique de son personnage, mais n'a hélas ni la puissance ni la projection requises pour la grande salle du Liceu et reste vocalement en retrait du rôle. Curieusement, il porte la barbe, une pilosité que les Romains associaient à des cultures orientales décadentes. La Cleopatra de la soprano française Julie Fuchs constitue le plus grand bonheur de la soirée, elle sera longuement ovationnée par un public enthousiaste et totalement conquis par la technique pointue et la performance hors-norme de cette très grande chanteuse dont la prestation tout en souplesse est remarquable par le contrôle du souffle et une interprétation très naturelle et authentique. Un talent qui combine la justesse du geste, l'audace et l'énergie, la beauté du phrasé et la puissance de la projection. Les rôles secondaires, l'Achilla du baryton espagnol José Antonio López, le Nireno du contre-ténor barcelonais Alberto Miguelez Rouco et le Curio du baryton  espagnol Jan Antem sont de belle façon. 

Helen Charlston (Sesto)

Production et distribution

Mise en scène Calixto Bieito

Direction d'orchestre William Christie

Assistants à la direction musicale Emmanuel Resche-Caserta et Florian Carré
Scénographie Rebecca Ringst
Costumes Ingo Kruegler
Lumières Michael Bauer
Vidéo Sarah Derendinger
Dramaturgie Bettina Auer
Production Gran Teatre del Liceu et Dutch National Opera
Orchestre symphonique du Gran Teatre del Liceu

Giulio Cesare  Xavier Sabata contre-ténor
Cornelia Teresa Iervolino mezzo-soprano
Sesto Helen Charlston mezzo-soprano
Cleopatra Julie Fuchs soprano
Tolomeo Cameron Shahbazi contre-ténor
Achilla José Antonio López baryton
Nireno Alberto Miguelez Rouco contre-ténor
Curio Jan Antem baryton

Crédit photographique © David Ruanoi

lundi 26 mai 2025

Anna Teresa De Keersmaeker revient au Mercat de les Flors de Barcelone avec EXIT ABOVE


Le Mercat de les Flors (Marché des Fleurs) est un théâtre municipal de Barcelone qui vint s'installer  en 1983 dans le Palais de l'Agriculture, bâti à l'intention de l'Exposition Internationale de 1929 à Montjuic. Il a ensuite hébergé le marché central de fleurs, d'où son nom actuel. Depuis 1983, le Mercat de las Flors est devenu un espace de référence des arts scéniques à Barcelone. La compagnie ROSAS d'Ana Teresa Dekeersmaeker, une habituée des lieux très appréciée du public de la capitale catalane, y est revenue en cette fin du mois de mai pour y présenter deux spectacles, EXIT ABOVE after the Tempest et Il Cimento dell'Armonia e dell'InvenzioneEXIT ABOVE, un spectacle accompagné musicalement par la jeune chanteuse compositrice Meskerem Mees et le guitariste Jean-Marie Aerts avait connu sa première il y a deux ans au Théâtre National Wallonie-Bruxelles.

EXIT ABOVE, d'après la Tempête de Shakespeare, s'inscrit dans la continuité des projets chorégraphiques qu'Anna Teresa De Keersmaeker et sa compagnie Rosas, fondée en 1983, une démarche initiée dès Fast, Four Movements to the Music of Steve Reich, sa première pièce dans laquelle elle déployait déjà une exploration rigoureuse du mouvement articulé dans sa relation avec la musique. Alors comme aujourd'hui, la chorégraphe se montre fascinée par une conception du mouvement et de la danse qui s'inscrit en relation avec la géométrie qui devient un élément essentiel d'une création rigoureuse, quasi millimétrée. Comme dans des créations précédentes, le sol de la scène est couvert de figures géométriques aux harmonies complexes, qui déterminent tout autant l'art du mouvement que la musique et le langage.


Au commencement était la marche. Mouvement primaire et essentiel, la marche rencontre la musique et la géométrie. EXIT ABOVE interroge la marche erratique d'un groupe désarmé qui vient de connaître le traumatisme d'une tempête magistralement mise en scène au moyen d'une large toile de fin plastique qui descend des cintres et se voit follement animée par la soufflerie d'un grand ventilateur.  Un jeu de sons et de lumières qui s'empare du corps d'un danseur de break dance qui fait en entrée de spectacle la démonstration d'un superbe talent.  La chorégraphie examine  ensuite longuement la traversée de l'espace-temps par un groupe de personnes dont les mouvements incarnent les pensées et le monde intérieur. Elle donne à voir l'intériorité des personnes tant sur le plan collectif que sur le plan individuel.


Le spectacle est né de la rencontre de la chorégraphe avec le travail du guitariste belge et producteur musical  Jean-Marie Aerts, décédé l'an dernier, qui s'était fait connaître comme membre du groupe TC Matic. Anna Teresa De Keersmaeker, dont les créations sur base de musique classique sont bien connues, s'est aussi intéressée à la musique pop, une musique souvent faite pour danser et qui nécessite une voix qui communique, que la chorégraphe a trouvée en la personne d'une jeune chanteuse de talent née en 1999,  l'auteure-compositrice-interprète Meskerem Mees. Le trio a crée une structure basée sur le blues, en utilisant des rythmes et des battements par minute pour diviser les différents tempos.  Les textes se sont inspirés de la Tempête de Shakespeare. Très vite, la chanteuse a exprimé son souhait de participer à la danse, une discipline qu'elle n'avait jamais pratiquée auparavant et dont elle a voulu relever le défi. 


Anna Teresa De Keersmaeker souligne que le blues est une musique très physique : les anciens musiciens de blues jouaient sans amplificateur, martelant le rythme sur le plancher en bois et chantant et jouant fort, criant, pour faire plus de bruit que les gens qui dansaient. Une musique symbole de liberté qui parle de douleur et de joie, celles des esclaves noirs qui l'ont créée, et qui trouve écho dans nos propres douleurs et nos propres joies. Les danseurs l'expriment en groupe ou de manière individuelle, comme un essaim mouvant dont ils se détachent un moment pour exprimer leurs sentiments personnels pour bientôt rejoindre la collectivité. Et de ces danseurs s'élève par moment la voix mélodieuse aux lignes très pures d'une figure charismatique qui chante en diverses langues des phrases dont le sens n'est pas nécessairement clair. 

Les danseurs portent des maillots ornés de slogans qui expriment l'espoir de « I Cried To Dream Again » ou « There's Nothing I Can't Do ». Des citations viennent également s'imprimer sur la paroi de fond de scène. Meskerem Mees chante en allemand et en anglais, avec entre autres le poème Über allen Gipfeln ist Ruh du Wandrers Nachtlied de Goethe.  Autre originalité du spectacle, le guitariste de blues Carlos Garbin, ancien danseur de Rosas, fait lui aussi partie du groupe de danseurs. Ainsi les voix individuelles du chant, de la guitare et du saxophone, — un moment joué par Meskerem Mees, — émanés du groupe de danseurs, reviennent s'y fondre. Le blues, cette musique d'esclaves qui libère, rencontre bien l'histoire de la Tempête, dans laquelle Prospero maintient en esclavage dans l'espace clos de son île les personnages qui lui ont nui avant de les libérer. Et c'est à une même libération  jubilatoire qu'on assiste dans le tableau final d'EXIT ABOVE, comme un message d'espoir bienvenu dans un temps qui connaît des oppressions grandissantes et le recul des libertés collectives et individuelles.

Production et distribution

Choréographie Anne Teresa De Keersmaeker / Créé avec et dansé par Abigail Aleksander, Jean Pierre Buré, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos, Rafa Galdino (dansé par Nathan Felix-Rivot), Carlos Garbin, Nina Godderis, Solal Mariotte, Meskerem Mees, Mariana Miranda, Ariadna Navarrete Valverde, Cintia Sebők, Jacob Storer / Musique Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin / Performance musicale Meskerem Mees, Carlos Garbin / Schénographie Michel François / Lumières Max Adams / Conception des costumes Aouatif Boulaich / Texte et paroles Meskerem Mees, Wannes Gyselinck

Crédit photographique © Anne Van Aerschot

Pour visiter Barcelone, voir les informations fournies par Barcelona Turismo.

Anna Teresa De Keersmaeker revient au Mercat de les Flors de Barcelone avec EXIT ABOVE



Le Mercat de les Flors (Marché des Fleurs) est un théâtre municipal de Barcelone qui vint s’installer en 1983 dans le Palais de l’Agriculture, bâti à l’intention de l’Exposition Internationale de 1929 à Montjuic. Il a ensuite hébergé le marché central de fleurs, d’où son nom actuel. Depuis 1983, le Mercat de las Flor est devenu un espace de référence des arts scéniques à Barcelone. La compagnie ROSAS d’Ana Teresa Dekeersmaeker, une habituée des lieux très appréciée du public de la capitale catalane, y est revenue en cette fin du mois de mai pour y présenter deux spectacles, EXIT ABOVE after the Tempest et Il Cimento dell’Armonia e dell’Invenzione. EXIT ABOVE, un spectacle accompagné musicalement par la jeune chanteuse compositrice Meskerem Mees et le guitariste Jean-Marie Aerts avait connu sa première il y a deux ans au Théâtre National Wallonie-Bruxelles.

EXIT ABOVE, d’après La Tempête de Shakespeare, s’inscrit dans la continuité des projets chorégraphiques qu’Anna Teresa De Keersmaeker et sa compagnie Rosas, fondée en 1983, une démarche initiée dès Fast, Four Movements to the Music of Steve Reich, sa première pièce dans laquelle elle déployait déjà une exploration rigoureuse du mouvement articulé dans sa relation avec la musique. Alors comme aujourd’hui, la chorégraphe se montre fascinée par une conception du mouvement et de la danse qui s’inscrit en relation avec la géométrie qui devient un élément essentiel d’une création rigoureuse, quasi millimétrée. Comme dans des créations précédentes, le sol de la scène est couvert de figures géométriques aux harmonies complexes, qui déterminent tout autant l’art du mouvement que la musique et le langage.© Anne Van Aerschot

Au commencement était la marche. Mouvement primaire et essentiel, la marche rencontre la musique et la géométrie. EXIT ABOVE interroge la marche erratique d’un groupe désarmé qui vient de connaître le traumatisme d’une tempête magistralement mise en scène au moyen d’une large toile de fin plastique qui descend des cintres et se voit follement animée par la soufflerie d’un grand ventilateur. Un jeu de sons et de lumières qui s’empare du corps d’un danseur de break dance qui fait en entrée de spectacle la démonstration d’un superbe talent. La chorégraphie examine ensuite longuement la traversée de l’espace-temps par un groupe de personnes dont les mouvements incarnent les pensées et le monde intérieur. Elle donne à voir l’intériorité des personnes tant sur le plan collectif que sur le plan individuel.© Anne Van Aerschot

Le spectacle est né de la rencontre de la chorégraphe avec le travail du guitariste belge et producteur musical Jean-Marie Aerts, décédé l’an dernier, qui s’était fait connaître comme membre du groupe TC Matic. Anna Teresa De Keersmaeker, dont les créations sur base de musique classique sont bien connues, s’est aussi intéressée à la musique pop, une musique souvent faite pour danser et qui nécessite une voix qui communique, que la chorégraphe a trouvée en la personne d’une jeune chanteuse de talent née en 1999, l’auteure-compositrice-interprète Meskerem Mees. Le trio a crée une structure basée sur le blues, en utilisant des rythmes et des battements par minute pour diviser les différents tempos. Les textes se sont inspirés de la Tempête de Shakespeare. Très vite, la chanteuse a exprimé son souhait de participer à la danse, une discipline qu’elle n’avait jamais pratiquée auparavant et dont elle a voulu relever le défi. © Anne Van Aerschot





Anna Teresa De Keersmaeker souligne que le blues est une musique très physique : les anciens musiciens de blues jouaient sans amplificateur, martelant le rythme sur le plancher en bois et chantant et jouant fort, criant, pour faire plus de bruit que les gens qui dansaient. Une musique symbole de liberté qui parle de douleur et de joie, celles des esclaves noirs qui l’ont créée, et qui trouve écho dans nos propres douleurs et nos propres joies. Les danseurs l’expriment en groupe ou de manière individuelle, comme un essaim mouvant dont ils se détachent un moment pour exprimer leurs sentiments personnels pour bientôt rejoindre la collectivité. Et de ces danseurs s’élève par moment la voix mélodieuse aux lignes très pures d’une figure charismatique qui chante en diverses langues des phrases dont le sens n’est pas nécessairement clair.

Les danseurs portent des maillots porteurs de slogans qui expriment l’espoir de « I Cried To Dream Again » ou « There’s Nothing I Can’t Do ». Des citations viennent également s’imprimer sur la paroi de fond de scène. Meskerem Mees chante en allemand et en anglais, avec entre autres le poème Über allen Gipfeln ist Ruh du Wandrers Nachtlied de Goethe. Autre originalité du spectacle, le guitariste de blues Carlos Garbin, le guitariste de blues et ancien danseur de Rosas, fait lui aussi partie du groupe de danseurs. Ainsi les voix individuelles du chant, de la guitare et du saxophone, — un moment joué par Meskerem Mees, — émanés du groupe de danseurs, reviennent s’y fondre. Le blues, cette musique d’esclaves qui libère, rencontre bien l’histoire de la Tempête, dans laquelle Prospero maintient en esclavage dans l’espace clos de son île les personnages qui lui ont nui avant de les libérer. Et c’est à une même libération jubilatoire qu’on assiste dans le tableau final d’EXIT ABOVE, comme un message d’espoir bienvenu dans un temps qui connaît des oppressions grandissantes et le recul des libertés collectives et individuelles.

Luc-Henri ROGER
24 Mai 2025

Production et distribution

Choréographie Anne Teresa De Keersmaeker / Créé avec et dansé par Abigail Aleksander, Jean Pierre Buré, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos, Rafa Galdino (dansé par Nathan Felix-Rivot), Carlos Garbin, Nina Godderis, Solal Mariotte, Meskerem Mees, Mariana Miranda, Ariadna Navarrete Valverde, Cintia Sebők, Jacob Storer / Musique Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin / Performance musicale Meskerem Mees, Carlos Garbin / Schénographie Michel François / Lumières Max Adams / Conception des costumes Aouatif Boulaich / Texte et paroles Meskerem Mees, Wannes Gyselinck

mardi 13 mai 2025

Das Jagdgewehr, un opéra contemporain de Thomas Larcher au théâtre Cuvilliés de Munich

E.Rognerud ,V.Bispo,  J.Zara,  X.PuskarzThomas,  D.Jones


La base de l'opéra est la nouvelle Le fusil de chasse (Ryōjū / 猟銃, en allemand Das Jagdgewehr) de l'écrivain japonais Yasushi Inoue (1907-1991). Parue en 1949, la nouvelle est la première longue publication de l'auteur, qui lui valut une grande reconnaissance. Le point de départ est le poème en prose Le fusil de chasse, qu'Inoue avait déjà publié en 1948 et qu'il transpose dans la nouvelle, sous une forme légèrement modifiée, dans la bouche du personnage du poète. La forme du texte est inhabituelle avec une intrigue cadre du point de vue du poète et trois lettres dans lesquelles les femmes Shoko, Midori et Saiko exposent successivement leur point de vue sur les années passées. En 1964, le livre, traduit par le japonologue Oscar Benl, fut la première des œuvres d'Inoue à paraître en allemand ; Inoue devint par la suite l'un des écrivains japonais les plus lus en Allemagne au XXe siècle.

Friederike Gösweiner a tiré des cent pages de l'original un livret composé d'un prologue et de treize courtes scènes, dans lequel elle utilise exclusivement le texte original de la nouvelle. Les scènes racontent les événements dans l'ordre chronologique ; presque chaque scène oscille entre le niveau temporel dans lequel les lettres sont écrites et le niveau temporel des événements qui y sont décrits.

La composition

Après des compositions vocales pour différentes formations comme le cycle My Illness is the Medicine I Need pour soprano et trio de piano (2002), Das Spiel ist aus pour 24 voix (2013) et sa première symphonie Alle Tage pour baryton et orchestre (2015), Das Jagdgewehr est le premier opéra de Thomas Larcher. Il poursuit ici, dans les rôles des cinq solistes, son exploration de la voix humaine, y compris dans des registres extrêmes, et des possibilités d'harmonie avec les instruments. L'orchestre de chambre de 20 musiciens comprend également des instruments tels que l'accordéon et le piano préparé, ainsi qu'un grand nombre d'instruments de percussion. Un chœur à sept voix récite le poème qui donne son titre au spectacle et intensifie à certains moments les déclarations des protagonistes.

La première mondiale

Das Jagdgewehr était une commande du Festival de Bregenz, dont Larcher était le compositeur en résidence en 2018. La première représentation interprétée par l'Ensemble Modern  eut lieu le 15 août 2018 dans la mise en scène de Karl Markovics et sous la direction musicale de Michael Boder à la Werkstattbühne du Festival de Bregenz. Au cours de l'été 2019, la mise en scène de Bregenz a été jouée au festival d'Aldeburgh en Grande-Bretagne avec une distribution partiellement renouvelée. La reprise prévue pour mars 2020 à l'opéra national d'Amsterdam dut être annulée en raison du début des mesures contre la propagation du virus Corona.

X.Puskarz Thomas, J.Zara, V.Bispo, E.Rognerud

Synopsis

PROLOGUE MONTEVERDI

Une nature idyllique cède la place à la complainte d’un solitaire.

Prologue

Le poète et le choeur récitent le poème en prose du poète sur un chasseur solitaire au mont Amagi, le fusil à deux canons sur l’épaule, derrière lequel s’étend un « lit de rivière blanc et morne ».

Acte I

1ère scène (1947) : Le poète reçoit une lettre de Josuke Misugi, qui s’est reconnu comme étant le chasseur qui lui avait inspiré le poème à l’occasion d’une rencontre en montagne. Josuke annonce qu’il lui fera passer trois lettres qui expliqueront sa situation de solitude.

2ème scène (1947) : Ces lettres s'avèrent être les lettres d’adieu de trois femmes à Josuke : sa nièce Shoko lui avoue avoir lu le journal de sa mère Saiko avant la mort de celle-ci et d’y avoir appris qu’il avait une liaison avec Saiko. Son épouse Midori ne comprend plus comment elle a pu le supporter « plus de dix années » et lui demande le divorce dans sa lettre. Saiko, la mère de Shoko et la maîtresse de Josuke, souhaite lui révéler son « vrai moi » dans sa lettre ; lorsque Josuke recevra sa lettre, elle ne sera plus en vie.

3ème scène (1934) : Josuke et Saiko se sont rendus en amoureux secrets dans la station balnéaire Atami. Ils décident d’être « de grands criminels » et de tromper « Midori et le monde entier ». Midori a suivi secrètement son mari et découvre que sa maîtresse est sa cousine Saiko. La Midori du temps de la lettre se souvient comme elle était tiraillée et qu’elle était finalement rentrée à la maison sans s’être fait connaître.

4ème scène (1934) : Saiko et Josuke observent de leur chambre d’hôtel un bateau de pêche en feu. La Saiko du temps de la lettre se souvient avoir été toujours décidée, à partir de ce moment-là, de mourir si jamais Midori devait découvrir leur liaison.

Acte II

5ème scène (quelques années plus tard) : Josuke se compare Saiko, Midori et lui-même avec trois des serpents naturalisés qui sont exposés à la faculté des sciences.

6ème scène (plus tard le même jour) : Shoko feuillette l’album photo familial et demande à sa mère Saiko pourquoi elle a demandé à divorcer de Kadota, le père de Shoko. Saiko ne souhaite pas en parler. La Shoko du temps de la lettre s’étonne de ce que sa mère ait réussi à lui cacher ses deux secrets : la raison du divorce et la liaison avec Josuke.

Intermède Monteverdi

Pendant un bref moment, l’univers de la famille semble harmonieux.

7ème scène (le même jour) : Midori rappelle à Josuke le jour où il est rentré à la maison, qu’ils se sont ignorés mutuellement et qu’il a commencé à nettoyer son fusil de chasse. Dans le reflet d’une vitre, elle l’a observé la viser secrètement dans le dos, sans appuyer sur la détente.

Acte III

Scène 8 (1947) : Saiko est malade, Midori vient lui rendre visite. Elle confronte spontanément Saiko à sa connaissance de la liaison clandestine : « J'ai tout vu ce jour-là ! » lui dit-elle, et l'assure qu'elle ne lui en veut pas - elle aussi l'a trompée par ses longues années de silence.

Scène 9 (le soir même) : Shoko annonce à sa mère que son père Kadota s'est remarié. Saiko réagit de façon très affectée. Dans sa lettre, elle rappelle à Josuke un raid aérien sur son quartier en 1945, et lui avoue qu'à l'époque elle n'a pas pleuré de peur, mais de nostalgie pour Kadota. Saiko remet à Shoko son journal intime et lui demande de le brûler. Shoko lit le journal à la recherche d'informations sur son père, mais apprend la relation secrète de sa mère avec Josuke.
Scène 10 (le lendemain matin) : Saiko dit à Shoko qu'elle a pris du poison. Shoko appelle Josuke et lui demande de venir. Au lieu de Josuke, c'est Midori qui se précipite vers eux. Saiko est déjà morte.
Scène 11 (la nuit suivante) : Shoko, Midori et Josuke veillent le corps de Saiko. Ils se parlent à peine.
Scène 12 (comme scène 2) : Les femmes terminent leurs lettres. Shoko ne veut plus jamais revoir son oncle Josuke. Midori quittera la maison commune et emportera un tableau de Gauguin. Saiko résume sa vie : « Toute ma vie, je n'ai poursuivi que le bonheur d'être aimée. » Josuke se considère comme un raté et un solitaire.
Scène 13 (comme scène 1) : Le poète se demande ce que les lettres peuvent signifier pour Josuke.

Épilogue Monteverdi

Une personne regrette une erreur commise mais doit par la suite vivre avec ses conséquences, et ne peut se cacher d'elle-même nulle part.

J.Zara, D.Jones,  E.Rognerud, V.Bispo

Une soirée aux impressions contrastées

Sur le plan technique le spectacle est impeccable en tout et en partie. Les spectateurs, d'abord réunis dans le grand hall octogonal du théâtre Cuvilliés, lèvent bien vite les yeux et la tête lorsqu'ils entendent les accents mélodieux d'un air de Monteverdi interprétés par les chanteurs situés tout autour de la mezzanine du premier étage. Des sonorités qui flattent l'oreille et touchent l'âme, une musique d'élévation avec cet air d'introduction qui nous ramène aux origines de l'opéra. Lors de l'entrée dans la somptueuse salle rococo on voit sur la scène une grande structure pentagonale sur fond de rideau doré. 

Avec de telles prémisses on s'attend à passer une agréable soirée. Mais on est très vite confronté aux sons déchirants de la composition de Thomas Larcher qui expriment l'histoire infernale d'une relation triangulaire se déroulant en huis clos et se terminant par le suicide d'une des protagonistes. L'enfer, c'est les autres ! Une jeune femme découvre après des années que sa mère fut la maîtresse de son oncle marié. L'histoire est rendue extrêmement complexe par le fait qu'elle est narrée via le discours indirect de l'écriture d'un poème et d'une série de lettres et aussi parce que le récit ne suit pas un ordre chronologique mais fonctionne par une série de retours en arrière. Les cinq protagonistes vivent des sentiments extrêmes qui sont encore exacerbés par le fait qu'ils ne communiquent pas, ils vivent dans la pathologie du non-dit. La composition de Thomas Larcher rend compte de ces exacerbations en créant un univers sonore infernal, à la limite du supportable, qui exprime les tempêtes et les déchirements  intérieurs des personnages. Tout l'opéra donne à entendre une longue suite expressionniste de cris, comme si l'œuvre maîtresse d'Edward Munch prenait corps sur scène et se voyait démultipliée. Les trois petits madrigaux de Monteverdi offrent de fort courts moments de répit, mais ne sont que des gouttes de douceur qui tombent sur l'incandescence des hurlements intérieurs des personnages et sur les oreilles malmenées des spectateurs. 

Pourtant les personnages évoluent dans le décor envoûtant et sans doute symbolique d'un pentagone régulier convexe : ces cinq côtés représentent-ils les cinq personnages ou plus généralement l'humain avec ses cinq sens, les cinq doigts des pieds et des mains, les cinq extrémités du corps, ou encore la quintessence ? Le pentagone est formé de miroirs qui réfléchissent l'action qui se déroule en son centre et lui donnent des perspectives différentes, il va bientôt former un tunnel en se démultipliant. Dans la gnose, le pentagone est une porte ouverte vers la connaissance, mais cette connaissance n'est pas ici accessible aux cinq personnages qui, restant enfermés dans leur monde intérieur,  ne peuvent s'ouvrir à la beauté du monde. 

Les cinq côtés du pentagone sont incarnés par cinq chanteuses et chanteurs chargés d'exprimer les sensations et les sentiments excruciants éprouvés par leurs personnages. Ils appartiennent tous les cinq, ou ont appartenu dans un passé récent, à l'Opéra Studio de la Bayerische Staatsoper. L'exigeante partition les entraîne aux confins de leurs limites vocales. Le ténor gallois Daffyd Jones chante le rôle charnière du poète, il prend en charge la relation entre la scène et la salle en poussant parfois son beau ténor dans les altitudes du haute-contre. La soprano norvégienne Eirin Rognerud interprète le rôle de la femme trompée et la soprano américaine Juliana Zara, qui s'est spécialisée dans les musiques contemporaines celui de Shoko, la fille que sa mère a tenue dans l'ignorance de sa situation. Ces deux rôles brillamment tenus exigent des montées dans l'aigu tendues à l'extrême de l'imaginable. Le baryton brésilien Victor Bispo, qui fera partie de la troupe de la Bayerische Staatsoper à partir de la saison prochaine, s'est coulé dans la peau du séducteur Josuke, il séduit par son charisme et d'impressionnantes descentes dans le grave. La mezzo-soprano australienne Xenia Puskarz Thomas scintille dans le rôle de Saiko, la femme adultère, de sa voix aux douceurs satinées. Depuis les loges du balcon proches de la scène, le choeur de la Zürcher Sing-Akademie, qui excelle tant dans le répertoire de la Renaissance que dans celui des musiques contemporaines, compatit comme un miroir vocal aux tourmentes des damnés humains enfermés dans le pentagone. Le chef invité Francesco Angelico, passionné de musique contemporaine, a donné une direction d'orchestre rigoureuse et précise. L'Orchestre d'État de Bavière a quant à lui une fois de plus fait la démonstration de l'excellence d'une compétence étendue à tous les répertoires de la musique d'opéra.

L'opéra de Thomas Larcher reste d'un accès difficile en raison de la complexité du livret, un texte que la plupart des spectateurs découvrent au moment de l'audition. L'action de l'opéra évoque l'insoutenable médiocrité des humains responsables de leur propre misère et son écoute ne manque pas d'être éprouvante, c'est une musique qui déchire et qui agite douloureusement les oreilles et les cœurs. 

Source : les premières parties de cet article reprennent ou traduisent des extraits du programme de la Bayerische Staatsoper, que nous avons fait suivre en dernière partie de notre commentaire.

Crédit photographique © Geoffroy Schied


Fiche technique et distribution

Das Jagdgewehr (Le fusil de chasse), opéra de Thomas Larcher sur un livret de Friederike Gösweiner d'après la nouvelle Das Jagdgewehr  de Yasushi Inoue dans la traduction d'Oscar Benl

Avec trois madrigaux de Claudio Monteverdi
« O rossignuol »
« S'andasse amor a caccia »
« Vivrò fra i miei tormenti »

Direction musicale Francesco Angelico
Mise en scène Ulrike Schwab
Décors et costumes Jule Saworski
Lumières Lukas Kaschube
Chœur Florian Helgath
Dramaturgie Ariane Bliss

Juliana Zara Shoko 
Eirin Rognerud Midori
Xenia Puskarz Thomas Saiko
Dafydd Jones Le poète
Vitor Bispo Josuke Misugi 

Bayerisches Staatsorchester
Zürcher Sing-Akademie