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mardi 13 mai 2025

Das Jagdgewehr, un opéra contemporain de Thomas Larcher au théâtre Cuvilliés de Munich

E.Rognerud ,V.Bispo,  J.Zara,  X.PuskarzThomas,  D.Jones


La base de l'opéra est la nouvelle Le fusil de chasse (Ryōjū / 猟銃, en allemand Das Jagdgewehr) de l'écrivain japonais Yasushi Inoue (1907-1991). Parue en 1949, la nouvelle est la première longue publication de l'auteur, qui lui valut une grande reconnaissance. Le point de départ est le poème en prose Le fusil de chasse, qu'Inoue avait déjà publié en 1948 et qu'il transpose dans la nouvelle, sous une forme légèrement modifiée, dans la bouche du personnage du poète. La forme du texte est inhabituelle avec une intrigue cadre du point de vue du poète et trois lettres dans lesquelles les femmes Shoko, Midori et Saiko exposent successivement leur point de vue sur les années passées. En 1964, le livre, traduit par le japonologue Oscar Benl, fut la première des œuvres d'Inoue à paraître en allemand ; Inoue devint par la suite l'un des écrivains japonais les plus lus en Allemagne au XXe siècle.

Friederike Gösweiner a tiré des cent pages de l'original un livret composé d'un prologue et de treize courtes scènes, dans lequel elle utilise exclusivement le texte original de la nouvelle. Les scènes racontent les événements dans l'ordre chronologique ; presque chaque scène oscille entre le niveau temporel dans lequel les lettres sont écrites et le niveau temporel des événements qui y sont décrits.

La composition

Après des compositions vocales pour différentes formations comme le cycle My Illness is the Medicine I Need pour soprano et trio de piano (2002), Das Spiel ist aus pour 24 voix (2013) et sa première symphonie Alle Tage pour baryton et orchestre (2015), Das Jagdgewehr est le premier opéra de Thomas Larcher. Il poursuit ici, dans les rôles des cinq solistes, son exploration de la voix humaine, y compris dans des registres extrêmes, et des possibilités d'harmonie avec les instruments. L'orchestre de chambre de 20 musiciens comprend également des instruments tels que l'accordéon et le piano préparé, ainsi qu'un grand nombre d'instruments de percussion. Un chœur à sept voix récite le poème qui donne son titre au spectacle et intensifie à certains moments les déclarations des protagonistes.

La première mondiale

Das Jagdgewehr était une commande du Festival de Bregenz, dont Larcher était le compositeur en résidence en 2018. La première représentation interprétée par l'Ensemble Modern  eut lieu le 15 août 2018 dans la mise en scène de Karl Markovics et sous la direction musicale de Michael Boder à la Werkstattbühne du Festival de Bregenz. Au cours de l'été 2019, la mise en scène de Bregenz a été jouée au festival d'Aldeburgh en Grande-Bretagne avec une distribution partiellement renouvelée. La reprise prévue pour mars 2020 à l'opéra national d'Amsterdam dut être annulée en raison du début des mesures contre la propagation du virus Corona.

X.Puskarz Thomas, J.Zara, V.Bispo, E.Rognerud

Synopsis

PROLOGUE MONTEVERDI

Une nature idyllique cède la place à la complainte d’un solitaire.

Prologue

Le poète et le choeur récitent le poème en prose du poète sur un chasseur solitaire au mont Amagi, le fusil à deux canons sur l’épaule, derrière lequel s’étend un « lit de rivière blanc et morne ».

Acte I

1ère scène (1947) : Le poète reçoit une lettre de Josuke Misugi, qui s’est reconnu comme étant le chasseur qui lui avait inspiré le poème à l’occasion d’une rencontre en montagne. Josuke annonce qu’il lui fera passer trois lettres qui expliqueront sa situation de solitude.

2ème scène (1947) : Ces lettres s'avèrent être les lettres d’adieu de trois femmes à Josuke : sa nièce Shoko lui avoue avoir lu le journal de sa mère Saiko avant la mort de celle-ci et d’y avoir appris qu’il avait une liaison avec Saiko. Son épouse Midori ne comprend plus comment elle a pu le supporter « plus de dix années » et lui demande le divorce dans sa lettre. Saiko, la mère de Shoko et la maîtresse de Josuke, souhaite lui révéler son « vrai moi » dans sa lettre ; lorsque Josuke recevra sa lettre, elle ne sera plus en vie.

3ème scène (1934) : Josuke et Saiko se sont rendus en amoureux secrets dans la station balnéaire Atami. Ils décident d’être « de grands criminels » et de tromper « Midori et le monde entier ». Midori a suivi secrètement son mari et découvre que sa maîtresse est sa cousine Saiko. La Midori du temps de la lettre se souvient comme elle était tiraillée et qu’elle était finalement rentrée à la maison sans s’être fait connaître.

4ème scène (1934) : Saiko et Josuke observent de leur chambre d’hôtel un bateau de pêche en feu. La Saiko du temps de la lettre se souvient avoir été toujours décidée, à partir de ce moment-là, de mourir si jamais Midori devait découvrir leur liaison.

Acte II

5ème scène (quelques années plus tard) : Josuke se compare Saiko, Midori et lui-même avec trois des serpents naturalisés qui sont exposés à la faculté des sciences.

6ème scène (plus tard le même jour) : Shoko feuillette l’album photo familial et demande à sa mère Saiko pourquoi elle a demandé à divorcer de Kadota, le père de Shoko. Saiko ne souhaite pas en parler. La Shoko du temps de la lettre s’étonne de ce que sa mère ait réussi à lui cacher ses deux secrets : la raison du divorce et la liaison avec Josuke.

Intermède Monteverdi

Pendant un bref moment, l’univers de la famille semble harmonieux.

7ème scène (le même jour) : Midori rappelle à Josuke le jour où il est rentré à la maison, qu’ils se sont ignorés mutuellement et qu’il a commencé à nettoyer son fusil de chasse. Dans le reflet d’une vitre, elle l’a observé la viser secrètement dans le dos, sans appuyer sur la détente.

Acte III

Scène 8 (1947) : Saiko est malade, Midori vient lui rendre visite. Elle confronte spontanément Saiko à sa connaissance de la liaison clandestine : « J'ai tout vu ce jour-là ! » lui dit-elle, et l'assure qu'elle ne lui en veut pas - elle aussi l'a trompée par ses longues années de silence.

Scène 9 (le soir même) : Shoko annonce à sa mère que son père Kadota s'est remarié. Saiko réagit de façon très affectée. Dans sa lettre, elle rappelle à Josuke un raid aérien sur son quartier en 1945, et lui avoue qu'à l'époque elle n'a pas pleuré de peur, mais de nostalgie pour Kadota. Saiko remet à Shoko son journal intime et lui demande de le brûler. Shoko lit le journal à la recherche d'informations sur son père, mais apprend la relation secrète de sa mère avec Josuke.
Scène 10 (le lendemain matin) : Saiko dit à Shoko qu'elle a pris du poison. Shoko appelle Josuke et lui demande de venir. Au lieu de Josuke, c'est Midori qui se précipite vers eux. Saiko est déjà morte.
Scène 11 (la nuit suivante) : Shoko, Midori et Josuke veillent le corps de Saiko. Ils se parlent à peine.
Scène 12 (comme scène 2) : Les femmes terminent leurs lettres. Shoko ne veut plus jamais revoir son oncle Josuke. Midori quittera la maison commune et emportera un tableau de Gauguin. Saiko résume sa vie : « Toute ma vie, je n'ai poursuivi que le bonheur d'être aimée. » Josuke se considère comme un raté et un solitaire.
Scène 13 (comme scène 1) : Le poète se demande ce que les lettres peuvent signifier pour Josuke.

Épilogue Monteverdi

Une personne regrette une erreur commise mais doit par la suite vivre avec ses conséquences, et ne peut se cacher d'elle-même nulle part.

J.Zara, D.Jones,  E.Rognerud, V.Bispo

Une soirée aux impressions contrastées

Sur le plan technique le spectacle est impeccable en tout et en partie. Les spectateurs, d'abord réunis dans le grand hall octogonal du théâtre Cuvilliés, lèvent bien vite les yeux et la tête lorsqu'ils entendent les accents mélodieux d'un air de Monteverdi interprétés par les chanteurs situés tout autour de la mezzanine du premier étage. Des sonorités qui flattent l'oreille et touchent l'âme, une musique d'élévation avec cet air d'introduction qui nous ramène aux origines de l'opéra. Lors de l'entrée dans la somptueuse salle rococo on voit sur la scène une grande structure pentagonale sur fond de rideau doré. 

Avec de telles prémisses on s'attend à passer une agréable soirée. Mais on est très vite confronté aux sons déchirants de la composition de Thomas Larcher qui expriment l'histoire infernale d'une relation triangulaire se déroulant en huis clos et se terminant par le suicide d'une des protagonistes. L'enfer, c'est les autres ! Une jeune femme découvre après des années que sa mère fut la maîtresse de son oncle marié. L'histoire est rendue extrêmement complexe par le fait qu'elle est narrée via le discours indirect de l'écriture d'un poème et d'une série de lettres et aussi parce que le récit ne suit pas un ordre chronologique mais fonctionne par une série de retours en arrière. Les cinq protagonistes vivent des sentiments extrêmes qui sont encore exacerbés par le fait qu'ils ne communiquent pas, ils vivent dans la pathologie du non-dit. La composition de Thomas Larcher rend compte de ces exacerbations en créant un univers sonore infernal, à la limite du supportable, qui exprime les tempêtes et les déchirements  intérieurs des personnages. Tout l'opéra donne à entendre une longue suite expressionniste de cris, comme si l'œuvre maîtresse d'Edward Munch prenait corps sur scène et se voyait démultipliée. Les trois petits madrigaux de Monteverdi offrent de fort courts moments de répit, mais ne sont que des gouttes de douceur qui tombent sur l'incandescence des hurlements intérieurs des personnages et sur les oreilles malmenées des spectateurs. 

Pourtant les personnages évoluent dans le décor envoûtant et sans doute symbolique d'un pentagone régulier convexe : ces cinq côtés représentent-ils les cinq personnages ou plus généralement l'humain avec ses cinq sens, les cinq doigts des pieds et des mains, les cinq extrémités du corps, ou encore la quintessence ? Le pentagone est formé de miroirs qui réfléchissent l'action qui se déroule en son centre et lui donnent des perspectives différentes, il va bientôt former un tunnel en se démultipliant. Dans la gnose, le pentagone est une porte ouverte vers la connaissance, mais cette connaissance n'est pas ici accessible aux cinq personnages qui, restant enfermés dans leur monde intérieur,  ne peuvent s'ouvrir à la beauté du monde. 

Les cinq côtés du pentagone sont incarnés par cinq chanteuses et chanteurs chargés d'exprimer les sensations et les sentiments excruciants éprouvés par leurs personnages. Ils appartiennent tous les cinq, ou ont appartenu dans un passé récent, à l'Opéra Studio de la Bayerische Staatsoper. L'exigeante partition les entraîne aux confins de leurs limites vocales. Le ténor gallois Daffyd Jones chante le rôle charnière du poète, il prend en charge la relation entre la scène et la salle en poussant parfois son beau ténor dans les altitudes du haute-contre. La soprano norvégienne Eirin Rognerud interprète le rôle de la femme trompée et la soprano américaine Juliana Zara, qui s'est spécialisée dans les musiques contemporaines celui de Shoko, la fille que sa mère a tenue dans l'ignorance de sa situation. Ces deux rôles brillamment tenus exigent des montées dans l'aigu tendues à l'extrême de l'imaginable. Le baryton brésilien Victor Bispo, qui fera partie de la troupe de la Bayerische Staatsoper à partir de la saison prochaine, s'est coulé dans la peau du séducteur Josuke, il séduit par son charisme et d'impressionnantes descentes dans le grave. La mezzo-soprano australienne Xenia Puskarz Thomas scintille dans le rôle de Saiko, la femme adultère, de sa voix aux douceurs satinées. Depuis les loges du balcon proches de la scène, le choeur de la Zürcher Sing-Akademie, qui excelle tant dans le répertoire de la Renaissance que dans celui des musiques contemporaines, compatit comme un miroir vocal aux tourmentes des damnés humains enfermés dans le pentagone. Le chef invité Francesco Angelico, passionné de musique contemporaine, a donné une direction d'orchestre rigoureuse et précise. L'Orchestre d'État de Bavière a quant à lui une fois de plus fait la démonstration de l'excellence d'une compétence étendue à tous les répertoires de la musique d'opéra.

L'opéra de Thomas Larcher reste d'un accès difficile en raison de la complexité du livret, un texte que la plupart des spectateurs découvrent au moment de l'audition. L'action de l'opéra évoque l'insoutenable médiocrité des humains responsables de leur propre misère et son écoute ne manque pas d'être éprouvante, c'est une musique qui déchire et qui agite douloureusement les oreilles et les cœurs. 

Source : les premières parties de cet article reprennent ou traduisent des extraits du programme de la Bayerische Staatsoper, que nous avons fait suivre en dernière partie de notre commentaire.

Crédit photographique © Geoffroy Schied


Fiche technique et distribution

Das Jagdgewehr (Le fusil de chasse), opéra de Thomas Larcher sur un livret de Friederike Gösweiner d'après la nouvelle Das Jagdgewehr  de Yasushi Inoue dans la traduction d'Oscar Benl

Avec trois madrigaux de Claudio Monteverdi
« O rossignuol »
« S'andasse amor a caccia »
« Vivrò fra i miei tormenti »

Direction musicale Francesco Angelico
Mise en scène Ulrike Schwab
Décors et costumes Jule Saworski
Lumières Lukas Kaschube
Chœur Florian Helgath
Dramaturgie Ariane Bliss

Juliana Zara Shoko 
Eirin Rognerud Midori
Xenia Puskarz Thomas Saiko
Dafydd Jones Le poète
Vitor Bispo Josuke Misugi 

Bayerisches Staatsorchester
Zürcher Sing-Akademie

lundi 12 mai 2025

La Tosca historique triomphe à l’Opéra de Rome

 

2025 est une année Tosca au Teatro Costanzi de Rome, qui fête le 125ème anniversaire de cet opéra dont la première mondiale eut lieu à Rome le 14 janvier 1900. Depuis lors, le chef-d’œuvre de Giacomo est bien vite entré au Panthéon des chefs-d’œuvre absolus du répertoire lyrique. À Rome, il est devenu un élément fondateur de l’identité artistique du Teatro dell’Opera, consolidant un lien profond avec la ville et son public.
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En mars 2015, le Teatro dell’Opera di Roma avait présenté une nouvelle production de Tosca, basée sur les esquisses originales de la première mondiale du 14 janvier 1900, une opération qui visait à valoriser la mémoire du théâtre et à réactiver un patrimoine archivistique inestimable, celui des Archives historiques Ricordi, en faisant revivre, avec rigueur mais sans prétentions philologiques rendues impossibles par les temps et les espaces nouveaux, un spectacle qui a marqué l’histoire.


Pour célébrer le cent vingt-cinquième anniversaire, le Teatro dell’Opera multiplie les représentations de Tosca. Il a également procédé à une restauration de la production et inauguré Tosca 125, une exposition studio présentée dans le petit musée installé dans une salle du troisième étage, rénovée pour l’occasion.


Le 14 janvier 2025, la représentation, honorée de la présence de Sergio Matarella, Président de la République, fut dirigée par Michele Mariotti, le directeur musical de l’Opéra de Rome, et interprétée par Saioa Hernández (Tosca), Gregory Kunde (Caravadossi) et Igor Golovatenko (baron Scarpia). Depuis les représentations se succèdent comme autant de joyeuses salves avec des directions d’orchestre et des distributions prestigieuses : Ivan Ciampa, Anastasia Bartoli, Vincenzo Costanzo et Gevorg Hakobyan / Daniel Oren, Anna Netrebko, Yusif Eyvazov et Amartuvshin Enkbath / Daniel Oren, Yolanda Auyanet, Luciano Ganci et Gabriele Viviani / James Conlon, Anna Pirozzi, Luciano Ganci et Claudio Sgura. Chacune des représentations se joue à guichets fermés et aux entractes, on entend que de nombreux spectateurs romains ont tenu à revenir au Teatro dell’Opera pour apprécier une autre distribution.

Tableaux d’une exposition

Le choix du Théâtre Costanzi comme lieu de la première de Tosca n’avait pas été l’effet du hasard. Tosca n’aurait pas pu être créée ailleurs, se déroulant dans des lieux symboliques de Rome tels que la basilique Sant’Andrea della Valle, le Palais Farnèse et le Château Saint-Ange. De plus, le Théâtre Costanzi, malgré sa brève histoire, — il fut inauguré en 1880, — avait déjà accueilli des premières mondiales mémorables, dont la Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni en 1890. Pour Puccini et son éditeur Ricordi, le théâtre romain représentait donc le contexte idéal pour le lancement d’une œuvre nouvelle et ambitieuse.

Dans le souci de préserver et de renouveler le lien entre la mémoire historique et le présent, l’exposition s’est attachée à évoquer la genèse de la Tosca de Puccini et sa première production, signée Adolf Hohenstein, fidèlement reconstituée depuis 2015 à travers des partitions manuscrites, des partitions, des croquis, des figurines, des lettres, des photographies et des accessoires de scène provenant de l’Archivio Storico Ricordi et des propres collections du Teatro dell’Opera di Roma.

Les principes qui avaient présidé à la création des costumes de la première Tosca avaient combiné la fidélité historique et les exigences théâtrales. L’impresario Guglielmo Canori, mandaté par Giulio Ricordi, s’était consacré à la recherche de matériaux iconographiques sur les vêtements en usage à Rome au début du XIXe siècle, identifiant auprès d’un collectionneur une série de gravures sur cuivre de Giuseppe Capparoni représentant les costumes de la cour papale sous Léon XII. Ces gravures avaient servi de base à la conception de nombreux costumes conçus par Adolf Hohenstein.

L’exposition présente le costume de Hohenstein pour les gardes suisses du premier acte de l’opéra. En le comparant avec l’estampe de Capparoni, on peut y voir une parenté évidente, mais aussi une certaine liberté d’interprétation. Une liberté que Ricordi n’avait pas acceptée. Pour la version finale du costume, une proposition plus proche de l’image de Capparoni a été choisie. Le costume de l’exposition reproduit fidèlement le costume utilisé lors de la première mondiale.


Pour Ricordi, il était donc essentiel de maintenir la plus grande adhésion possible aux données historiques, selon une esthétique du réalisme qui a informé toute l’opération. Mais pour les protagonistes, et notamment pour Floria Tosca, le modèle offert par la mise en scène du drame de Victorien Sardou fut également déterminant. Les costumes de Floria Tosca, par exemple, reprennent des éléments des robes conçues pour Sarah Bernhardt, assurant ainsi une interprétation visuellement ancrée dans l’univers théâtral.


Les accessoires de Tosca, conservés aux Archives historiques Ricordi de Milan, documentent des accessoires de scène, petits et grands, ainsi que des accessoires de personnages tels que des armes, des chapeaux et des armures. Ces matériaux témoignent de l’esthétique réaliste qui a caractérisé la première mondiale de l’opéra.

Un exemple significatif de ce souci du détail ressort d’une lettre de Tito Ricordi à Puccini, dans laquelle il fait référence aux fusils du troisième acte. Tito Ricordi écrit : « Il y a quelques jours, j’ai essayé le modèle de fusil de Tosca aux Arènes. Le résultat était excellent. Le fusil est absolument inoffensif, il produit un bel éclair, accompagné de fumée et d’une détonation très forte. » Ricordi lui-même était chargé de rechercher et de tester les armes de scène, afin que celles-ci, bien que factices, produisent l’effet visuel et sonore de véritables armes. Dans la même lettre, Tito souligne également l’importance de l’authenticité des autres accessoires de scène, tels que la vaisselle et le mobilier, précisant qu’ils devaient être réels et non fabriqués avec des matériaux de scène traditionnels. Il écrit : « Nous achèterons de la vraie vaisselle, des serviettes, de la vaisselle, etc., pas de papier mâché, pas de feutre. »


Si on ne le connaissait pas encore, on s’étonne aux salutations finales de la petite taille de James Conlon alors que sa direction d’orchestre lui donne une énorme stature musicale. Bien connu du public français, Conlon préside depuis 2006 aux destinées de l’opéra de Los Angeles. Colon connaît sa Tosca sur le bout des doigts ou si l’on veut de sa baguette pour l’avoir dirigée plus que tout autre opéra au cours de sa brillante carrière. Sa profonde connaissance de l’œuvre se perçoit à chaque moment, il sait en révéler la richesse symphonique, il souligne ces leitmotivs, — un art que Puccini est allé étudier Bayreuth, — notamment ceux qui définissent le chef de la police Scarpia, s’attache à caractériser les personnages et à cet effet se montre particulièrement attentif au rapport entre la fosse et la scène. James Conlon incite l’orchestre à nous faire participer aux émotions contrastées des personnages : c’est ici la sensualité du duo d’amour du premier acte souligné en son amorce par le pizzicato des cordes, là la caresse des violoncelles à l’entame du Te Deum, puis loin la douceur mélancolique du solo de violoncelle pendant le ” Vissi d’arte “, plus loin encore le moment musical bouleversant de la lettre d’adieu de Caravadossi à Tosca, qui d’une atmosphère dramatique et anxieuse passe à la douceur d’un thème amoureux précurseur de l’arrivée de Tosca.

L’exposition présente le manuscrit original de Tosca ouvert à sa dernière page. Ayant repris le projet de Tosca, Puccini s’y consacra intensivement à partir de 1898, en étroite collaboration avec les librettistes Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, et sous la supervision attentive de Giulio Ricordi. La dernière page de la partition autographe porte l’annotation : « Torre del Lago, 29 7mbre 99 ore 4.15 di mattino » (Torre del Lago, 29 septembre 1899, à 4heures et quart du matin). Puccini enregistrait ainsi la conclusion de l’œuvre, bien qu’il lui restât à achever le prélude du troisième acte.

Certains passages de la partition autographe révèlent comment Puccini concevait simultanément la musique et l’action scénique. Par exemple, dans les pages contenant l’iconique « scène des chandeliers », qui clôt l’acte II (acte IV, dans Sardou) et scelle la mise à mort de Scarpia par Tosca, on peut lire « Tosca allume deux cierges », « prend le Christ et le place sur la poitrine de Scarpia et les deux chandeliers de part et d’autre du cadavre », « en marchant lentement ». La fusion de la dimension sonore et visuelle lui était essentielle. 

Pour Ricordi aussi, l’efficacité scénique était centrale. Les documents des Archives historiques témoignent de l’attention portée à la gestion des masses. « L’ordre de marche » du grandiose et complexe Te Deum qui conclut le premier acte, par exemple, est le résultat d’une recherche minutieuse sur les processions religieuses du XIXe siècle et sur l’efficacité de leur rendu théâtral vraisemblable, quoique non philologique.


Dans Tosca, Rome assume le rôle de co-protagoniste, créant un lien indissociable entre l’action et le contexte. Ricordi et ses collaborateurs ont consacré une grande attention à restituer avec rigueur et force évocatrice le caractère romain du drame, un aspect considéré comme crucial en vue de la première mondiale au Teatro Costanzi. L’élaboration de la scénographie s’est appuyée sur une étude scrupuleuse des sources iconographiques, notamment des photographies de vues et d’intérieurs romains ici exposée.


La relation entre ces documents et les premiers croquis est claire. Ce fut Adolf Hohenstein, — collaborateur de l’éditeur depuis 1889, devenu plus tard directeur artistique de la Casa Ricordi, — qui créa les trois esquisses définitives : Sant’Andrea della Valle, dynamisée par un point de fuite décentralisé ; la chambre de Scarpia au Palais Farnèse, qui apparaît extrêmement profonde grâce à un jeu de perspective magistral et la terrasse du Château Saint-Ange, avec Saint-Pierre dominant le décor et la structure imposante du mausolée s’étendant idéalement au-delà des limites de la scène.


Représentation du 9 mai 2025

La reconstruction de la scénographie historique de 1900 est une réussite admirable, elle redonne parfaitement vie à l’opéra tel que Puccini le vit pour la première fois : on entend le son des matines que Giacomo Puccini venait entendre à l’aube pour noter l’intonation correcte à insérer dans la partition, on admire les intérieurs dorés de la basilique baroque Sant’Andrea della Valle, on s’émerveille devant les fastes et les rutilements de la grande procession qui clôture le premier acte ; au troisième acte, on admire les vues de Saint-Pierre dans l’aube romaine depuis la terrasse du Château Saint-Ange.

Si on ne l’a déjà faite, la reconstitution de la Tosca originale invite à faire une balade musicale sur les lieux de l'action : de Sant’Andrea della Valle, en marchant en direction du Campo de´ Fiori, on arrive sur la Piazza Farnese, dominée par le palais du même nom datant du XVIe siècle, théâtre du second acte ; derrière le Palais Farnèse, on atteint la promenade fluviale, d’où on arrive au Pont Saint-Ange, suggestif accès à l’imposant Château Saint-Ange, de l’autre côté du Tibre.


Anna Pirozzi donne une Tosca d’une maturité olympienne qu’elle dispense de son somptueux soprano dramatique doté d’une technique sans faille et qu’elle accompagne du talent théâtral d’une grande tragédienne. Elle joue la scène du meurtre et du pardon chrétien en suivant très exactement les indications de Puccini, les chandeliers de part et d’autre du corps, le crucifix déposé sur la poitrine du prédateur. Anna Pirozzi nous fait ressentir la puissance de la foi au moment même des pires ignominies, elle est puissante et magistrale, sa Tosca s’inscrit dans la lignée de celles de Maria Callas, de Raina Kabaivanska ou encore de Mirella Freni. Cette grande dame du chant d’opéra privilégie les mises en scène classiques et son engagement total dans le rôle laisse penser qu’elle est ravie de la reconstruction de la première scénographie et des costumes d’époque.


Romain et très fier de l’être (on le comprend sans peine), Luciano Ganci est aussi vaticanesque puisqu’il a fait ses premiers pas musicaux en rejoignant le Chœur de la Chapelle Sixtine. Il se montre lui aussi enchanté de cet opéra dont toute l’action se déroule dans la Rome de 1800. Dans une interview accordée il y a trois ans au Messagero, il avançait « Cavaradossi et moi [nous sommes] unis par un esprit romain authentique et rêveur ». Il se sent proche de son personnage, artiste comme lui, fidèle en amitié, fervent et spontané : ” [Caravadossi] se lance dans une bataille perdue d’avance. Il sait qu’il va mourir, mais il cache la réalité à Tosca, un peu comme le faisait Benigni dans La vita è bella quand, pour ne pas effrayer son fils, il lui faisait croire qu’ils gagneraient avec un char d’assaut ». Son chant est à l’aune de la montée dramatique de l’oeuvre, depuis la romance “Recondita armonia” du premier acte jusqu’au duo “Via pel mar!” avec Tosca du troisième acte. Luciano Ganci gagne en intensité au fil des scènes. En point d’orgue son “E lucevan le stelle” est des plus émouvants. Le mezzo voce d’une grande beauté et la puissance dans les aigus s’accompagnent d’une projection et d’un phrasé extrêmement soignés.


Ariunbaatar Ganbaatar prête la prestance de sa haute stature et son baryton-Verdi doté de graves impressionnants et d’un phrasé remarquable au baron Scarpia, dont il dessine parfaitement le tartuffisme sacerdotal et judiciaire*. En examinant ce Scarpia si bien défini en ces temps d’élection pontificale, on ne peut s’empêcher de penser qu’il a exactement le profil de ces soi-disant catholiques prêcheurs de vertu que le nouveau pape se prépare à affronter. Assurément un contre-rôle pour ce baryton originaire de Mongolie. Le seul regret à la fin du deuxième acte, c’est de savoir qu’il n’apparaîtra plus au troisième, sinon par les effets monstrueux de l’exécution ordonnée par son personnage. Tous les rôles secondaires sont de belle tenue.

Une soirée grandiose dûment saluée par les ovations d’un public ému, enthousiaste et ravi.

Luc-Henri ROGER
9 Mai 2025

Distribution

Musique Giacomo Puccini
Mélodrame en trois actes
Livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica
D’après le drame homonyme de Victorien Sardou

Direction d’orchestre James Conlon
Mise en scène Alessandro Talevi
Chef de chœur Ciro Visco
Scénographie d’Adolf Hohenstein reconstituée par Carlo Savi
Costumes Adolf Hohenstein reconstitués par Anna Biagiotti
Lumières Vinicio Cheli

Floria Tosca Anna Pirozzi
Mario Cavaradossi Luciano Ganci
Baron Scarpia Ariunbaatar Ganbaatar
Cesare Angelotti Luciano Leoni
Sacristain Domenico Colaianni
Spoletta Matteo Mezzaro
Sciarrone Marco Severin
Un geôlier Carlo Alberto Gioja

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Rome
Avec la participation du Chœur d’Enfants de l’Opéra de Rome (maestro Alberto de Sanctis)

Crédit photographique © Opera de Rome/Ricordi pour les photos de l'exposition et © Fabrizio Sansoni-Teatro dell_Opera di Roma pour les photos de la production.

Source du texte des Tableaux d'une exposition.: panneaux explicatifs de l'exposition.

mercredi 30 avril 2025

Suor Angelica / Il prigioniero. Les débuts réussis de Calixto Bieito à l’Opéra de Rome.

 

« L’idée de ce Triptyque décomposé est née d’un désir précis : celui de rendre hommage à ce grand homme de théâtre qu’était Giacomo Puccini ». C’est ainsi que Michele Mariotti, directeur musical du Teatro dell’Opera di Roma, a présenté le projet concernant Puccini, créé en collaboration avec le Festival Torre del Lago à l’occasion du centenaire de la mort du compositeur, dans une interview à la Repubblica.

L’idée du projet Trittico ricomposto est de dissocier les trois opéras de Puccini souvent joués au cours d’une même soirée (Il Tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi) et de les associer à autant de chefs-d’œuvre du 20ème siècle, créant ainsi trois diptyques à fort impact, qui ont été programmés sur trois saisons. L’Opéra de Rome a vu la juxtaposition d’Il Tabarro avec Il castello del Principe Barbablù de Béla Bartòk. Deux opéras contemporains à première vue très différents, mais qui abordent tous deux des thèmes très actuels tels que l’incommunicabilité dans les couples et la violence de genre. Le deuxième volet du projet a associé de manière plus prévisible Gianni Schicchi avec l’Heure espagnole. Le troisième rendez-vous, qui vient de connaître sa première ce 23 mars, fait dialoguer Suor Angelica avec Il prigioniero de Luigi Dallapiccola. Cette dernière combinaison n’est pas une idée nouvelle, elle a été  présentée au Teatro Real de Madrid en 2012 et à Lübeck en 2015. Les trois opéras du vingtième siècle ont été choisis pour leur assonance thématique avec les trois œuvres du Trittico de Puccini : dans la première juxtaposition, l’incommunicabilité des couples, dans la seconde, les drames familiaux, dans la dernière, la violence et la privation de liberté exprimées à travers le fanatisme religieux.

Yolanda Auyanet en Suor Angelica

Le rôle-titre de Suor Angelica est interprété en alternance par la soprano Corinne Winters, qui revient à Rome après avoir joué avec succès dans les Dialogues des carmélites et Káťa Kabanová, récemment à Munich. Elle partage le rôle avec Yolanda Auyanet, une soprano espagnole qui fait ses débuts dans le rôle d’Angelica après avoir interprété Tosca à l’Opéra de Rome en mars dernier. Marie-Nicole Lemieux fait ses débuts dans le rôle de la tante princesse, et la distribution est complétée par Annunziata Vestri (abbesse), Irene Savignano (Suor Celatrice), Carlotta Vichi (maîtresse des novices) et Laura Cherici (Suor Genovieffa). Le metteur en scène est Calixto Bieito, qui fait ses débuts dans la capitale italienne. 

Yolanda Auyanet en Suor Angelica et Annunziata Vestri en abbesse

Puccini a écrit la musique de Suor Angelica (1917) sur un livret du cinéaste et écrivain Giovacchino Forzano, l’homme qui a également rédigé le livret de Gianni Schicchi. L’opéra, qui se déroule au 17ème siècle, raconte l’histoire d’une jeune femme noble originaire de Florence. Après avoir donné naissance à un enfant illégitime, sa famille aristocratique l’envoie dans un couvent de religieuses. Pendant de nombreuses années, elle se demande ce que son fils a bien pu devenir et est finalement confrontée à des nouvelles accablantes à son sujet. La musique de Puccini exprime la tension et la terrible perte de la protagoniste alors qu’elle tente d’assimiler ce qu’elle a appris. 

Il prigioniero a été conçu à l’origine par le compositeur italien Luigi Dallapiccola comme un opéra radiophonique et a été créé le 1er décembre 1949 par la RAI (radio italienne). La première mise en scène a eu lieu le 20 mai 1950 au Teatro Comunale de Florence. La version de l’opéra est basée sur La Torture par l’espérance, l’un des Contes cruels d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, ainsi que sur La légende d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak de l’écrivain belge Charles de Coster. Elle a été conçue et partiellement écrite par Dallapiccola pendant la Seconde Guerre mondiale. La version de Dallapiccola a pour cadre l’Espagne à la fin du temps de l’Inquisition, l’époque de l’action des livres dont l’opéra est inspiré. L’intrigue tourne autour d’un Néerlandais protestant anonyme, un prisonnier, qui avait été rabbin dans l’histoire de Villiers. Le prisonnier résiste à la torture et reprend espoir lorsque son geôlier lui parle de la liberté. Il découvre bientôt que la porte de sa cellule est ouverte. Mais obtiendra-t-il vraiment la liberté tant attendue ?

Luigi Dallapiccola a pris une position parallèle à celle adoptée par le compositeur allemand Hans Werner Henze envers l’avant-garde de la musique sérielle en Allemagne à l’égard de son contemporain Luigi Nono. Tous deux étaient politiquement actifs et se montraient favorables à une réconciliation modérée entre tradition et sérialité progressiste. Pour Luigi Dallapiccola, la tradition signifiait tant la “cantabilité” italienne que l’intensité expressive vériste, qu’il était capable de combiner d’une manière idiosyncrasique en composant « avec douze tons qui ne se rapportent qu’entre eux ». Il prigioniero est une œuvre centrale tant sur le plan de la composition que sur le plan thématique. Dallapiccola décrit ici la torture psychologique qu’un geôlier infligeait à un prisonnier apparemment « politique » pendant la Contre-Réforme sous Philippe II en le lui faisant miroiter sa libération prochaine puis en le conduisant au bûcher. Le pôle opposé est incarné par la mère affolée qui pressent la fin cruelle de son fils sans pouvoir le sauver.

La mise en parallèle du Prigioniero et de Suor Angelica fait sens. Le prisonnier est conduit au bûcher avec une froideur implacable, la religieuse est cloîtrée dans un couvent à cause d’un fils illégitime, et à la fin monte au ciel dans la brillance d’un halo sonore. À première vue, la combinaison est plutôt audacieuse, mais à y regarder de plus près, c’est précisément dans ses contrastes qu’elle est passionnante. Dans les deux opéras, une personne doit payer pour avoir violé des normes politico-confessionnelles ou moralo-religieuses, la relation mère-enfant forme l’antithèse d’un monde sans pitié, et dans les deux cas les thèmes et les institutions religieuses jouent un rôle important. Sur la base de telles relations, on pourrait lire la fin du Prigioniero de Dallapiccola comme une antithèse au final de la transfiguration de Puccini comme un contrafactum d’un geste de réconciliation pompeux et opératique, qui pouvait difficilement prétendre à une quelconque crédibilité même lors de sa première immédiatement après la Première Guerre mondiale. « Ce qui unit ces deux chefs-d’œuvre, c’est la condition d’emprisonnement claustrophobique qui saisit et anéantit les protagonistes, unis par leur espoir déçu. Tous deux sont prisonniers d’un destin qu’ils ne peuvent pas changer» souligne encore Michele Mariotti. Sœur Angelica a été privée du droit d’aimer et d’être mère, et pour cet amour, elle a été enfermée dans un monastère. Sept ans plus tard, elle reçoit la visite de sa tante princesse qui lui annonce la mort de son fils. Survivre à la mort de son propre enfant est un deuil impossible à surmonter. Suor Angelica n’est pas le premier personnage féminin de Puccini à souffrir par amour. Dans le Prigioniero, l’homme sous la torture rampe comme un ver sans défense, mais contrairement à Suor Angelica, il trouve dans le geôlier un point d’appui, un espoir, avant d’être confronté à un grand inquisiteur et de réaliser qu’il a été trahi. Mais c’est l’amour de la vie qui est le signe de ce chef-d’œuvre».

« Ces deux œuvres reflètent l’ensemble du 20ème siècle, l’horreur et le traumatisme de la Première et de la Seconde Guerre. Le voyage intérieur des deux personnages est très similaire, ils découvrent le mensonge de l’espoir et la façon dont ils ont été manipulés », explique le réalisateur espagnol Calixto Bieito. Michele Mariotti apporte lui aussi son analyse : « Dans Suor Angelica, il est émouvant de voir comment Puccini, avec de délicates couleurs pastel, décrit un univers féminin composé de femmes aux caractères et aux tempéraments différents, que le vœu prononcé ne peut et ne doit pas dissimuler. Différente est l’atmosphère du Prigioniero, dont l’indication initiale du compositeur, « strident », nous introduit immédiatement dans un climat d’horreur, de délire et de cruauté. Une mère peut-elle survivre à son enfant torturé ? Un être humain peut-il encore avoir la force d’espérer la liberté ? Une amitié peut-elle se révéler aussi cruelle après avoir fait rêver de la fin des tourments ? Telles sont les situations décrites par la musique de Dallapiccola, qui alterne des moments de violence atroce et des moments plus oniriques ».

Calixto Bieito et Anna Kirsch pour la scénographie se sont attachés à créer des passerelles entre les deux opéras. Toute l’action du premier opéra se déroule dans le jardin du couvent dont les fleurs côtoient des herbes médicinales, des plantes confiées aux bons soins de Suor Angelica qui s’est fait une réputation de soignante, mais qui connaît aussi les plantes aux substances mortifères. Les sœurs se livrent à l’exercice de la confusion publique au cœur de ce jardin baigné d’une douce lumière. Mais ce ne sont là que des péchés véniels. Un personnage incongru, un homme tout de blanc vêtu et porteur d’une plaie sanguinolente au cou se trouve mêlé aux sœurs, il meurt et est bientôt porté sur les épaules des sœurs qui forment un cortège funéraire. L’association que beaucoup de spectateurs ont faite se vérifie en seconde partie : il s’agit du corps du prisonnier. Le jardin est entouré d’un mur de clôture fait de planches verticales séparées par de faibles interstices.

Au début du Prigioniero, la même scène fleurie sert de décor, mais le rectangle fleuri qui couvrait presque toute la scène s’élève bientôt dans les cintres pour laisser place à un trou noir béant. L’envers du rectangle se révèle être une verrière grillagée qui éclairera l’action de l’opéra de Luigi Dallapiccola. Les couleurs pastel du jardin ont fait place à la noirceur de l’univers carcéral, les innombrables fleurs ont cédé la place à une grande racine d’arbre sur laquelle vient se poser le prisonnier et au départ de laquelle il simule à un moment son envol en agitant ses bras comme s’il s’agissait d’ailes. Dans les deux parties, les lumières de Michael Bauer jouent un rôle essentiel : ici pour renforcer l’impression de clôture et d’emprisonnement, là pour accompagner l’extase mystique alors que Suor Angelica vient de se donner la mort tout en implorant la Vierge qui lui offre son pardon, et à la fin du second opéra pour éclairer de manière dramatique l’horreur absolue du prisonnier qui comprend qu’il va être brûlé vif dans les bûchers de l’Inquisition. Calixto Bieito réussit une mise en scène aux lignes très épurées et d’une grande lisibilité avec une rare sobriété de moyens, extrêmement respectueuse des intentions exprimées par les deux compositeurs. Il s’est attaché à mettre en lumière le parcours émotionnel des deux protagonistes. Il excelle aussi dans le placement et la chorégraphie du groupe des nonnes qui fonctionne comme un essaim chantant, avec une belle trouvaille : les  nonnes se dévêtent et, en sous-vêtements, façonnent leurs habits en boule qu’elles se mettent à bercer en fond de scène alors que Suor Angelica délire de douleur.


Le vestiaire des nonnes conçu par Ingo Krügler apporte une touche médiévale au premier opéra, leurs tenues impeccables les font apparaître chastes et pures, en recherche de perfection dans le suivi des règles de l’Ordre, mais lorsqu’elles s’en défont le jeu apparent de la vie des moniales se craquèle pour mettre au jour des fêlures morales qui vont jusqu’à la folie. Ainsi de la mère abbesse, superbement interprétée par Annunziata Vestri, qui laisse très vite apparaître les signes d’un profond dérèglement avec son longue chevelure déroulée que ne retient plus aucun voile. La tante Princesse, toute de soie fleurie revêtue, sombre elle aussi dans la folie lorsque les accusations de Suor Angelica finissent par percer sa carapace hautaine de grande aristocrate à la vertu rigide. 

Dans Puccini, Michele Mariotti donne une direction d’orchestre tout en soutien de la tension dramatique d’un univers cloîtré dont les personnages enclins à la claustrophobie ne trouvent de chemin de sortie que dans la folie, la mort ou l’illumination mystique. Puccini avait toujours désiré faire pleurer le public et Michele Mariotti s’entend à conduire l’orchestre au cœur d’une musique poétique qui touche directement l’âme des spectateurs en évoquant l’amour et les terribles souffrances qui l’accompagnent dans cet opéra écrit pour les seules voix de femmes. Une direction d’une rigoureuse précision d’une poignante magie qui sait rendre compte tout à la fois avec légèreté des petites préoccupations des moniales et avec gravité de l’âme suppliciée de la protagoniste. Michele Mariotti est tout aussi brillamment parvenu à nous donner accès aux lignes redoutables de la musique sérielle de Dallapicolla et à nous les rendre intelligibles. Il nous faire comprendre que cette musique dodécaphonique n’a rien de cacophonique, — une fâcheuse réputation dans l’esprit de beaucoup, — mais qu’elle peut servir à porter l’expression des émotions les plus paroxystiques. 

Des chanteurs de tout premier plan couronnent cette belle entreprise. Dans Suor Angelica, la découverte de la prise de rôle de Yolanda Auyanet fut une révélation. La soprano espagnole s’est totalement investie dans le rôle dont elle commence à détailler les émotions avec une sensibilité raffinée pour la faire suivre bientôt d’un crescendo passionnel exprimé avec une authenticité des plus poignantes. La projection et le phrasé sont impeccables, le volume impressionnant, la technique d’une sûreté sans faille. Yolanda Auyanet a livré une incarnation d’une beauté bouleversante.

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Marie-Nicole Lemieux en Zia Principessa

Marie-Nicole Lemieux donne une formidable Zia Principessa, à la rigidité glaçante et redoutable, avec son merveilleux contralto que nous avions eu l’occasion de découvrir pâmés d’admiration il y a 25 ans au Concours Reine Elisabeth de Bruxelles. L’abbesse complètement déjantée est jouée avec un talent consommé par Annunziata Vestri. Les nonnes fonctionnent à la manière d’un chœur au sein duquel se distinguent la Sœur Zélatrice d’ Irene Savignano et la Sœur Genovieffa de Laura Cherici.
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Ángeles Blancas et Mattia Olivieri. La mère et le prisonnier.

Le prologue du Prigioniero est tout occupé par le personnage de la mère du prisonnier qui dans l’angoisse d’un cauchemar voit le roi Philippe II se transformer en camarde. La soprano dramatique Ángeles Blancas, une passionnée et spécialiste du répertoire du 20ème siècle, interprète le rôle de la mère avec une puissance incandescente qui lui fait brûler les planches. Quelle présence, quelle force d’expression, quelle interprétation pour ce solo d’entrée, un grand air hérissé de difficultés dont la chanteuse semble se jouer !
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Le baryton italien Mattia Olivieri exprime avec brio les effets des tortures mentales subies par le prisonnier berné par un geôlier cynique et convaincant. John Daszak emplit toute la scène par sa présence imposante et l’expressivité de son énorme talent dramatique. Il se montre totalement crédible dans le rôle du geôlier insidieux et prometteur dont on comprend bientôt qu’il n’est autre que le grand inquisiteur.
Il Prigioniero Mattia Olivieri Prigioniero John Daszak Il Carceriere ph Fabrizio Sansoni Opera di Roma 2025 7283
Mattia Olivieri et John Daszak

Une femme promise aux flammes de l’Enfer dont elle est sauvée par son amour et par sa foi, un homme promis aux flammes du bûcher et qui se croit sauvé avant d’être brûlé vif. Et un public comblé par une soirée brillant des feux de l’excellence. 

Distribution du 27 avril 2025

Suor Angelica / Il prigioniero. Troisième partie du projet triennal Trittico ricomposto, en collaboration avec le Festival Puccini di Torre del Lago à l’occasion du centenaire de la mort de Puccini et en commémoration du cinquantième anniversaire de la mort de Luigi Dallapiccola.

Direction d’orchestre Michele Mariotti
Metteur en scène Calixto Bieito
Chef de chœur Ciro Visco
Scénographie Anna Kirsch
Costumes Ingo Krügler
Lumières Michael Bauer

Suor Angelica  

Opéra en un acte de Giacomo Puccini sur un livret de Giovacchino Forzano

Suor Angelica Yolanda Auyanet 
La tante Princesse Marie- Nicole Lemieux
L’abbesse Annunziata Vestri
La zélatrice Sœur Irene Savignano
La maîtresse des novices Carlotta Vichi
Sœur Genovieffa Laura Cherici
Sœur Osmina/la novice Jessica Ricci
Sœur Dolcina Ilaria Sicignano
L’infirmière Sœur Maria Elena Pepi

Il prigioniero

Musique et livret de Luigi Dallapiccola
Opéra en un prologue et un acte
Livret de Luigi Dallapiccola 

La mère Ángeles Blancas
Le prisonnier Mattia Olivieri
Le geôlier / le grand inquisiteur John Daszak
Le premier prêtre Nicola Straniero
Le deuxième prêtre Arturo Espinosa

Orchestre et Chœur du Teatro dell’Opera di Roma
avec la participation du Chœur des Voix Blanches (Coro di Voci Bianche) du Teatro dell’Opera di Roma (Maestro Alberto de Sanctis)

Crédit photographique © Fabrizio Sansoni Teatro dell'Opera di Roma

mercredi 23 avril 2025

Le Festival de Pâques de Salzbourg présente une version revisitée de la Khovanchtchina

Marfa - Nadezhda Karyazina (scène finale, la pluie de cendres)

Le Festival de Pâques de Salzbourg 2025 a mis à l'affiche La Khovanchtchina, le chef-d'œuvre inachevé de Modest Moussorgski, dans une version retravaillée qui a pour ambition de présenter cet opéra dans son intégralité, tout en tentant de répondre à ce que Moussorgski recherchait apparemment. La nouvelle production a été confiée au metteur en scène et acteur britannique Simon McBurney, qui a travaillé en synergie avec son frère, le compositeur Gerard McBurney et avec le chef d'orchestre Esa-Pekka Salonen, une équipe qui se connaît de longue date. La version du Festival utilise les orchestrations de Dmitri Chostakovitch  et d'Igor Stravinsky, complétées par une passerelle entre ces deux parties composée par Gerard McBurney. Pour cette entreprise, le Festival a travaillé en coproduction avec le MET de New York qui jouera l'opéra probablement en 2030.

Passionné par l'histoire de sa patrie, Modeste Moussorgski avait commencé le projet en 1872 alors qu’il travaillait encore sur l’opéra Boris Godounov. Le compositeur avait mené une recherche quasi obsessionnelle sur une partie sombre de l'histoire russe, le soulèvement des Streltsy au 17e siècle. Les événements, pleins de conspirations et de violences impitoyables, ressemblent étrangement aux événements qui se déroulent dans la Russie d'aujourd'hui. Esa-Pekka Salonen estime qu'en opérant quelques changements dans les noms et les détails, le chef-d'œuvre inachevé de Modest Moussorgski pourrait être une histoire de notre époque : les plans de coup d’État d’une armée privée implosent et s’évanouissent en fumée,  des tentatives sont faites pour instrumentaliser la religion afin de promouvoir des aspirations politiques, la désinformation règne en maîtresse, les gens ne savent plus que croire et finissent par se méfier de presque tout le monde. Les rebelles sont confrontés à de lourdes sanctions, mais soudain, le tsar Pierre le Grand qui vient d'accéder au pouvoir gracie les révoltés.

L’histoire de la Khovanchtchina est fascinante et complexe. Il s'agit du dernier opéra de Modeste Moussorgski, resté inachevé à sa mort en mars 1881. Il n'a laissé que des esquisses fragmentaires et aucune partition pour piano des deux dernières scènes. La première version de l'opéra dans son intégralité fut achevée dés 1882 par Nikolaï Rimski-Korsakov, ami de Moussorgski, qui pallia l'absence de  fin en en ajoutant une fin de sa propre composition. En 1913, Igor Stravinsky ajoute une nouvelle fin pour Sergei Diaghilev et les représentations parisiennes organisées dans le cadre des Ballets russes. Finalement, en 1958, Dmitri Chostakovitch retravailla toute l'orchestration à partir d'une édition des esquisses de Moussorgski, datant de 1931, par le musicologue Pavel Lamm et le compositeur Boris Asafiev, en y ajoutant sa propre fin. Depuis lors, la version de Chostakovitch s'est imposée dans les maisons d'opéra du monde entier.

La production salzbourgeoise présente une version de la fin de l'opéra qui tente de rester aussi proche que possible des esquisses manuscrites survivantes de Moussorgski avant de passer au final du début du 20e siècle composée par Stravinsky. Le travail sur ces esquisses a été dirigé par le compositeur Gerard McBurney, un spécialiste de la Russie, qui a accordé une attention particulière à une seule page extrêmement révélatrice de l'écriture de Moussorgski, découverte plusieurs décennies après l'achèvement de la version de Chostakovitch et aujourd'hui conservée au Musée de la musique de Moscou. « J'ai vu, - commente Gerard McBurney, - que cette fragmentation de la musique survivante nous permet de moduler une expérience fascinante, depuis la merveilleuse version de Chostakovitch, en passant par une sorte de terrain vague dans lequel nous n'avons que les esquisses fragmentaires de Moussorgski, jusqu'à la belle rédemption de la conclusion de Stravinsky. » Nous voulions nous assurer que le public entende chaque note de Moussorgski. » L'artiste sonore finlandais Tuomas Norvio a lui aussi contribué à la nouvelle version en créant un environnement sonore électronique d'ambiance pour entrelacer les fragments : il crée notamment la sombre atmosphère des levers de rideau, introduit des carillons de cloches et, en fin de spectacle, les bruissements de la forêt et le chant des oiseaux.

Première scène - Les cadavres de la Moscova /
Le rideau du Bolchoï en fond de scène

La salle est plongée dans l'obscurité, on entend des grondements sonores que déversent les haut-parleurs. Une femme s'avance vers le grand rideau métallique de cuivre doré. Le rideau se lève pour faire place à un autre rideau, qui n'est autre que le rideau historique rouge et or du Bolchoï, avec ses aigles bicéphales à têtes couronnées et, partout, les broderies qui forment le nom du pays, Rossia. Ce deuxième rideau n'est en fait qu'une projection vidéo qui va bientôt laisser la place à un troisième rideau, identique au second, qui se lève à son tour en léchant la scène, dont le sol sur lequel reposent des cadavres humains s'élève en oblique. Après cette mise en situation, les décors et les costumes ne donneront que peu de repères historiques. Des tablettes ou des téléphones portables, des photos d'icônes brandies par les fidèles, on pourrait se trouver dans la Russie contemporaine, ou dans tout pays totalitaire. L'orchestre entame le ravissant prélude qui évoque un lever de soleil sur la Moscova, mais ce romantisme bucolique est vite oublié lorsqu'on voit le sol jonché des cadavres tombés lors du massacre de la veille. Ce soleil s'élevant au travers des brumes matinales sur le fleuve est semblable au tragique " Soleil cou coupé " qui termine le poème " Zone " de Guillaume Apollinaire.

Chœur Philharmonique Slovaque et Bachchor Salzburg

La scénographe Rebecca Ringst a réduit la largeur de la scène en installant en son centre un grand caisson scénique aux parois de métal gris où se déroulent la plupart des scènes. Le sol et les parois sont mobiles et forment divers assemblages qui permettent surtout de mettre les personnages et leur psyché en lumière, sans références spatio-temporelles précises, en dehors de quelques clins d'œil à l'actualité des dernières années : l'ambition MAGA transposée en Russie avec un " Make Russia Great again ", un des Streltsy est affublé du costume porté par l'activiste d'extrême-droite américain connu sous le nom de QAnon Shaman, en fin d'opéra le pope Dossifey dénude son torse et l'on voit sur son dos un grand tatouage représentant la Croix orthodoxe,... Mais ce ne sont là que des détails au regard de la ligne directrice de la mise en scène qui tend à souligner l'avidité des dirigeants dans la lutte pour le pouvoir et l'ignorance des masses facilement manipulables. La partition de Moussorgsky est fortement ancrée dans le folklore russe, mais  la couleur locale que la musique transporte est absente des costumes et des décors. " Le passé dans le présent – ​​telle est ma tâche ! " Le propos de Moussorgsky, qui en 1872, alors qu'il s'attelait à la rédaction du livret et de la partition de La Khovanchtchina a sans doute alimenté les intentions de la mise en scène de Simon McBurney.  Le metteur en scène et la scénographe se sont attachés à lever voile après voile jusqu’à ce que la vérité éclate. Et la vérité n'est en général pas belle à voir : "L'art et rien que l'art, nous avons l'art pour ne point mourir de la vérité." écrivit Nietzsche, qui, contemporain de Moussorgsky, est souvent revenu sur le sujet. 

Le livret se nourrit de la sombre histoire de la prise de pouvoir conjointe de Pierre, le fils du tsar Alexis Ier, le futur Pierre le Grand, et de son frère Ivan V, il condense en un seul épisode les trois révoltes des Streltsy qui veulent s'emparer du pouvoir et l'immolation des Vieux-Croyants lors de la troisième révolte. Marfa est le seul personnage principal qui ne soit pas historique. Cette merveilleuse figure tragique appartient au départ au groupe des Vieux-Croyants, mais elle évolue entre toutes les factions et s'en démarque par son identité propre pour rapidement devenir le personnage principal de l'action.

La direction d'orchestre est confiée à l'expertise d'Esa-Pekka Salonen dont la fascination pour le répertoire russe traverse toute la carrière. En 2011, il avait déjà travaillé avec Gerard McBurney sur la première du fragment d’opéra perdu depuis longtemps de Dmitri Chostakovitch, Orango. L'Orchestre symphonique de la radio finlandaise répond tout en souplesse à la battue tout à la fois précise, techniquement très informée et élégante du chef finnois. Un travail complice du chef et de l'orchestre qui travaillent de concert depuis plus de quatre décennies : Esa-Pekka Salonen fit partie de l'orchestre en tant que corniste dès l'âge de 16 ans.  Ensemble ils sont parvenus à relever le défi de rendre les  ambivalences qui traversent toute la pièce, des opposés qui se produisent simultanément dès le prélude qui évoque la beauté  du soleil qui se lève sur le fleuve et l'horreur d'un sol baigné de sang. Ailleurs, les notes plus agressives reflétant les violences du drame se mêlent à la douceur des chants populaires.

La mezzo-soprano russe Nadezhda Karyazina remporte les lauriers d'une victoire étincelante à Salzbourg, où elle fait des débuts unanimement acclamés et où elle s'est vu décerner le prix Herbert von Karajan 2025, un prix remporté de concert avec le chef Maxim Emelyanychev qui a cette année dirigé l'oratorio Elijah de Mendelssohn au Festival. Nadezhda Karyazina excelle tant par son jeu de scène que par son chant souverain. Elle dresse le portrait déchirant de Marfa avec une ardeur enflammée qui lui fait brûler les planches. Tout est naturel dans son interprétation qui rend un vibrant hommage au compositeur. C'est d'une beauté tragique hallucinante ! Nadezhda Karyazina apporte un pathos poignant à la scène finale qui combine le suicide collectif des Vieux-Croyants qui s'immolent par le feu avec l'agonie du Prince Andrei Khowanski (excellent Thomas Atkins) qui meurt dans les bras de Marfa, dans une attitude qui rappelle certaines Pietà, mise en lumière par les admirables éclairages de Tom Visser. Simon McBurney propose un final original : on ne voit l'incendie que par les flammes de vidéos projetées en coulisses, alors que des masses de cendres tombent avec fracas des cintres sur la scène préalablement recouverte d'un tapis de plastique noir. 

Prince Ivan Khovansky - Vitalij Kowaljow

Deux basses formidables tiennent les rôles des chefs insurrectionnels : l'ukrainien Vitalij Kowaljow dans le rôle du boyar Ivan Khovansky, le chef des Streltsy, et l'estonien Ain Angur dans celui du fervent Vieux-croyant Dosifey. L'un et l'autre disposent de la puissance vocale nécessaire pour emplir le Grand Palais des Festivals, d'autant que le caisson mis en place par Rebecca Ringst n'a pas reçu de plafond qui aurait pu servir d'abat-voix. Le baryton basse canadien Daniel Okulitch fait des débuts salzbourgeois très réussis en prêtant sa voix au diplomate russe Shaklovity, l'un des principaux conseillers de la régente Sophia Alekseyevna. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke donne un Scribe convaincant avec son ténor de caractère d'un beau métal. Les grandes scènes chorales sont brillamment enlevées par le Chœur philharmonique slovaque et le Chœur Bach de Salzbourg, dont les impressionnants mouvements groupés sur scène ont été chorégraphiés avec un talent d'orfèvre par Simon McBurney.

Les frères McBurney et le chef Esa-Pekka Salonen ont réalisé de la belle ouvrage en parachevant le patchwork inachevé de la  Khovanchtchina. Simon McBurney a proposé une lecture intelligible de l'opéra en lui octroyant une dimension universelle. Aux applaudissements, le public, très enthousiaste, a salué l'ensemble de la production et ovationné en un couronnement bicéphale l'inoubliable Marfa de Nadezhda Karyazina et l'intelligente direction d'orchestre d'Esa-Pekka Salonen.

Production 

Direction musicale - Esa Pekka Salonen
Mise en scène et chorégraphie - Simon McBurney
Scénographie - Rebecca Ringst
Costumes - Christina Cunningham
Lumières - Tom Visser
Conception vidéo - Will Duke
Codirection et mouvement - Leah Hausman
Design sonore - Tuomas Norvio
Dramaturgie et conseil - Gerard McBurney, Hannah Whitley

Distribution 

Prince Ivan Khovansky - Vitalij Kowaljow
Prince Andrei Khovansky - Thomas Atkins
Prince Vasily Golitsin - Matthew White
Shaklovity - Daniel Okulitch
Dosifey - Ain Anger
Marfa - Nadezhda Karyazina
Scribe - Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Emma - Natalia Tanasii
Varsonofyev - Rupert Grössinger
Susanna - Allison Cook
Kuzka - Theo Lebow
Streshnev - Daniel Fussek

Orchestres & Chœurs 

Orchestre symphonique de la radio finnoise
Chœur Philharmonique Slovaque
Préparation Jan Rozehnal 
Bachchor Salzburg
Préparation Michael Schneider
Choeur d'enfants du Festival de Salzbourg
Préparation Wolfgang Götz et Regina Sgier

Crédit photographique © Tom Visser Design (photos 1) et 3 / Inés Bacher (photos 2 et 4)