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mercredi 2 juillet 2025

Sphären.03. — Cinq chorégraphies innovantes en ouverture du Festival de Munich

Shutters Shut

Le mot « sphères » (Sphären en allemand) vient de la science céleste pré-moderne, où il désigne ce qui se regroupe en cercle autour d'un centre, en couches et suivant un ordre supérieur. Autour de l'étoile fixe de l'art chorégraphique, des danseurs évoluent dans différentes sphères. Ils disposent d'expériences différentes et pratiquent des styles différents que le public est invité à découvrir.

Sur invitation de Laurent Hilaire, qui préside aux destinées du Ballet d'État de Bavière depuis mai 2022, des chorégraphes confirmés font office de curateurs dans Sphères : ils choisissent des danseurs de la jeune génération qui doivent répéter ou créer un travail à Munich. De plus, au moins une de leurs chorégraphies est présentée dans le même programme. Après Marco Goecke et Angelin Preljocaj, Laurent Hilaire a désigné le duo Sol León & Paul Lightfoot comme curateurs du programme Sphères.03. de cette année, qui vient de connaître sa première. Avec la double chorégraphie Schmetterling (Papillon) l'Espagnole et le Britannique ont réussi à conquérir le public munichois. Avec Shutters Shut et Subject to Change, tous deux créés en mars 2003 à La Haye, deux nouvelles œuvres des deux chorégraphes font leur entrée au répertoire du Bayerisches Staatsballett. 

Sol León et Paul Lightfoot ont invité quatre chorégraphes novateurs à Munich : Pau Aran Gimeno, Dimo Milev, Eliana Stragapede et Borna Babić. Les trois derniers ont chacun créé une nouvelle pièce avec des danseurs du Staatsballett, tandis que Pau Aran Gimeno a travaillé sur une œuvre existante, Seeking the truth.

Seeking the Truth, au coeur du mal de vivre

Seeking the Truth est une pièce de danse qui semble narrative mais dont le décodage nous a paru difficile. À l'origine cette pièce était conçue comme un solo, Pau Aran Gimeno l'a ensuite recomposée pour un ensemble. Un groupe de sept danseurs et danseuses procède avec des gestes lents et précis à ce qui paraît un auto-examen qui porte aussi sur le vestimentaire, et donc sur l'apparence, sur le souci de paraître et de paraître identique. Vêtus de tuniques et de pantalons blancs, ils enfilent une jupe au-dessus du pantalon, cela peut faire penser à une fustanelle. Ils vont ensuite un à un déposer deux cailloux sur deux tas différents. Ils appartiennent visiblement à un même groupe, ou alors ils sont la multiplication d'une seule personne en sept exemplaires. Il s'agit peut-être d'une pratique rituelle. La danse semble interroger l'identité de chaque danseur au sein du groupe et questionner l'appartenance au groupe ou encore l'acceptation au sein du groupe au regard de l'identité individuelle. Les réponses à ce type de questions s'impriment dans les corps en mouvement qui semblent exprimer la difficulté existentielle, le malaise et la frustration s'installent. La recherche de la vérité qu'indique le titre de la pièce est nécessairement douloureuse. La chorégraphie s'inscrit dans la lignée du solo d'Aran Gimeno Un cadavre exquis II. Alors qu'il y était question de la gratitude qu'on peut avoir vis-à-vis de nos ancêtres, Seeking the truth se concentre sur la gestion du rejet et de l'hostilité. 

Still After, Marina Mata Gomez et Pablo Martínez

La création d'Eliana Stragapede & Borna Babić Still After est également basée sur du contenu. Le duo s'est laissé guider par la question de savoir comment nous traitons la mémoire, et notamment par le fait que, selon le contexte, le souvenir est plus ou moins tangible. Cette idée se reflète dans la scénographie de la pièce qui installe deux rochers érodés par le vent ou la mer desquels se détachent lentement un homme et une femme. Les rochers symbolisent à la fois la manière dont la nature transmet la constance, mais  ils sont également exposés à l'érosion par l'eau et l'air. Les traces que nous y imprimons peuvent être effacées : l'homme imprime toute l'empreinte de son corps sur son rocher, mais cette empreinte disparaîtra. Stragpede & Babić ont créé un duo pour lequel, outre le contraste entre la rigidité ou la fluidité des mouvements, l'intimité est particulièrement importante. Les deux protagonistes explorent à la fois leur relation personnelle à la nature et leur relation interpersonnelle. C'est d'une beauté poétique confondante.

Le travail créatif de la chorégraphie de Dimo Milev In fragments est exécutée par deux couples qui semblent tous deux rechercher l'intimité, mais leur approche est différente, un couple semble d'emblée plus harmonieux et synchrone alors que l'autre procède par tâtonnements, avec des temps de rupture et des temps de rapprochement. Milev travaille sur un principe de répétition évolutive. Il met particulièrement en valeur le rapport entre l'intention et le mouvement exécuté. Son langage chorégraphique explore toutes les dimensions de l'espace, le principe d'expansion joue un rôle prépondérant et contraste de manière passionnante avec l'intimité recherchée. Une phrase prononcée par Dimo Milev lors des répétitions est emblématique non seulement d'In fragments, mais aussi de tout le processus de création de Sphären.03 : " Votre imagination est la limite. Vous serez surpris de voir jusqu'où vous pouvez aller ! "

Shutters Shut de Sol León & Paul Lightfoot ne dure que 4 minutes mais cette pièce si courte est une  chorégraphie pantomime d'une créativité, d'une originalité et d'une densité telles qu'elle mérite de figurer au panthéon de l'histoire du ballet contemporain. La pièce a été conçue au départ d'un extraordinaire poème que Gertrud Stein composa en 1923 : If I Told Him : A Completed Portrait of Picasso. Il s'agit d'une réponse à un portrait que Pablo Picasso a peint d'elle vingt ans auparavant. La poétesse avait enregistré sa propre lecture de son poème et c'est sur la voix de Gertrud Stein qu'évoluent deux personnages dansés et mimés par Carollina Bastos et Ariel Merkuri costumés et grimés de blanc et de noir, un travail chorégraphique d'une intensité exceptionnelle qui semble jouer sur l'imbrication du yin et du yang et sur l'ambiguïté du genre. La pièce composée de 1001 mouvements et de 1001 regards est d'une extrême rapidité d'exécution et ne peut être exécutée que par des danseurs au faîte de leurs carrières. Un travail " nanométré " qui a suscité des hurlements enthousiastes !

Laurretta Summerscales et Jakob Feyferlik
Subject to Change (Sous réserve de modification), la seconde pièce des curateurs de la soirée, met en scène une relation amoureuse dansée par deux premiers danseurs du Ballet bavarois, Laurretta Summerscales et Jakob Feyferlik, encadrés par un quatuor masculin, six officiants qui évoluent sur une musique éminemment poétique:  l'arrangement orchestral que donna Gustav Mahler  de La Jeune Fille et la Mort de Schubert. Au départ Sol León & Paul Lightfoot voulaient réaliser une pièce chorégraphique comportant un pas de deux et un grand tapis rouge pour le danse. Le titre lui-même reflète l'essence du processus créatif qui peut avoir tendance à s'écarter des attentes et est sujet au changement, un thème que ce ballet explore. Le ballet utilise de manière innovante un grand tapis rouge qui se présente d'abord roulé pour être ensuite déployé de façon spectaculaire sur la scène, symbolisant le déroulement des émotions et des expériences. Le quatuor masculin fait ici tournoyer le tapis et se glisse là sous les coins du tapis pour s'y enrouler. L'œuvre d'une grande puissance d'évocation émotionnelle explore les thèmes du changement, des relations et de la condition humaine, avec un accent particulier sur les complexités de l'amour et de l'intimité. 

Des applaudissements  et des rappels des plus enthousiastes ont longuement salué cette soirée de ballet exceptionnelle.

Distribution de la représentation du 30 juin

Seeking the Truth

Chorégraphie, mise en scène Pau Aran Gimeno
Musique Flavien Berger
Dramaturgie José Troncoso
Costumes Isabelle Peña
Lumières Christian Kass
Danseurs Elvina Ibraimova Ana Gonçalves Jasmine Henry Phoebe Schembri Severin Brunhuber Matteo Dilaghi Alfie Pearce

Still After

Chorégraphie, concept et costumes Eliana Stragapede Borna Babić
Musique Nenad Kovačić
Scénographie RV réalisée par Hajek
Lumières Christian Kass
Danseurs  Marina Mata Gomez Pablo Martínez

In fragments

Chorégraphie, costumes Dimo Milev
Musique Brambles
Lumières Christian Kass
Danseurs Sabrina Yap Dani Gibson Clark Eselgroth Nikita Kirbitov

Shutters Shut

Chorégraphie, costumes Sol León Paul Lightfoot
Texte Gertrude Stein
Lumières Tom Bevoort
Coordination technique Éric Blom
Costumes Joker Visser
Répétition Chloé Albaret
Danseurs Carollina Bastos Ariel Merkuri

Subject to Change

Chorégraphie, scène, costumes
Sol León Paul Lightfoot
Musique Franz Schubert
Lumières Tom Bevoort
Coordination technique Éric Blom
Costumes Joker Visser
Répétiteurs Chloé Albaret Menghan Lou Roger Van der Poel
Premiers danseurs Laurretta Summerscales Jakob Feyferlik
4 danseurs Florian Ulrich Sollfrank Tommaso Beneventi Konstantin Ivkin Robin Strona

Crédit photographique © Katja Lotter

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