La scène finale d'une comédie colossale |
Matthias Davids est l'un des metteurs en scène de comédies musicales les plus réputés du monde germanophone, s'illustrant dans tous les genres musicaux, y compris l'opéra. Se ralliant à l'idée que les Maîtres Chanteurs sont un opéra-comique ou une comédie lyrique, il propose une mise en scène légère et humoristique, qui fait une large place à l'expression émotionnelle. Il déplace le temps de l'action vers l'époque contemporaine, dans un présent qu'il qualifie d'abstrait, tout en habillant les personnages de vêtements qui combinent le vestiaire actuel à celui de l'époque de Hans Sachs. Pour comprendre son propos, on gardera présent à l'esprit que le plus célèbre des maîtres chanteurs fut aussi l'auteur de pièces de théâtre carnavalesques au comique burlesque. À la suite d'Alex Ross, l'auteur de Wagnerism, Matthias Davids présente les Meistersinger comme une " comédie colossale ".
La scénographie d'Andrew D. Edwards s'alimente d'une réflexion sur l'architecture du Festspielhaus, dont les matériaux, les formes et les couleurs trouvent des réminiscences dans ses décors. Chacun des trois actes est architecturé au départ d'une figure géométrique simple : le triangle, le carré et le cercle.
Les Meistersinger en assemblée |
L'église Sainte-Catherine du premier acte est juchée au sommet d'une colline simplement suggérée par un long escalier périlleux dont la pente raide est bordée par un à-pic. Un panneau signale le danger de chute. Des musiciens jouent sur une placette à droite de l'escalier. L'espiègle Eva s'est amusée à lancer des avions en papier qui à l'atterrissage ont formé un cœur. La structure est en forme de triangle, une figure géométrique souvent associée au divin. Le plateau tournant dévoile ensuite une salle que l'on prépare pour l'assemblée des Maîtres Chanteurs. La salle reproduit celle du Palais des Festivals, elle est rythmée par des piliers qui portent des globes lumineux, ses rangées de chaises en bois à sièges rabattables reproduisent les sièges inconfortables sur lesquels sont assis les spectateurs. L'escalier qui conduisait à l'église borde à présent la salle, il accueillera les spectateurs venus assister aux débats de l'assemblée.
Le décor du deuxième acte est conforme aux indications du livret : à gauche la maison de Hans Sachs, à droite celle de Veit Pogner, entre les deux, une ruelle. Ce sont des maisons à colombage faites d'assemblages de carrés et de triangles, avec des motifs qui rappellent la façade du Festspielhaus. Pour le scénographe, le carré est synonyme de stabilité, de solidité, d'ancrage, de sécurité. Mais c'est une sécurité contraignante, qui provient de règles strictes et rigides que l'on ne peut enfreindre. Le carré en devient ennuyeux, il est à l'opposé de l'inspiration, de l'enthousiasme et de l'amour. Lors de la rixe qui clôture l'acte, les maisons se démantèlent, leurs toitures remontent vers les cintres, les maisons s'écartent pour s'ouvrir sur une place où on a tôt fait de transformer en ring de boxe. L'ordre bourgeois a volé en éclats.
L'atelier de Hans Sachs |
Le cercle domine le troisième acte. L'atelier de Hans Sachs se définit par son dessin ovale, une simple paroi de bois le long de laquelle sont rangés les outils du cordonnier. Le cercle est synonyme de protection, d'intimité et d'intériorité. Le cercle est le lieu de l'inclusion, de l'appartenance. Seul l'atelier, entouré de ténèbres, reçoit un doux éclairage. C'est ici qu'Hans Sachs chante son plus grand air, celui de la folie humaine ("Wahn, Wahn, überall Wahn!"). C'est ici qu'Hans Sachs instruit Walther dans les arcanes de la tablature et qu'il pardonne Beckmesser de lui avoir dérobé le poème que ce dernier lui attribue à tort. C'est ici encore qu'il renonce définitivement à Eva, la musique rappelant des motifs de Tristan und Isolde. Hans Sachs est le seul personnage de l'opéra qui soit capable de recul et de réflexion, il est à l'image de son créateur qui s'interroge sur la séduction des masses ou sur la nature de la création artistique. Sa profonde humanité le rend attachant.
Michael Spyres (Walther von Stolzing) |
L'action de la dernière scène de l'acte se passe dans une grande prairie où sont dressées des tribunes et des estrades. Matthias David a voulu y recréer l'ambiance d'une fête de ville au cours de laquelle on couronne le vainqueur d'un concours de chant. Un ciel bleu apparaît, une scène est dressée avec des rayons solaires, qui entourent Eva dont la tête émerge d'une montagne de fleurs. Une énorme baudruche représentant une vache sur le dos, pis en l'air, sert d'auvent à la scène. Il n'y a pas de podium : on a disposé des bottes de foin sur lesquels les concurrents feront la preuve de leurs talents. Le jury des Meistersinger est assis en demi-cercle sur des tabourets à motifs musicaux. Le plateau grouille d'une multitude carnavalesque. On y voit des jeunes femmes en dirndl portant de grands rubans : ce sont les reines corporatives, adoubées pour l'année, les reines de la bière ou du vin franconiens, du bretzel, etc. Des lutins à bonnets rouges se mêlent joyeusement aux Bavarois en culottes de cuir. Clin d'oeil amusant: deux femmes sont habillées et coiffées à la Angela Merkel, une habituée de la Colline verte, deux hommes figurent Thomas Gottschalk, un présentateur bavarois célèbre. Toute la scène est extrêmement colorée et kitsch à souhait. Le chorégraphe Simon Eichenberger, qui a sans doute aussi signé la débandade des combats de rue de la fin du deuxième acte, a habilement orchestré les mouvements de cette foule grouillante qui, comme par enchantement, s'organise en un instant en groupes homogènes. Mais pourquoi cette vache gonflable? Matthias Davids donne la clé de cette énigme dans le programme : Eva est présentée comme une "Preiskuh", une vache primée, la meilleure de sa race, elle est le prix que remportera le vainqueur du concours de chant. Cette vache à tête rouge et à museau blanc, à l'oreille annelée, s'inspire quelque peu de la Vache qui rit, qui en temps de guerre fut déformée en Wachkyrie (1). Walther refusera l'intronisation au sein la confrérie des Maîtres Chanteurs. C'est son amour qui lui a permis de ravir le cœur de la jeune femme. Eva, dont on avait déjà pu remarquer les velléités d'indépendance et la spontanéité, se libère elle aussi du carcan, tout fleuri qu'il soit, dans lequel son père avait cru bon l'enfermer.
Beckmesser (Michael Nagy) et Eva (Christina Nilsson) |
Les costumes foisonnants de Susanne Hubrich contribuent à l'originalité du spectacle. Les maîtres chanteurs sont vêtus de capes cérémonielles, portent les colliers de leur ordre et sont coiffés de bonnets phrygiens que l'on pourrait aussi prendre pour ces bonnets de fous que l'on voit dans des traditions carnavalesques allemandes. Hans Sachs arbore un gilet de cuir losangé, Walther un costume bleu à carreaux et une chemise imprimée de grands papillons, qu'il troquera au moment du concours pour un costume de soirée au col argenté et un t-shirt au motif de chevalier prêt au combat. David en culotte de cuir porte un t-shirt dont le hibou rappelle l'emblème de la Schlaraffia, cette société masculine pragoise qui avait pour devise "In Arte voluptas". Lors de la scène de la sérénade, Beckmesser apparaît en rockeur jouant fort mal d'un luth électrique discordant dont la caisse est en forme de cœur.
Daniele Gatti revient au pupitre du Festspielhaus après y avoir dirigé Parsifal de 2008 à 2011. Dès le prélude, qui se joue à rideaux fermés, le chef nous fait pénétrer dans l'univers sonore des Maîtres Chanteurs, une oeuvre qu'il considère comme un hymne à l'art musical, et plus particulièrement à celui de la tradition musicale allemande, avec des références à Bach, Mendelssohn, Carl Maria von Weber et Robert Schumann. Une direction passionnée et éloquente qui s'attache à rendre les nuances complexes et à entretenir la tension dramatique de l'oeuvre tout en en soulignant l'humour. L'hommage rendu au chef s'applique aussi à l'orchestre et aux choeurs qui ont reçu de vibrants applaudissements.
Hans Sachs (Georg Zeppenfeld) et Eva (Christina Nilsson) |
Tous les chanteurs tutoient l'excellence, et rien n'est plus plaisant qu'une distribution homogène planant dans les plus hautes sphères de son art. C'est un panthéon wagnérien que le Festival a convié, parmi lesquels des habitués du Festspielhaus et de nouvelles recrues qui ont fait leur joyeuse entrée au Saint des Saints. Georg Zeppenfeld a encore peaufiné son Hans Sachs, un rôle redoutable par sa longueur pour lequel il est impératif de savoir doser ses forces. Le chanteur incarne le maître primus inter pares avec beaucoup d'humanité et d'empathie. Sa projection, sa prononciation et ses intonations, techniquement parfaites, s'accompagnent d'un art de la narration éprouvé et d'un jeu scénique authentique et naturel. L'expressivité et les beautés de son recitar cantando laissent pantois d'admiration. Le ténor américain Michael Spyres, qui avait l'an dernier triomphé ici même en Siegmund, est définitivement adoubé au rang des plus grands chanteurs wagnériens avec son extraordinaire interprétation de Walther von Stolzing. Ce chanteur dont le répertoire est des plus variés a abordé les rôles wagnériens depuis la saison 2023/2024. Ce furent Lohengrin, Erik, Siegmund et aujourd'hui Walther qu'il réussit à rendre profondément attachant par son chant inspiré. Michael Nagy, baryton d'origine hongroise, donne un Beckmesser inhabituellement touchant. Il parvient à exposer la vulnérabilité de son personnage qui se montre incapable d'étendre à son chant sa maîtrise perfectionniste des règles de la tablature. Sa composition caricaturale d'un rocker looser est un régal. Michael Nagy construit progressivement son personnage par une multitude de touches impressionnistes et des mimiques qui en dessinent les contours contrastés. Un grand chanteur doublé d'un acteur au talent exceptionnel. Le ténor suisse Matthias Stier fait des débuts bayreuthois auréolés de gloire. Son David brûle les planches avec son jeu naturel et une voix mélodieuse dotée de lumineuses clartés, superbement placée et projetée. La soprano suédoise Christina Nilsson revient à Bayreuth où elle avait déjà interprété Freia l'an dernier. Elle interprète une Eva espiègle, ingénieuse et enjouée de son soprano puissant et mélodieux paré de brillantes clartés, un des plus grands bonheurs de la soirée. Christa Mayer, qui est l'hôte de Colline verte depuis 2008, y interprète quatre rôles cet été : Fricka, Waltraute, Schwertleiter et Magdalene, une partie qu'elle chante avec coeur et générosité. La basse sud-coréenne Jongmin Park fait ses débuts bayreuthois en Veit Pogner. Si la voix du chanteur est puissante et bien projetée, elle nous a paru trop monocorde et manquer d'expressivité émotionnelle. Porte-parole des maîtres chanteurs, incarnant la tradition et l'ordre, le boulanger Fritz Kothner est interprété avec brio par le baryton hawaïen Jordan Shanahan, qui chante aussi cet été Klingsor et Kurwenal.
Le public bayreuthois a salué tous ces interprètes par une longue ovation, applaudie des pieds et des mains.
Magdalene (Christa Mayer) et David (Matthias Stier) |
Distribution du 5 août 2025
Direction musicale Daniele Gatti
Mise en scène Matthias Davids
Scénographie Andrew D. Edwards
Costumes Susanne Hubrich
Direction du chœur Thomas Eitler-de Lint
Dramaturgie Christoph Wagner-Trenkwitz
Lumières Fabrice Kebour
Chorégraphie Simon Eichenberger
Hans Sachs, cordonnier Georg Zeppenfeld
Veit Pogner, orfèvre Jongmin Park
Kunz Vogelgesang, fourreur Martin Koch
Konrad Nachtigal, ferblantier Werner Van Mechelen
Sixtus Beckmesser, greffier de la ville Michael Nagy
Fritz Kothner, boulanger Jordan Shanahan
Balthasar Zorn, fondeur d'étain Daniel Jenz
Ulrich Eisslinger, épicier Matthew Newlin
Augustin Moser, tailleur Gideon Poppe
Hermann Ortel, savonnier Alexander Grassauer
Hans Schwarz, bonnetier Tijl Faveyts
Hans Foltz, cuivrier Patrick Zielke
Walther von Stolzing Michael Spyres
David, apprenti de Hans Sachs Matthias Stier
Eva, la fille de Pogner Christina Nilsson
Magdalene, la nourrice d'Eva Christa Mayer
Un veilleur de nuit Tobias Kehrer
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire