Hans Sachs par Edouard Ille (1) |
À PROPOS DES MAÎTRES CHANTEURS DE NUREMBERG. (2)
Né à Leipzig, en 1813, le très savant et très discuté Richard Wagner, a longtemps habité Paris, où lui manquait alors la très utile amitié du roi de Bavière. — Discuté point du tout encore, bien que savant déjà, il n’était guère question, à cette époque, de son obscure personnalité, et tel à qui son nom fait aujourd’hui dresser l'oreille, eût alors refusé de compter avec lui.
Un jour tout a changé pour cet obstiné compositeur : la fortune lui réservait de sortir de la foule... Parmi ceux à qui le destin a remis le pouvoir, quelques-uns ont regardé de son côté : ils ont compris que dans ce lutteur vaillant il s’agissait d’un véritable artiste, et qu’en lui rendant honneur ils s’honoraient eux-mêmes.
Le fait est rare et vaut qu’on l’applaudisse!
Donc, avec l'appui des heureux de la terre, Richard Wagner, armé d’un notable savoir, est devenu chef d'école ou à peu près. — Il s’est vu l’objet de grandes exagérations en sens divers, violemment attaqué d'une part, tandis que de l'autre on l'exaltait outre mesure. — Cela est bon : la discussion c’est la vie! — Certes! on a beaucoup fait pour Wagner en le discutant beaucoup, ce qui ne paraît pas près de finir... — Nous n’avons ici, pour notre compte, que la simple prétention de causer un instant à l’occasion de son dernier opéra, un opéra-comique, vraiment ! (à peine le veut-on croire) un opéra-comique, mais detaillé !
Et, tout d’abord, à propos du mot chef d'école, notons bien que, dans l’espèce, et dans la direction où nous sommes appelés par le nom de Wagner, ce serait plutôt à Hector Berlioz que reviendrait cette qualification ; — il est bon de ne pas se laisser donner le change là-dessus. — Si l’on conteste qu’il soit volontairement parti de Berlioz, Wagner se trouve, de fait, précédé par lui ; comme lui, du reste, sous l'influence immédiate de Weber et de Beethoven, malgré les efforts qu'il fait pour s’en écarter, et, plus que lui, s’imposant de rompre avec « la forme », ce qui n’était peut-être pas le plus difficile à réaliser.
Wagner, on le sait, trace lui-même ses libretti, lesquels, bien que pris au sérieux, ne sont pas de tout point admirés en Allemagne par les gens difficiles, et ses chances musicales se trouveraient certainement plus complètes si les susdits libretti portaient en eux plus de réelle vitalité.
Sur ce chapitre aussi, une sérieuse estime lui est accordée, et, certes, c’est le moins qu’il lui soit dû! Mais comment apprécierions nous bien, en France, ce que nous comprenons fort peu! N'allons pas les supposer pires qu’ils ne sont. Ces libretti, on n'hésite pas à le reconnaître, renferment un certain intérêt, à la fois ambitieux et naïf : singulière alliance, allez-vous dire !
Soutenu par des amitiés royales et princières, Richard Wagner acquit bien vite la renommée, et son très-germanique Tannhäuser, essayé à Paris, — non comme il l’aurait fallu, — a laissé une trace dans le souvenir des amateurs, quelque fugitive qu’ait pu être son apparition. Lohengrin, sans avoir été jamais encore intégralement entendu parmi nous, s’est fait remarquer par diverses pages soigneusement traduites à notre public et d'une incontestable valeur ; beaucoup d'artistes considèrent cet ouvrage comme le meilleur que Wagner ait écrit.
Tristan et Iseult, ainsi que Les Niebelungen, ne sont et ne peuvent être un peu connus que des musiciens exercés. Leur difficulté est grande, leur développement excessif. Tout ce que l’on en sait communément, c’est que ces œuvres ultra compliquées restent à peu près d’impossible exécution, eu égard aux nécessités que nous imposent les conditions mêmes de notre humaine nature. — N'est-ce point pour cela, surtout, que ni l’une ni l’autre n'a été mise en scène, à Munich, dans cette occasion récente où l’auteur, s’ébattant en pleine liberté, se trouvait le maître absolu du terrain? — Wagner, au moment de prendre une décision, n’aurait-il pas senti lui-même que réaliser ce qu’il avait entrevu demeurait de fait impraticable ?
Le dernier mot de ces productions indéfinies, c’est en réalité la négation de la forme, ou peu s’en faut. Offrez donc cela, pendant cinq heures, à un public, si complaisant qu'il soit!
D’autres mœurs étaient indispensables, et, l'intéressante particularité d'aujourd'hui c’est que, dans le nouvel ouvrage en question, l’auteur du Tannhäuser s’est remis à chercher la phrase mélodique... Viendrait-il bien à résipiscence ? ou serait-ce seulement le sujet qui, pour cette fois, l’aurait entraîné , en qui imposant des conditions? — De fait, si les Maîtres Chanteurs n’eussent pas « chanté » du tout, la chose eût été vraiment trop forte ! — Mais rassurez-vous, s’ils chantent un peu, ils ne se décident guère à donner à l’oreille qui les écoute la satisfaction du repos désiré par elle. Ne faites pas au compositeur l’injure de croire cela !
Wagner, disons nous, a tout d'abord adopté le système de se fournir à lui-même ses libretti, ce n’est pas nous qui songerions à l’en blâmer. — Indiquons ce que nous pouvons savoir de celui des Maîtres Chanteurs, que l’auteur intitule opéra-comique... Comique, en effet, même bouffon, et qui s’est affirmé tel, en diverses scènes, pour la plus grande réjouissance des spectateurs ; mais bien longuement développé sur divers points, notamment dans sa dernière partie, et moins gai que fatigant dès lors.
C'était, du reste, une assemblée des plus brillantes que celle des spectateurs réunis à Munich : on n’a marchandé au compositeur poète, ni les applaudissements, ni les larges éclats de rire. Il y avait bienveillance évidente.
Le tournoi poétique du Tannhäuser semble avoir fourni son point de départ à Richard Wagner pour ce nouvel ouvrage.
C’est vers la fin du quatorzième siècle que se passe la scène. L'auteur nous présente le maître chanteur Pogner et sa charmante fille Eva, de laquelle sont épris les compagnons de corporations diverses, les chanteurs particulièrement, et, non moins qu'eux le beau Walter, jeune seigneur du bourg voisin, qui ne voyant d'autre moyen de se rapprocher d'elle, se met sur les rangs comme chanteur lui-même, « élève de la nature, de la brise, de la forêt et des oiseaux. »
Les chanteurs rient d’une telle prétention et l’admettent dans leur tournoi pour égayer la fête.
Mais Walter se prend fort au sérieux : il se lance en des improvisations merveilleuses et, soutenu par les sympathies de la gracieuse Eva, il s’exalte, il arrive à l'enthousiasme, et, de haute lutte, il l'emporte sur tous ses rivaux, ainsi que l’on pouvait s’y attendre.
Même avec les détails que l’auteur n’a pas épargnés autour de sa petite fable scénique, il est douteux que cette donnée soit jugée suffisante aux exigences multiples d'un opéra. — Elle a suffi cependant à M. Richard Wagner pour écrire une partition abondante en richesses spéciales,
Dès le début, on y remarque un beau mouvement de marche qui précède le lever du rideau, se développe, se perd en de riches détails richement fugués, et fournit la matière d’une coda pompeuse sur laquelle éclatent les applaudissements. On peut signaler, au vol, dans le cours de l'ouvrage : un excellent « ensemble» à quatre parties, où le travail ingénieux et savant de l’harmoniste n'empêche pas les idées musicales de se présenter avec effet devant l’oreille ; chœur, finement et joliment traité, dans lequel les jeunes chanteurs s'efforcent de railler Walter ; la scène du rêve et le chant poétique de celui-ci, avec les multiples et ingénieuses combinaisons d'orchestre que le compositeur y fait intervenir, combinaisons au milieu desquelles nous n'avons pas la prétention de le suivre. |
On a fait observer que l'impression produite par cette scène n’était pas loin de rappeler certain passage de Lohengrin, sans y ressembler toutefois. — L'auteur traite et développe son motif principal comme le pivot d’un finale dont il sera parlé, sans aucun doute, parmi les musiciens. De beaux contre-sujets, successivement exposés d'abord, puis groupés en un faisceau harmonieux et puissant, sont présentés par lui de manière à faire brillamment applaudir et l’œuvre même et l'exécution qui lui est fournie.
Un orchestre de l'importance de celui de l'Opéra de Paris, a interprété, avec une conscience admirable, la riche partition des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, conduite par M. Hans de Bulow, l’éminent pianiste, gendre de Liszt et intime ami de l’auteur. — M. Hans de Bulow sait par cœur cette vaste partition, et non seulement celle-là, mais de plus énormes encore, mais tout l’œuvre de Wagner, chose étonnante à ce point qu’elle reste presque incroyable!
Quant à la « distribution » de l'ouvrage, elle a été si bien ordonnée par le jeune roi de Bavière, que l’on a, pour ainsi dire, écrémé les principales scènes de l’Allemagne à cette occasion et au profit de celle de Munich. — On y a réclamé le concours du ténor Nachbauer (de Darmstadt), du baryton Betz (de l'Opéra de Berlin), de la basse-bouffe Hœtzel (de l'Opéra de Vienne), du ténor comique (d’Augsbourg) Schlosser, celui qui se fit boulanger par amour, il y a peu d'années. Mlles Mallinger (de Munich), et Dieiz ont tenu fort bien les rôles de femmes.
— L'orchestre et les chœurs se sont distingués aussi, et l’on a prodigué à Wagner des ovations à perte de vue, dans lesquelles il est juste de faire la part des circonstances : Les sympathies s'étaient à l'avance déclarées, elles étaient générales et réduisaient les dissidences à peu.
Mais il ne faut pas applaudir moins le roi de Bavière, par qui sont devenues réalisables les belles choses susdites. Il a généreusement agi; il a droit à la reconnaissance, non seulement des sectateurs de Richard Wagner, mais de tous ceux qui aiment l’art et s'intéressent à ses destinées. — Paris avait fourni son contingent d'artistes curieux, et ce n'étaient pas ceux-là qui se plaisaient le moins à vigoureusement applaudir.
Quant aux dissidents, au nombre seulement de douze à quinze, dont on pouvait constater la présence dans la salle de Munich, ce serait fort intéressante chose que de savoir jusqu’à quel point ils représentaient la justice ou l'erreur. — Il est assez difficile de s’en rendre compte en ce moment.
Nous n’avons pas besoin d'ajouter que les journaux allemands s'occupent beaucoup de l'œuvre récente. Ils ont été à peu près unanimes à constater un effet obtenu ; mais non tout à fait d'accord sur l'appréciation de cet effet.
« Le résultat, nous dit l’un, a dépassé l’espérance des amis du compositeur. Avec cet opéra, Wagner fait retour à la mélodie; c’est là ce qui donne à la pièce des chances pour être accueillie autre part. »
« Je ne suis point, reprend un autre, à citer parmi les fanatiques; mais je reconnais avec plaisir que l’ensemble de cet ouvrage a produit sur moi une impression... En ce moment encore, toutes ces masses d'intonations, toutes ces vagues musicales, tourbillonnent dans ma tête, et je me trouve comme un homme, revenant d'un long voyage en mer, qui croit toujours être sur le vaisseau et sentir le ballottement des vagues... |
. « Wagner a presque réussi à écrire un opéra-comique : son deuxième acte a droit à ce titre tout particulièrement, »
D’autres insistent encore sur le bon goût et sur les intelligentes façons du jeune souverain dilettante qui tenait à bien faire les choses et les a si bien faites ….
Applaudissons donc le compositeur tel qu’il nous apparait, sans songer à procéder par exclusions systématiques. Notre vœu serait que de nombreuses tentatives pussent être risquées aussi bien en France qu’en Allemagne, et dans tous les sens à la fois. Les occasions manquent et non les producteurs dont le public ne soupçonne même pas l'existence. A quoi a-t-il tenu que Robert-le-Diable ni les Huguenots ne vissent jamais le jour? — À ce qu’au lieu de se trouver fort heureusement millionnaire, Meyerbeer n’ait pas eu en main le levier indispensable à ses légitimes ambitions.
C’est le droit de tout compositeur de se lancer, autant qu’il le peut, à l’aventure, et d’apporter à l’art son contingent de recherches et d’essais, comme c’est le droit du public de ne pas se plaire dans telle direction à lui proposée. Ce public, juge en dernier ressort, n’a pas longtemps marchandé son admiration aux maitres du beau, qui, tous, ont su le conquérir en s'adressant à ses fibres secrètes, en lui parlant une langue intelligible d’abord. — C’est peut-être ce que va faire maintenant le savant auteur des Niebelungen. Rien pour cela ne lui manque, ce nous semble... À lui de nous dire ce qu’il veut, ce qu'il propose, plus clairement et de façon plus précise qu’il ne l'a fait jusqu’à ce jour. Il est sans doute aujourd’hui maître définitivement de son système, et ce « système, » aux yeux de ses amis, aurait l'ambition de résumer toute la musique depuis Sébastien Bach.
— À la bonne heure!
PROSPER PASCAL.
(1) Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, opéra de Richard Wagner. Tableau exécuté sur la commande du roi de Bavière Louis Il, par Edouard Ille. Le tableau allégorique comprend plusieurs parties. Nous donnons celle du milieu qui groupe tous les personnages de la pièce. Au centre Hans Sachs, le maître chanteur savetier sous sa tonnelle ; au fond, Nuremberg. Les inscriptions sont des vers empruntés aux œuvres de Sachs.
(2) Une causerie du compositeur et critique musical Prosper-Auguste Pascal publiée dans L'Année illustrée du 20 août 1868.
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