Rechercher dans ce blog

dimanche 20 juillet 2025

L'unique opéra de Gabriel Fauré fut créé à Monte-Carlo en mars 1913 - Extraits de la presse de l'époque

Pénélope de Gabriel Fauré (1845-1923) est cet été à l'affiche du Festival d'été de l'Opéra munichois (la Bayerische Staatsoper). La première a eu lieu ce vendredi 18 juillet au Prinzregententheater. La radio bavaroise BR Klassik a réalisé une captation audio de l'opéra qui est actuellement disponible en ligne, la page affiche également la distribution munichoise.

Pour préparer la découverte de cet opéra rarement joué de nos jours, voici quelques extraits de la presse française qui s'est intéressée de manière très abondante à la genèse et à la création de l'unique opéra d'un compositeur dans sa pleine maturité, renommé et célèbre, qui dirigeait depuis 1903 le Conservatoire de Paris. On pourra lire de René Chavance et de Georges Pioch pour Gil Blas les articles de Nadia Boulanger pour le Ménestrel.

La fin du troisième acte à Monte-Carlo
in Musica, n°127 d'avril 1913 © Agorha 

En avril 1907, Lucienne Bréval remit à Gabriel Fauré le livret de Pénélope et assura une rencontre avec son auteur, René Fauchois. Dès le mois de juillet le musicien commençait la composition. Pendant près de cinq ans, durant les vacances que lui permettait la fermeture du Conservatoire, à Lausanne, puis à Lugano, il s'y consacra presque exclusivement. « J'y aurai travaillé, précise-t-il à Gabriel Faure, deux mois et demi par an depuis quatre ans. » En 1910 il proposa à Messager pour l'Opéra, l'œuvre ébauchée. Mais au fur et à mesure que celle-ci prenait corps, il se rendit compte que le vaste cadre du grand théâtre national conviendrait mal à un drame dont la majeure partie se révélait d'un caractère plutôt intime. En 1912 il fut décidé que Pénélope serait portée à l'Opéra-Comique, aussitôt après les représentations de Monte-Carlo. L'Opéra-Comique ne put accueillir Pénélope, ce fut le Théâtre des Champs-Elysées qui reprit le proje.

Pressé par le temps, Fauré dut confier l'orchestration d'une grande partie du second acte à un instrumentiste de l'Opéra de Monte-Carlo. C'est dans cette ville qu'en janvier 1913, à l'âge de 68 ans, il achève son opéra, tandis que le chef d'orchestre Léon Jehin fait déjà travailler le Ier acte.

La surdité dont il était atteint et qui allait croissant depuis quelques années fut en cette occasion une épreuve particulièrement cruelle : « Je n'ai jamais joué, devait-il avouer en 1922, ni pour moi ni pour personne une seule note de Pénélope depuis la première note... Cela pour la raison que déjà alors j'entendais faux et que lorsque mes doigts frappaient des notes, ce sont d'autres notes que j'entendais. » 

Pénélope fut créé à l'Opéra de Monte-Carlo le 4 mars 1913 et à Paris au Théâtre des Champs-Elysées le 10 mai suivant.

Gabriel Fauré à Monte-Carlo en 1913
in Les Annales politiques et littéraires via Gallica, BnF

Pénélope à Monte-Carlo
Gil Blas du 2 mars 1913

Avant-Première  — La grande saison de l'Opéra de Monte-Carlo va s'ouvrir par un véritable événement artistique, la création de Pénélope 

    C'est la première œuvre théâtrale proprement dite de M. Gabriel Fauré. Sans doute, l'éminent directeur du Conservatoire a écrit déjà plusieurs et de très remarquables musiques de scène. Celles de Shylock, de Caligula et du Promethée de Jean Lorrain et A. Ferdinand Hérold. Mais il s'était adonné plus volontiers, jusqu'ici, à la composition symphonique, vocale ou instrumentale, non point qu'il dédaignât le théâtre, mais parce qu'il n'avait pu rencontrer encore de livret à son goût.
     Le choix qu'il fit du poème de M. Fauchois est donc particulièrement flatteur pour cet écrivain. La rencontre fut toute fortuite. Voici comment la chose se passa : 
C'était justement à Monte-Carlo, il y a de cela quelque quatre ans. Un déjeuner cordial réunissait à la même table Mme Lucienne Bréval, M. Raoul Gunsbourg et M. Gabriel Fauré, qui croyait bien alors finir ses jours sans composer un drame lyrique.
     Le directeur de l'Opéra monégasque, passionné, comme on le sait, pour les intérêts de l'art et toujours curieux de nouveauté, lui reprochait amicalement de négliger un genre pour lequel il lui semblait si merveilleusement doué. Mais, toujours, M. Gunsbourg obtenait la même réponse : « Je n'ai pas de bon livret ».
   C'est alors que Mlle Bréval eut une inspiration soudaine. Quelque temps auparavant, M. René Fauchois, qui venait de triompher avec Beethoven, lui avait montré une Pénélope en cinq actes, qu'elle avait trouvée remarquable. Elle en parla au compositeur. Et, tout de suite, celui-ci s'enthousiasma pour un tel sujet. Comme le poète se trouvait, lui aussi, dans la principauté, Mlle Bréval s'offrit à le mettre, sans tarder, en rapport avec le musicien. Ce qui fut fait. Et c'est ainsi que se décida cette collaboration féconde. M. Gabriel Fauré, qui s'était déclaré enchanté de l'oeuvre de M. Fauchois, lui avait demandé seulement de la réduire à trois actes. La version nouvelle fut terminée quelques mois après, et il se mit immédiatement à l'ouvrage.
   Toutefois, les soins très absorbants de la direction du Conservatoire, ne lui permettaient guère de travailler sa partition pendant la saison. C'est durant les villégiatures qu'il fait, chaque année, à Lugano, qu'il s'y adonna surtout. Il la termina en septembre dernier mais n'acheva l'orchestration qu'au mois de décembre.
    Entretemps avaient eu lieu plusieurs lectures au piano. Deux, entre autres, chez Mlle Bréval, réunirent des artistes et des critiques, comme MM. Vincent d'Indy, Pierre Lato, Messager, Broussan, Hengel, Cortat. Ces privilégiés en rapportèrent une impression profonde, l'impression que laissent les œuvres magistrales.
  On n'a pas oublié les incidents soulevés alors par le choix d'une scène parisienne pour y monter Pénélope.
    L'Opéra, auquel on avait songé tout d'abord, parut trop vaste, avec son cadre énorme, pour ce drame de passion intime. Il fut alors question de l'Opéra Comique. Mais l'auteur exigeait pour interpréter ses rôles principaux des artistes qui n'appartenaient pas à la maison, et dont l'engagement eût grevé outre mesure le budget si sagement administré par M. Albert Carré.
  C'est alors que M. Astruc offrit le théâtre qu'il vient de faire construire et qu'il va diriger, avenue de Montaigne. M. Gabriel Fauré accepta avec joie de faire représenter son œuvre dans cette salle merveilleusement agencée et décorée avec un rare goût artistique, d'autant que te directeur lui promettait toute l'interprétation qu'il avait souhaitée. Et Pénélope inaugurera, en mai, l'Opéra des Champs-Elysées.
    En attendant, M. Gunsbourg va nous le faire entendre, et dans les meilleures conditions.
    Dans son livret, M. René Fauchois a fidèlement suivi le récit de l'Odyssée. Il l'a interprétée, paraît-il, avec une rigoureuse simplicité, en s'efforçant de dégager l'atmosphère et les caractères tels que nous les a présentés l'épopée antique.
    L'action commence au retour d'Ulysse et s'achève par le geste du héros massacrant les prétendants.
    Le premier acte se déroule dans l'Atrium du palais d'Ulysse, le second sur une colline d'Ithaque, au soleil couchant, et le troisième dans la grande salle du palais.
    M. Visconti, qui a brossé les décors, a évoqué pour celui-ci quelque peinture de Gustave Moreau.
   Quant à la partition, notre collaborateur Georges Pioch, auquel il fut donné d'assister à une lecture, vous a déjà vanté ici même ses qualités hautaines, la solidité de son écriture, la puissance de soin inspiration et le charme de son orchestration sobre, laissant les voix bien à découvert.
   Elle comporte d'importantes parties de Chœur et un petit ballet au premier acte.
   Les admirables interprètes de MonteCarlo seront, on le sait, Mlle Bréval. dans le rôle de Pénélope ; M. Rousselière, dans celui d'Ulysse ; M. Bourbon, qui creéra le vieil Eumée, et Mlle Raveau, la nourrice. On entendra, en outre, MM. Allard, Ch. Détonas ; Mlles Gilson, Criticos et Malraison. M. Jehim dirigera l'orchestre, mais il se pourrait que M. Gabriel Fauré montât lui-même au pupitre pour la première représentation. 
  Depuis des semaines, tout le monde travaille avec une activité fébrile à l'Opéra princier. Si M. Fauchois s'occupe de la mise en scène et M. Fauré de la bonne exécution musicale, M. Raoul Gunsbourg, lui, veille à tout. Il est partout à la fois. Tantôt, on t'aperçoit dans la salle, faisant répéter les artistes et. les chœurs, réglant les mouvements de foule, donnant des conseils ingénieux à l'orchestre ; tantôt, dans son cabinet directorial ou dans l'Atrium, conférant avec les auteurs, avec quelque personnalité monégasque, avec des journalistes.
Comme l'un d'eux essayait, dernièrement, de l'interroger sur la Venise qu'on va créer incessamment soir la même scène, cette Venise qui, pourtant, lui tient au cœur :
   — " Ne m'en parlez pas, s'écria-t-il, il ne doit pas en être question maintenant ; je veux qu'il ne soit question que de Pénélope. Je suis tout à Pénélope. Après avoir monté, la saison dernière, la Fille du Far West, de Puccini, je suis heureux et fier de me dévouer entièrement, cette année, à une œuvre française et, surtout, à une œuvre de cette rare valeur."
  Il dit, et, l'instant d'après, il écoutait, ravi, Mlle Bréval. Par une attention délicate, la première représentation de Pénélope coïncidera avec une grande fête donnée par la principauté en l'honneur de la colonie française.

René Chavance.

Gil Blas du 5 mars 1913

A L'OPÉRA DE MONTE-CARLO
La Répétition Générale de Pénélope
Par Georges Pioch
(De notre envoyé spécial)

Muratore (Ulysse) et Bréval (Pénélope)
in Comoedia, 1913 via Gallica (BnF)

La beauté, les vertus de cette musique, elles vivent, ce matin, autour de moi, tandis que j'écris cet insuffisant article ; la terre et l'eau les répètent.,, ici, éternellement, avec l'assentiment impeccable du ciel. Cette mer calme, ou chaque vague épanouit, par son écume et ,par son chant, une sirène lente ; cette mer confiante en sa force, qui ne s'avoue que par la lumière qui l'épouse et déferle avec elle ; cette Méditerranée d'où Vénus n'a pas encore cessé de naître ; cette Méditerranée sublime et douce, exaltante et qui berce, je l'ai retrouvée, reconnue, — résumée en une âme d'homme, — dans cette musique de Pénélope, où l'ordre le plus sincère crée l'émotion la plus profonde et la plus simplement ornée. J'y reconnais aussi des nobles dignes par lesquelles les montagnes déclinent, ici, jusqu'au flot ; la netteté blanche de leur sol, le sourire donné de leur floraison. et, çà et là, le geste grave d'un cyprès, lequel nous enseigne que, .parfois, la terre accueille et bénit. Et je découvre, malgré tant de scandaleuses ou humiliantes architectures déposées sur cette côte, da palais, grossiers où le riche se gonfle comme un ventre, je découvre que le Temple — : ferveur, amour, conscience — est érigé, seul devant la mer. La musique vient de le fonder, pour nous,, dans le paysage infini de l'âme.

Je me répète, sans doute. C'est que l'audience théâtrale me confirme, en les amplifiant, en leur donnant tout leur, nombre et leurs exactes couleurs, les impressions, les émotions que j'avais éprouvées par des lectures au piano de Pénélope,. surtout lorsque le lecteur, était le très sensible et grand artiste Alfred Cortot. L'orchestration me réalise, certes, pas tous mes pronostics, si je puis ainsi dire. C'est que l'invention n'a pas, dans l'art de Gabriel Fauré, moins de souplesse que d'abondance, moins d'imprévu que de délicatesse. Et l'imprévu, c'est, dans cette œuvre, une force sobre, sûre de soi-même, sans ostentation, mais sans défaillance, sans grandiloquence, mais animée du plus naturel lyrisme : c'est une force que Gabriel Fauré ne nous avait pas. encore manifestée. Sous le charmeur tendre, parfait, dont le talent est vénuste à nous énamourer tous, sous le charmeur incomparable, un puissant se recueillait. Celui-ci se révèle, éclate, s'impose dans la peinture orchestrale d'Ulysse, et par l'âpre et ardente déclamation qu'il prête au béros. Que Pénélope, droite et pure dans le devoir comme dans l'amour, se confiât idéalement au génie de Gabriel Fauré, et fit par lui son aveu le plus mystérieux, comme le plus féminin, cela n'était point pour nous surprendre ; et l'Epouse unique est, grâce à lui, à jamais vivante dans la musique. Mais, je le répète, la vigueur, la musculature départie à Ulysse m'a étonnamment ravi, comblé. Surtout que cette puissance est bien celle qui convient au plus prudent, au plus sage des héros. C'est la puissance et la sérénité à la fois, c'est la paix plus encore que la victoire : et c'est là, je crois, toute la signification de l'admirable Hymne à Zeus qui termine d'oeuvre, de cet hymne où ne s'élèvent que des passions purifiées, et que domine, couronne — tel un beau crépuscule voguant sur la mer, — toute la mélancolie du bonheur, du pauvre bonheur permis à l'homme.

Meilleur musicien que Gluck, au sens strict du mot, ayant hérité, puis recréé toute la richesse de sensibilité, de raison, de science et d'art dont, depuis cent cinquante ans, tant de chefs-d'œuvre de musique ont été remplis, Gabriel Fauré rejoint, par le sacrifice dans la sentimentalité, par la noblesse dans la déclamation, par l'ordre simple dans le dialogue, par la vérité dans la peinture des caractères : — écoutez, par exemple, la méditation d'Eumée, au début du 2e acte, — Gabriel Fauré, dis-je, rejoint l'illustre auteur d'Alceste et des Iphigénies.

Venu tard au théâtre, Gabriel Fauré ne lui a rien concédé quant à ce qu'on appelle « les effets ». Il n'a pas descendu la musique jusqu'à lui ; il a élevé le théâtre jusqu'à elle. C'est l'unique tradition des maîtres véritables. Il ne lui a rien sacrifié de sa langue harmonique, où la mélodie est toujours, et si naturellement, identifiée. Il a fait l'œuvre de théâtre qu'il devait à sa gloire parfaite, et qui s'accroît dans l'affection et le respect de tous. Contre le romantisme qui exagéra, contre l'outrance ou la fadeur passionnée, contre le consentement au « vérisme » ou aux « tziganeries » lucratifs de certains compositeurs dignes d'une fortune de meilleur aloi, et des autres qui ne sont pas, en toute sincérité, capables de faire plus ni mieux, Gabriel Fauré a érigé une oeuvre dont on peut dire, empruntant à Baudelaire que

Là, tout est ordre et beauté, 
Luxe, calme et volupté.

Si je formulais une critique, elle s'adresserait à l'orchestration du second acte, dont la rigidité ma parfois surpris. Il semble bien que da volonté « classique » de Gabriel Fauré lui ait fait ici méconnaître l'aisance d'expansion qui doit être laissée souvent à une œuvre de théâtre ; si j'assimile l'orchestration de cet acte à un tableau, je dirai que celui-ci manque d'air, çà et là.

Vous .n'attendez point que, dans une telle œuvre, qui est la condamnation du système, cher aux éditeurs, des "morceaux détachés ",  je vous marque mes préférences. Ayant la sobre grandeur du temple grec, Pénélope en a l'unité. 

Le poème, qui est l'oeuvre de M. René Fauchois, offrait à la musique de Gabriel Fauré un excellent prétexte. C'est .un emprunt à l'Odyssée -, emprunt plutôt libre, puisque vous y chercheriez en vain le charmant Télémaque et quelques autres gens d'Ithaque nécessaires à nos humanités. Il est sensible que M. Fauchois a voulu que toute d'attention du spectateur .fût pour Pénélope et pour Ulysse. A l'ombre d'Homère, qui eût pacifié, simplifié Lope de Vega lui-même, M. René Fauchois s'est fertilement recueilli. Son livret est bien ordonné, sobrement écrit, et rimé sans prestige inutile :

L'œuvre a trois actes : le premier et le troisième se passent dans le palais d'Ulysse ; le second sur une éminence devant la mer, une nuit qu'il fait belle dune sur les îlots. Je n'aurai point la prétention, n'est-ce pas ?, de vous raconter l'adorable histoire de Pénélope résistant aux convoitises des Prétendants et remettant la réponse qu'ils exigent d'elle au jour où elle aura fini de tisser le linceul de Laërte, père d'Ulysse, de son époux qui partit pour servir, contre Troie, la cause de Ménélas et de tous les Grecs alliés. Vous savez qu'elle défait chaque nuit le travail qu'elle a fait chaque jour. Sous les haillons d'un mendiant, Ulysse, que l'on croyait défunt, est revenu. Il était temps car les Prétendants ont découvert le pieux stratagème de Pénélope.

Ulysse, reconnu de sa nourrice la vieille Euryclée, conseille, sans se révéler encore, Pénélope angoissée; il lui suggère de n'accorder sa main qu'à celui des Prétendants qui pourra tendre le grand arc qui fut celui d'Ulysse. Il se fait reconnaître des paysans, les soulève. Vainement les Prétendants voudront tendre l'arc du héros. Mais ce n'est là que jeu d'enfant pour ce dernier. La deuxième flèche qu'il décoche en le tendant frappe au cœur un des Prétendants. C'est le signal de leur massacre. Et Pénélope, Ulysse, et leur peuple, enfin réunis, célèbrent Zeus bienveillant au courage et clément à l'amour conjugal. 

L'Opéra de Monte-Carlo a donné de cette belle œuvre rare une représentation fastueuse par des décors de M. Visconti, et parfois hésitante quant à l'interprétation. Ce n'était là encore qu'une répétition, je le sais. Un surcroît de travail fera le reste. Et M. Raoul Gunsbourg, demeure grandement louable de nous avoir produit une telle œuvre ; elle honore incomparablement le théâtre qu'il dirige. 

On a goûté encore les, belles voix des chœurs, et la discipline qu'imposent à l'orchestre le zèle et l'autorité de M. Léon Jéhin. Mlle Lucienne Bréval, qui, par chacune de ses attitudes, sculpte Pénélope dans sa plus aimable vérité, a chanté les espérances, les angoisses de l'Epouse unique et la joie qui l'en récompensent. avec cette profondeur de sentiment, cette noblesse de style, cette haute dignité. d'art qui confèrent de l'âme à tout ce qu'elle interprète. M. Rousselière, dont on peut dire qu'il a une voix solaire, tant elle a d'ampleur et d'éclat, a vaillamment chanté le rôle d'Ulysse, et il l'a très soigneusement et très bien composé. Mlle Alice Raveau a mis en émouvante valeur le rôle d'Euryclée ; elle a une voix grave et pathétique ; et c'est une véritable chanteuse. MM. Allard, excellent ; Bourbon, dont l'émission vocale peut surprendre ; Delmas, Cousifiou, etc., Mlles Malraison,. Lorentz, Gilson, etc., ont contribué à un ensemble digne de l'Opéra de Monte-Carlo, théâtre fameux.. 

Georges Pioch.

Le Ménestrel du 15 mars 1913

OPÉRA DE MONTE-CARLO. — Pénélope, poème lyrique en trois actes de René Fauchois, musique de Gabriel Fauré (première représentation le 4 mars 1913).

Et voilà que l'oeuvre tant attendue est représentée, que le fait tant espéré est accompli et j'ai hâte d'en constater le très grand succès.

A  la joie promise se mêlait un peu d'inquiétude, car même certains admirateurs du maître se demandaient si cette forme, nouvelle pour lui, ne serait pas une entrave. Or, M. Gabriel Fauré a répondu â cet espoir et à cette inquiétude en faisant une belle et grande oeuvre, vivant d'une vie féconde, allant vers son but fièrement, sans souci de ce qui pouvait en advenir.

La donnée est trop universellement connue pour nécessiter d'être commentée, bien que M. Fauchois l'ait ramenée à des proportions qu'il jugeait devoir être plus favorables à la musique.

Que M. Fauchois ait réalisé ce qu'il a voulu, est hors de doute, et il convient de l'en féliciter, car il a, à travers son poème, exprimé nettement ses théories avec un indéniable talent.

Quant à la partition, elle est une des plus nobles, des plus dignes et des plus émouvantes qui soit ; à tout ce qu'elle apporte, elle ajoute encore le mérite de faire connaître plus clairement et plus simplement la nature si essentiellement personnelle de son auteur.

Dédaigneux de tout effet voulu, de tout moyen connu, c'est avec de l'émotion et de la sincérité seules que M. Fauré vient nous prendre — semblant dissimuler son art prestigieux, pour ne laisser parler que son coeur.

Pourtant les trouvailles abondent, et il faudrait analyser la partition en détail si l'on voulait en montrer la facture large et tranquille, l'écriture toujours nouvelle et l'expression intense.

Peu de bruit, peu d'éclats, aucune de ces recherches compliquées auxquelles tant de musiciens se laissent attarder.

Tantôt, le compositeur écoute sa rêverie et laisse parler son charme doux et tendre ; d'autres fois, il est emporté par sa flamme intérieure et ce sont de grands accents pathétiques, d'une énergie rare, d'une ligne robuste.

Le prélude qui établit la partition exprime la douleur, la patience et l'attente de Pénélope et déjà l'atmosphère générale est établie — avec quelle force ! Tout le rôle de Pénélope d'ailleurs s'en ressentira, gardant une retenue, une pudeur, une gravité constante, avec des tendresses et des abandons d'où toute mollesse est exclue, sans empêcher pour cela la femme de se laisser voir avec le besoin qu'elle a de se reposer en l'homme qu'elle aime, de se sentir protégée, gardée par lui.

Le choeur des servantes est d'une ingéniosité de rythme délicieuse, l'appui sur la troisième partie de chaque temps donnant à l'ensemble un vague, une lassitude d'un charme pénétrant.

D'ailleurs le contraste établi entre le côté pittoresque et les scènes de drame intérieur est des plus frappants. D'une part, tout l'abandon, tout l'inattendu se montrant : dans le drame du 1er acte avec une si adorable grâce, illuminée par des trouvailles subtiles; dans le chant du berger au 2e acte, avec une émouvante tranquillité, puis dans le 3e acte pour l'entrée des Prétendants avec la phrase des violons se déroulant longuement sur des harmonies imprévues et frémissantes qui créent toute une ambiance d'insouciance légère.

D'autre part, une hautaine grandeur, une sévérité, une volonté, une douceur ferme, une tristesse poignante et digne. Comment ne pas dire le rayonnement qu'a le thème d'Ulysse, la beauté de son entrée alors qu'il est si humble encore et si haut déjà, l'étrange et neuve sonorité .crui sert à décrire le linceul de Laërte, l'émotion profonde de toute la scène finale du 1er acte, les élans de vie frénétique qui redressent Ulysse quand, seul, il peut laisser s'épandre sa joie, la beauté sereine et mélancolique de la première scène du 2e acte qui ensuite est mené jusqu'à la fin dans une incessante gradation d'amour, de douleur, •d'espoir et de triomphe alors qu'Ulysse se fait reconnaître du vieil Eumée.

Le 3e acte prend une allure grandiose et architecturale de par la force implacable qui guide Ulysse poursuivant sa vengeance, de par la scène, •où Pénélope, prise d'un pressentiment funèbre, prédit aux Prétendants leur fin prochaine et le retour certain d'Ulysse, enfin, de par l'épisode de l'arc, traité, surtout quand intervient Ulysse, avec une intensité incomparable et une rare puissance dramatique.

Le Théâtre de Monte-Carlo a donné de Pénélope une splendide exécution, lui assurant des interprètes, un orchestre et des décors absolument parfaits.

Que dire de Mlle Bréval ? Elle reste la grande et belle artiste douée d'une puissance émotive profonde que tous ont admirée, et sa compréhension du rôle est superbement hautaine et pure; M. Rousselière est magnifique, sa voix se donnant sans compter ; Mlle Raveau donne beaucoup de caractère à la vieille nourrice.

Quant aux autres rôles, ils sont fort bien tenus par M. Bourbon, excellent Eumée, par M. Allard, puissant Eurymaque, par M. Delmas et par MllGS Alex, Malraison et Gilson qui sont charmantes en servantes. L'orchestre est digne des plus grands éloges, M. Jehin est toujours un admirable chef, d'une conscience, d'une force rares, et M. Raoul Gunsbourg doit être grandement loué d'avoir fait connaître dans, de telles conditions, avec une mise en scène aussi réussie, l'oeuvre du grand musicien français. 

Nadia Boulanger.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire