Xavier Anduaga (Tonio) et Pretty Yende (Marie) |
L'histoire de la Fille du régiment se situe dans le contexte des guerres napoléoniennes qui conduisirent au traité de Presbourg, signé en décembre 1805 entre la France et l'Autriche, à la suite des défaites autrichiennes à Ulm et Austerlitz. La France récompense ses alliés du Sud de l'Allemagne : au détriment des Habsbourg, la Bavière, qui venait de s'allier la même année avec l'empereur des Français par le traité de Bogenhausen, s'agrandit notamment du Vorarlberg, du Tyrol, du Trentin. Napoléon Ier reconnaît à Maximilien de Bavière le titre de roi.
La Fille du régiment, c'est ainsi que l'on appelle la jeune Marie, une enfant trouvée par des soldats sur le champ de bataille. La troupe décide d'élever en commun la jeune fille apparemment abandonnée. Bien sûr, un jeune homme apparaît bientôt, qui suscite un intérêt particulier chez elle, et le secret de ses origines n'est pas non plus laissé de côté. Dans la meilleure tradition de l'opéra-comique français, Gaetano Donizetti et son équipe de librettistes ont créé une pièce qui combine de manière originale l'idylle alpine, l'enthousiasme patriotique et l'amour romantique avec des situations comiques et des conflits survoltés. La Fille du régiment qui fut pendant des années l'œuvre la plus populaire de Donizetti a été quelque peu reléguée au second plan au 20e siècle, notamment à Munich où l'opéra n'avait plus été produit depuis près de quatre-vingt-dix ans ! La nouvelle production permet de redécouvrir cette musique aussi amusante qu'astucieuse, même au-delà de sa célèbre ouverture ou du grand air de Tonio.
Damiano Michieletto, qui avait mis en scène Aida au BSO lors de la saison2022/2023, revient avec son équipe le scénographe Paolo Fantin et le concepteur lumière Alessandro Carletti. Le costumier Agostino Cavalca est également un compagnon de longue date du groupe et travaille pour la première fois à la Bayerische Staatsoper. Le chef Stefano Montanari, qui avait secoué le public avec la nouvelle production des Nozze di Figaro et sa conception propulsive, déchaînée et débordante d'idées de la partie d'orchestre et du continuo, accompagne à nouveau sa direction d'orchestre au pianoforte. Sa profonde connaissance du baroque et de l'opéra italien lui permettent de donner vie à l'élégance et à l'humour de la musique de Donizetti. Stefano Montanari met en valeur l'instrumentation de la Fille du régiment. La musique s'écoule brillante, avec des clartés transparentes et limpides et une connaissance des effets qui rendent pleinement hommage au génie du compositeur.
Damiano Michieletto place la question de la nature profonde des êtres et de leur véritable identité au centre de sa mise en scène L'histoire se déroule sur deux niveaux : la nature et la ville. La nature comme symbole d'un monde instinctif et spontané et la ville dans le sens d'un monde de manières raffinées et de haute éducation. Musicalement au tambour que l'on entend à l extérieur s'oppose la harpe, l'instrument du salon. Le spectacle joue ces deux côtés l'un contre l'autre, avec des costumes extravagants et des personnages amusants qui, à la fin, sont enfin libérés des étiquettes sociales et assument avec bonheur leur propre identité.
Dorothea Röschmann (Marquise de Berkenfield) et Pretty Yende |
La scénographie est à la fois simple et ingénieuse et rend compte des deux niveaux définis par Damiano Micheletto : au premier acte un vaste caisson de scène blanc parsemé de rares souches d'arbres a pour paroi arrière l'immense photo d'une forêt enneigée. Lorsque Marie est reconnue comme la nièce de la marquise de Berkenfield, deux soldats ex machina sont élevés par des filins descendant des cintres vers le milieu de la photo et se mettent à la découper pour laisser apparaître le salon de la marquise ; au deuxième acte qui se déroule au château de la marquise, c'est l'inverse qui se produit : un grand cadre accroché à la paroi du fond du château de la marquise représente la forêt enneigée, la toile sera crevée par le régiment venu retrouver sa pupille.
Si l'opéra est chanté en français, sa partie théâtrale se décline en allemand, ce qui n'est pas dérangeant quand on connaît le contexte historique de l'opéra. L'opéra de Munich a invité une grande actrice de théâtre, de télévision et de cinéma pour interpréter le rôle de la duchesse de Crakentorp : Sunnyi Melles commente avec verve l'évolution de la jeune cantinière qu'elle destine à son neveu le duc de Crakentorp. Elle donne une duchesse drôle, dynamique, énergétique et impérieuse, qui perdra sa perruque à la fin du spectacle, symbole de la déconfiture de son projet matrimonial. C'est que le monde de la haute société est affublé par Agostino Cavalca d'un vestiaire pré-révolutionnaire : robes à la française avec panier et hautes perruques pour les dames. Le duc de Crakentorp en habit brodé et portant dentelles semble tout droit sorti des Caractères de La Bruyère : il nous a rappelé le personnage d'Iphis. Comme un concentré de toutes les afféteries, il porte une haute perruque étagée et obéit au doigt et à l'oeil à sa tyrannique tante, qu'il suit comme un caniche. Le rôle muet a été confié à Louis von Stebut, un jeune comédien qui réussit une composition très amusante de son personnage.
Le public attendait avec impatience Xabier Anduaga dans le rôle de Tonio, un ténor espagnol primé Opéralia que son interprétation du grand air " Ah ! mes amis, quel jour de fête ! " a propulsé à des hauteurs stellaires. Quelle voix, quel timbre, quelle puissance ! Il est le héros de la soirée, emportant la faveur du public avec la chaleur de son timbre si beau et si particulier, sa maîtrise technique incomparable du passaggio qui lui permet de défiler les neuf contre-ut comme d'autres enfilent des perles sur le fil d'un collier. Une merveille d'interprétation qui se double d'un jeu de scène d'un naturel ingénu, à la suite de laquelle le jeune ténor emporte une longue ovation tonitruante mêlant les bravi, les applaudissements et les trépignements. Xabier Anduaga s'inscrit dans la glorieuse lignée des meilleurs interprètes du rôle, Pavarotti, Alfredo Kraus ou plus récemment Juan Diego Flórez et Javier Camarena. Le ténor rencontre la soprano Pretty Yende, dont l'interprétation du rôle-titre est bien connue sur les scènes internationales. Pleine de vie, fougueuse, — ici joyeuse et pétillante d'allégresse, là malheureuse et désespérée mais rebelle, — Pretty Yende s'investit pleinement dans le personnage de Marie avec cette grande spontanéité qui fait sa force. Ce rôle, qu'elle commença de chanter à la Maestranza, est une de ses meilleures cartes de visite. Son interprétation est souple, légère et se plie avec facilité à tous les caprices de la vocalisation. Le trille lui sied à ravir. Elle amuse beaucoup en chantant faux alors que sa tante la force à s'exercer au chant de salon. La soprano allemande Dorothea Röschmann donne une belle composition du rôle de la marquise de Berkenfield, tante prétendue mais en fait mère de Marie, une femme coincée dans le respect des valeurs traditionnelles de sa caste et qui veut faire de sa fille une dame, mais qui finira par rendre les armes et céder au charme et au cœur débordant de son impétueuse fille. Le baryton georgien Misha Kiria, que l'on a déjà pu apprécier à Munich en Don Magnifico ou en Geronio, prête sa haute stature et sa corpulence impressionnante et débonnaire au sergent Sulpice, " père " en chef de Marie au sein de la troupe de ses 1500 pères. Il joue avec talent les faux durs sensibles et les pères attentifs, une prise de rôle des plus réussies ! Enfin le néo-zélandais Martin Snell, qui fait partie de la troupe de l'opéra munichois, amuse beaucoup dans le rôle d'Hortensius. Les choeurs, entraînés par Christoph Heil, animent constamment l'action de leurs mouvements chorégraphiés avec humour. Ils donnent leur pleine mesure dès le chœur d'introduction au premier acte : la prière, dite d'abord par les voix de femmes, reprise ensuite par tous les choeurs, et l'allegro qui suit renferment de véritables beautés.
On peut actuellement écouter l'opéra sur la radio bavaroise BR Klassik en ligne. Lors du festival d'été d'opéra, la production sera reprise pour deux soirées dans une distribution partiellement modifiée avec Serena Sáenz (Marie) et Lawrence Brownlee (Tonio).
Tableau final |
La Fille du régiment de Gaetano Donizetti. Livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Jean-François Bayard. Opéra comique en 2 actes (1840). Une coproduction de la Bayerische Staatsoper avec le Teatro San Carlo, Naples.
Distribution du 6 janvier 2025
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