Un portrait historique mordant par Joseph Reinach (1856-1921) qui a consacré à Maximilien II Emmanuelquelques pages impitoyables dans un chapitre intitulé Une cour allemande avant la révolution de ses Études de littérature et d'histoire, qu'il fit publier à Paris en 1889. Reinach fut un journaliste et homme politique français, surtout connu pour son engagement dans l'Affaire Dreyfus. Il est l'auteur de quantité d'ouvrages politiques et historiques.
Maximilien Emmanuel, gouverneur des Pays-Bas, par Willem Kerricx (1694) Musée des Beaux-Arts d'Anvers |
[...] Si vous voulez, prenons l’électeur Maximilien-Emmanuel (1662-1726), fils et successeur de l’électeur Ferdinand-Marie. Il est de beaucoup, par sa claire et vive intelligence, par le penchant naturel de son cœur, l’un des meilleurs de sa dynastie. Sa mère, l’aimable Adélaïde de Savoie, a repoussé pour lui la férule des Jésuites et confié son éducation à un Français, homme d’esprit et de goût, le marquis de Beauveau ; il n’est donc ni menteur ni hypocrite. Sans doute, il est, dès le début, « bien prince, comme dira de lui Fénelon, c’est-à-dire faible dans sa conduite et corrompu dans ses mœurs » ; mais s’il est paresseux, il n’est pas insensible à la gloire, et, s’il est libertin, il est brave. Il a dix-sept ans quand il coiffe le bonnet d’électeur (1679), vingt ans à peine quand son mariage avec la fille de l’Empereur Léopold fait de lui un successeur probable au trône d’Espagne ; sa sœur, Marie-Anne, est dauphine de France. C’est le plus jeune des princes allemands, le plus beau, le plus riche, le mieux apparenté ; son père, malgré de folles dépenses, lui a laissé un trésor encore pourvu ; il lui a laissé surtout une ligne politique très habile, la neutralité officielle entre la France et l’Autriche, tout en s’étant assuré du côté de Louis XIV, par le traité secret de 1670, dans le présent des subsides importants et, dans l’avenir, la couronne des Romains pour le cas où le grand roi se ferait élire Empereur d’Allemagne. Il semble que Max n’ait qu’à se laisser vivre : administrer en paix la Bavière qui est éprise de lui, tenir son rang avec honneur dans l’armée impériale, attendre sans impatience les événements qui feront de lui le roi de Naples ou le roi des Romains, c’est le conseil du vieux chancelier Gaspard Schmid. Voici comment Maximilien II écoute les conseils de la sagesse :
D’abord « il se débarrasse de son métier ». Gouverner un peuple que la guerre de Trente ans a épuisé, réorganiser une armée, rétablir des finances, restaurer l’agriculture, créer des routes, des écoles et des usines, qu’il fasse, lui, une si misérable besogne ! Cette honnête pensée ne lui est même pas venue et, s’il avait eu le malheur de s’y arrêter, son entourage, les Savoyards, qu’il a hérités de sa mère, l’auraient vite détourné d’un aussi vulgaire dessein : « Que les Révérends Pères gouvernent : toi, fais la guerre, beau Maximilien, et fais l’amour ! » Il laisse donc l’administration de l’électorat à une manière de conseil permanent dont la liste a été dressée par le supérieur du collège d’Ingolstadt et par le comte Thunn, ministre d'Autriche : ce sont les ministres Berckheim et Leydel, tous deux pensionnaires de la cour de Vienne, le baron de Mair, autre agent autrichien, et les secrétaires intimes Reichardt et Malknecht, ce dernier préposé plus spécialement aux finances et qui « n’oubliera pas les siennes ». Pourvu que la cassette électorale soit pleine, pourvu que l’impôt rentre, tout est bien. Munich est triste et laid avec ses maisons de briques et de bois, ses rues gothiques, ses palais où les architectes italiens viennent à peine de mettre la pioche. En attendant que le séjour de la Bavière soit devenu supportable et « qu’on cesse de s’y ennuyer à mort », Max-Emmanuel part pour Vienne. Ce petit-fils de Maximilien le Grand n’est pas un électeur, c’est un officier de cavalerie. De 1674, date de son avènement, à 1699, où il perd coup sur coup sa femme et son fils unique, Max est proprement au service de l’Autriche. Une fois par an, il part en poste pour Landshut ou Léonsberg : il jette un coup d’œil sur les énormes constructions dont il a laissé les plans, tient quelques conseils, signe quelques décrets pour le relèvement des taxes, ébauche quelques négociations, et puis retourne à Vienne au triple galop. Vienne, l’hiver, avec son train de fêtes perpétuelles; Venise, au printemps, agitant ses grelots sur les flots légers des lagunes ; et, dans l’entr’acte d’été, pour mériter, autrement que par sa fière prestance et sa jolie tête, les faveurs de Mlle de Welen ou de Mlle de Sinzendorf, parce qu’aussi la bataille lui plaît, la guerre dans la vallée du Danube contre les Infidèles. Sa renommée dépasse les salons de Vienne : elle remplit d’épouvante les villes turques. Dès que son justaucorps bleu de ciel paraît à la tête des escadrons impériaux, les bachas ottomans replient les ailes sur le centre : les charges du " Roi bleu " sont un tourbillon qui emporte tout sur son passage. Au siège de Vienne, où sa bravoure, aux côtés de son premier beau-père, l’Empereur, lui gagne le cœur de son futur beau-père, le roi de Pologne à Mohacz, où, le sabre à la main, il met en pièces les janissaires de Soliman II ; au siège de Bude, où il monte le premier à l’assaut ; au siège de Belgrade, où il entre par la brèche, Max se couvre de gloire : les évêques du monde entier, le pape lui-même le célèbrent comme le vainqueur des Infidèles, le plus solide boulevard de la chrétienté. Mais la bataille est à peine finie* la fumée du dernier coup de canon s’est à peine dissipée dans le ciel rayonnant de Hongrie ou de Serbie, que l’électeur reprend le chemin de Vienne. « plus pressé, dit Villars, de jouir de sa renommée au milieu des plaisirs, et plus touché du désir de faire parler de lui, que soigneux d’acquérir un savoir bien profond dans la guerre ». Il est encore trop beau, trop brillant de gloire pour que les femmes ne l'aiment pas pour lui-même : pendant l’hiver de 1687, les grandes dames viennoises et vénitiennes se livrèrent pour l’Electeur de Bavière et son inséparable compagnon, Eugène de Savoie, de vrais combats. Mais il y a les dés, lés fêtes, les chasses de Straubing, les immenses travaux de Nymphenbourg et de Schleissheim, les dilapidations des valets en l’absence du maître : bientôt le trésor paternel est à sec. Alors commencent les négociations honteuses : cet électeur du Saint-Empire, qui est d’abord un chef de reîtres, met aux enchères son alliance et son épée. L’une et l’autre seront désormais au plus offrant : en 1088, à l’Empereur contre le roi de France; en 1702, à Louis XIV contre la Grande Ligue. De folles rivalités d’amour traversent ces marchandages : la comtesse Kaunitz, qui porte les couleurs d’Autriche ; Mlle de Welen, toute dévouée à la cause française, qui défend à Max de partir pour la Hongrie, sinon « elle se jettera dans un couvent pour n’en sortir de l’été »; la comtesse Paar, qui tient boutique d’influences politiques et qui passe de Yillars au chancelier Strattmann, de Louis XIV à Léopold, selon l’importance du présent qui lui est promis pour récompense de ses services; plus tard, une simple courtisane vénitienne, la Canossa, qui aidera à emporter le succès de l’alliance française pour la guerre de la succession d’Espagne comme la comtesse Paar avait décidé, en 1088, de l’adhésion à la Ligue d’Augsbourg. — Au fond, l’Electeur, qui attache plus de prix, sur le chapitre d'amour, à la diversité qu’à la qualité, tient surtout à l’argent, en temps de paix, pour la satisfaction de ses goûts ruineux, et au commandement séparé, en temps de guerre, pour la satisfaction de son amour-propre. Ces deux questions sont « l'Alpha et l'Oméga de la politique de l’Électeur », le secret des pourparlers interminables où, pendant quinze années, Max-Emmanuel met sur les dents le chancelier Mayr, où Kaunitz pousse « le dévouement au bon service de l’Empire jusqu’au sacrifice conjugal », où Villars acquiert une gloire diplomatique qui ne le cède en rien à sa renommée militaire. Louis XIV n’a promis (mars 1688) que le titre de roi des Romains et les royaumes de Naples et de Sicile ; Léopold offre au mois de décembre le gouvernement des riches Pays-Bas et 400 000 florins de subsides : c’est l'Empereur qui l’emportera, surtout quand il aura ajouté un petit supplément à ses propositions, un million payé en cinq termes comme bonne-main. L’Empereur exige que Villars reçoive son compliment : l’Electeur, avec la docilité d’une fille entretenue, licencie l’ambassadeur du grand roi. — Dix ans plus tard, c’est la cause française qui l’emportera par une offre ferme de 10 millions de livres, qui arrivent au bon moment à Munich, 5 millions en traites sur les banquiers d’Augsbourg, 5 millions en pistoles sonnantes, à dos de mulets.
Portrait de Maximilien-Emmanuel par Joseph Vivien
Dans l’intervalle de la paix de Ryswick (1697) et des premières négociations pour la succession d’Espagne, l’Electeur était devenu veuf. A cinq semaines de distance, Max avait perdu sa femme, la fille de l’Empereur, et son fils unique, l'enfant chétif que l’archiduchesse Maria-Antonia lui avait donné en mourant et que Charles II venait de désigner comme l’héritier légitime du trône d’Espagne. Il n’eût perdu que sa femme, il n’aurait point songé à se remarier; le plus volage des époux n’éprouvait pas le besoin d’être mari. Mais, après vingt années de règne, la Bavière était sans héritier : adieu la couronne du roi des Romains, le rêve d’échanger l’Électorat pour Naples ! adieu ces Pays-Bas dont le gouvernement même temporaire avait compensé l’humiliation de vingt batailles perdues contre Câlinât, Lorge, Luxembourg et Villars, et qu’il avait été si heureux d’éblouir par son faste!... Six mois après ce double deuil, Max convolait en secondes noces avec la riche héritière de Jean Sobiesky, Thérèse-Cunégonde. Il se trouvait, sur le moment, d’humeur plutôt mélancolique, sinon vertueuse; il n’était, peut-être, que fatigué : il écrivit à la reine de Pologne qu'il était résolu « à faire peau neuve et à être désormais un époux fidèle ». Ce fut Thérèse-Cunégonde, par un juste retour, qui protesta contre cette conversion à la vie bourgeoise. En échange de la forte dot que sa femme lui apportait de Pologne, Max avait renvoyé jusqu’à Amsterdam sa maîtresse, la belle Anna de Lonchier, comtesse d’Arco. Thérèse ne lui en sait point gré. Si l’Électeur s’est marié pour se reposer, l’Électrice s’est mariée pour s’amuser. Au bout d’un an, Max est réduit à la pénible humiliation d’implorer le secours de sa belle-mère : « Votre fille, écrit-il à la reine Marie, n’a nulle affection pour moi ; elle ne fait que lire des romans, courir avec des jeunes officiers aux bals masqués et ailleurs ; elle est, sans cesse, contre moi, d’une humeur effroyable, chasse toutes ses dames et traite les nobles bavarois comme des laquais. » La reine Marie haussa les épaules, donna raison à sa fille et l’engagea à reprendre, à la première scène conjugale, le chemin de Varsovie, avec sa dot. Max essaye de se résigner; Thérèse continue à jeter sa dot par toutes les fenêtres à la fois. La reine de Pologne a augmenté sa cassette de 300 000 livres : « ce n’est pas pour qu’elle les garde », et elle ne les garde pas. Les fêtes recommencent.
Un beau jour, Thérèse est enceinte, « un peu trop brusquement », et Max est assailli par le doute le plus cruel : « Dieu fasse, écrit-il à sa belle-mère, que l’enfant ne ressemble pas trop à l’infàme secrétaire Calmouk ou au maudit juif, le confiseur de Plock! » — Nous voilà loin de Lauzun, à qui l’on demandait ce qu’il répondrait à sa femme (qu’il n’avait pas vue depuis un an), si elle lui écrivait : « Je viens de découvrir que je suis grosse », et qui riposta : « Je lui écrirais : « Je suis charmé que le ciel ait enfin «béni notre union ; soignez votre santé, j’irai vous faire « ma cour ce soir. » — Thérèse, elle, ne soigne pas sa santé : pendant sa grossesse, elle se met au jeu dès le matin, y reste jusqu’à la nuit, ne quitte la table de pharaon que pour des soupers qui finissent en véritables orgies. « La Bavière n’a jamais rien vu de tel et crie à la vengeance de Dieu. » Puis, l'enfant naît, une fille, Marianne-Caroline, que l’Électeur reçoit avec transport, qu’il couvre d'agnus Dei et d’amulettes.... Mais Thérèse-Cunégonde jette les amulettes au feu et chasse les nourrices de sa fille « qui sont trop jolies ».
À son tour, maintenant, d’être jalouse ou de le feindre, moyen commode pour exaspérer son mari et conquérir une liberté illimitée. La comtesse d’Arco étant revenue à Munich, l’Électrice demande à grands cris « le renvoi de la vieille sorcière, de la marchande d’amour ». Max cherche à badiner : « Si je devais, madame, ne pas mettre les pieds dans tous les lieux où j’ai eu des maîtresses, je devrais, pour vous satisfaire, m’enfuir, je crois, jusques en Inde. Soyez sans souci au sujet de ***; la nouveauté est l’Évangile de l’amour. » Thérèse, qui touche à ses fins, riposte en recommençant ses promenades nocturnes dans le parc de Keyserfeld avec le « beau juif de Plock ». A l’Électeur, alors, de se fâcher et de menacer : « Si vous vous permettez encore une seule fois de vous promener la nuit dans le parc, j’enverrai votre cher confiseur à tous les diables; j’exige que vous soyez toujours accompagnée de deux dames. » L’Électrice ne se laissa pas intimider; elle renvoie le confiseur, mais prend un jeune confesseur, le jésuite Schmacke, avec qui elle machine le coup de théâtre décisif : un beau soir, en pleine assemblée, le conseiller Marx-Christophe, baron de Mair, vient, en son nom, interdire à l’Électeur l’entrée de la chambre nuptiale. Cette fois, Max s’avoua vaincu, on s’arrangea et un compromis solennel fut signé. Liberté réciproque. Désormais, Thérèse aura licence de courir Munich déguisée en femme de chambre, de manger du camphre, de se promener dans les parcs à toute heure de nuit, avec le juif de Plock ou le jésuite Schmacke, de passer sans gêne du confiseur hébreu au confesseur romain. De son côté, l’Électeur reprend la bonne vie d’antan, sein Luderleben, dit la Palatine ; il retourne à la comtesse d’Arco, tout en trouvant « l’Evangile de l’amour » chez la marquise de Yalsassina, « sans compter les grisettes ».
Portrait par Pieter Schenk |
Le voilà lancé de nouveau et on ne l’arrêtera plus. Mieux ou, du moins, autrement remarié, il eût peut- être fait réellement peau neuve, comme il en avait exprimé l’intention : après le naufrage définitif de son mariage, il se précipite, tète baissée, dans une existence de faste, de plaisirs et de dépenses auprès de laquelle sa vie d’autrefois paraît raisonnable. Il tient de sa mère la maladie de la bâtisse : à Landshut, à Keyserfeld, à Leonsberg, il n’arrête pas de construire, de restaurer, de planter, de meubler; à Nymphenbourg, il occupe 800 prisonniers turcs à creuser un canal. Quand ce n’est pas pour lui, c’est pour ses maîtresses, la marquise de Yalsassina, la comtesse Paar, qui rentre en scène, Mlle de Sinzendorf, qui guettait le moment, toutes grandes mangeuses d'argent, — la comtesse Paar avait débuté « par un capital supérieur à 300 000 florins », — jouant qui à la Fontange, qui à la Montespan, rivalisant entre elles de luxe et de folie. C’est une fête perpétuelle. La maison de l’Électeur a, comme celle de Louis XIV, ses vingt services distincts ; ses collections de boiseries et de trumeaux sont les plus riches de l’époque ; ses écuries sont des palais et sa cuisine un petit monde ; il a 300 chevaux, 40 voitures, 200 laquais; la chasse de Vossenhofer occupe cinq équipages pour le cerf, le renard et le sanglier, un équipage spécial pour le castor, un autre pour le héron; le théâtre, l’opéra, le corps de ballet sont montés sur le même pied; il tient table ouverte à toute la noblesse accourue à Schleissheim, pour y vivre, comme à Versailles même, aux frais du prince, logée, nourrie, amusée et domestiquée. « Ce ne sont, dit l’ambassadeur de France, que carrousels, comédies, amourettes, parties de chasse et de traîneaux. » Seulement, tout cela coûte très cher, la dot de l’Électrice a été dévorée en dix-huit mois et les impôts, depuis longtemps, ne rentrent plus : on a beau les élever de 50 p. 100, la source même est tarie, la gent corvéable ne rend plus. L'Électeur se rabat sur les emprunts, il emprunte partout, à des taux usuraires, comme un fils de famille aux abois, à Venise, à Vienne, à Bruxelles, un million et demi de florins, en deux fois, au seul conseil communal de Bruges : vers la fin de 1698, il se trouve devoir plus de 30 millions de florins, dont il ne peut même plus payer les intérêts. Il a recours aux alchimistes : Ruggiero, qu'il fait successivement comte, maréchal, conseiller d’État, grand maître des cérémonies ; Taufkirchen, qu’il fait grand veneur, gouverneur du palais, ministre, qui ont, tous deux, trouvé le moyen de faire de l’or et qui, naturellement, n’ont rien trouvé que le moyen d’escroquer le premier 60 000, le second 40 000 llorins. Une vente de bijoux donne 8 millions de llorins; mais, au train de vie qu'il mène avec une rage croissante, ce n’est qu’une goutte d’eau; l’an d’après (1699), le conseil communal de Bruges, qui veut rentrer dans ses fonds, décrète l’Électeur d’arrestation, comme le dernier des manants, et fait vendre aux enchères les meubles et tapisseries de son hôtel de Bruxelles. — Il ne restera plus bientôt à l’Electeur qu’une ressource : vendre son âme au roi de France. On a vu qu’il avait hésité un instant, — le temps de présenter à Vienne des demandes de « troc » (' échange de la Bavière pour le royaume de Naples) et de subsides (150 000 florins par mois) qui avaient été repoussés, — et comment une jolie gondolière et surtout dix millions de pistoles l’avaient décidé.
L’Électeur a trouvé sur les lèvres rouges de la Canossa la preuve certaine des droits du petit-fils de Louis XIV à la succession d’Espagne. « Par malheur, observe Sassenage, les troupes bavaroises étaient moins solides que les seins de marbre de la Vénitienne. » Les débuts de la campagne avaient été heureux ; conseillé par Villars, qui reprenait ainsi une brillante revanches, l’Électeur avait mis la main sur les villes impériales d’Ulm, de Neubourg et de Ratisbonne et remporté la victoire d’Hochstædt (1702-1703). Mais les irrésolutions perpétuelles de Max, une fourberie audacieuse qui, entre deux batailles, renouait avec la cour de Vienne d’indignes pourparlers, un amour-propre maladif que ne justifiait même plus la bravoure de cet Hercule fatigué, avaient exaspéré le vainqueur de Friedlingen, qui finit par demander son rappel et laissa l’Électeur à sa seule incapacité. Six mois plus tard, Max-Emmanuel n’est plus qu’un prince fugitif et dépossédé. Les misérables troupes bavaroises, sans vivres, sans munitions, se débandent, sur ce même champ de bataille d’Hochstædt, devant l’armée impériale (par économie, les officiers recommandaient aux soldats de tirer très lentement); et l’électorat est enlevé en un tour de main par les Croates, qui mettent le pays à feu et à sang :
Attendu, décrète le gouverneur général, comte de Lowenstein, qu’en prenant les armes contre les troupes de S. M. L, tous les Bavarois se sont rendus coupables d’un crime de lèse-majesté envers le maître légitime que Dieu le tout-puissant leur a donné, ordonnons, sans autre forme, qu’ils soient, tous tant qu’ils sont, pendus haut et court. Toutefois, dans notre inépuisable clémence et paternelle douceur, décidons que tout quinzième homme seulement, ayant été désigné par le sort, sera pendu en présence des autres; et qu’en outre dans chaque district judiciaire un de ces misérables sera pris sans tirage au sort et publiquement exécuté. Quant aux autres et par un effet de notre naturelle et très haute magnanimité, ordonnons que leur vie leur soit laissée, mais qu’ils soient conduits dans notre forteresse d’Ingolstadt, les hommes valides pour y être incorporés dans notre armée comme simples soldats, les non valides pour subir les travaux forcés à perpétuité. Ordonnons encore que dans les villes, lesquelles sont plus coupables que les campagnes, tout dixième, au lieu de tout quinzième homme, soit pendu au gibet et que tout non valide soit immédiatement .expulsé, ses biens ayant été préalablement confisqués au profit de notre trésor. Seront aussi, mais sans destination de sort, punis sur-le- champ de pendaison tout chef notoire et tout soldat déserteur.
On croit rêver : le texte du décret impérial et royal est là, cependant, sur parchemin, d’une authenticité incontestable, et il est certain que le comte de Lowenstein n’épargna aucun soin pour l’exécuter. Les malheureux paysans trouvent un reste de courage et de force pour se soulever au cri de : « Plutôt mourir Bavarois que pourrir impériaux ! » Ils sont effroyablement massacrés, 1500 dans la seule nuit de la Saint-Sylvestre, les « Vêpres bavaroises », dit Zschokke, à Sendlin, 2000 autour d’Augsbourg, 3000 dans la vallée de l'Inn, dont les eaux roulent les cadavres pendant plusieurs semaines.
Quant à l’Electeur, il a pris la fuite ; du « roi bleu » d’autrefois, rien n’est resté dans les bras de la Canossa : il oublie ses enfants en bas âge, que le comte Tüchein ramassera quelque part pour les livrer à l’Empereur, et l’Électrice, à qui le père Schmacke est seul resté fidèle et que le Pape recueillera à Rome; « il ne pense tout le temps qu’à sauver sa misérable peau ». Mis au ban de l’Empire, il n'a fait qu’une traite de Munich à Bruxelles, accompagné de la seule Marie Popuel, comtesse d’Arco, qui a profité de la débâcle pour jeter la Vénitienne à la porte et reprendre son ancienne place de maîtresse en titre.
La « vieille marchande de sourires » compte-t-elle sur un retour possible de la fortune, où elle se fera payer sa fidélité au centuple ? Le certain, c’est qu’elle va rester, pendant dix années, défiant les misères et les humiliations de l’exil, l’inséparable compagne de l’Électeur. C’est elle, maintenant, qui l’entretient : à Bruxelles, pour satisfaire aux dépenses de la maison, elle ouvre un véritable tripot, «donnant à jouer toute la nuit ». Elle ferme les yeux sur la vie crapuleuse qu’il a reprise avec une fureur de malade. Devant les Impériaux qui sont entrés en Belgique, il fuit de ville en ville, de Bruxelles à Mons, de Mons à Namur, de Namur à Versailles, « laissant de sa race dans les villages ». Rien ne lui répugne : elle rougit pour lui, mais ne le quitte pas plus que son ombre. Après Ramilies, où il partagea la responsabilité de la défaite avec Villeroy, sa dernière fierté l’abandonne ; il n’aimait plus la guerre depuis longtemps, mais il continuait à la faire : il demanda au roi de l’en dispenser désormais et de l’héberger à Versailles. Il est vieux avant l’âge, éreinté, « son nez s’est abaissé sur sa bouche de manière à rejoindre presque son menton » : la comtesse le voit toujours « avec sa bonne mine et sa taille bien faite d’autrefois ». Il est l’objet de tous les mépris de la cour, du roi qui ne peut comprendre « qu’un prince du Saint-Empire n’ait nul souci de son rang et aille jusqu’à dîner chez Mlle d’Anlin, lui qui pourrait s’asseoir avec Mme la duchesse et Madame » ; de la princesse Palatine, sa cousine, qui lui reproche sa lâcheté, ses basses complaisances pour Torcy, l’excusant cependant, à part elle, « vu qu’il a besoin de ces gens-là : autrement il mourrait de faim » ; du duc d'Orléans, dont il endosse les bâtardes quand le duc les trouve « trop arlequins » ; du comte de Clermont, à qui il cède sans contestation le pas et la droite : pour Mme d’Arco, il reste toujours le premier des Electeurs, colonne et lumière du Saint- Empire, « ayant seul le droit, aux termes de la Bulle d'Or, de s’asseoir et de faire asseoir ses envoyés sur des sièges rouges ».
Naturellement, les jours d’épreuve finis, il n’a rien oublié et il n’a rien appris, sauf à tourner des tabatières de buis. Une honte vague le tient quelque temps de revenir à Munich, dans cette Bavière que la victoire de Villars lui restitue et qu'il avait si misérablement abandonnée et trahie. Un an après la signature du traité de Bade, il traîne encore à Saint- Cloud ; il s’obstine à croire que, « du côté de la maison d’Autriche, il y a toujours quelque vue ou envie de troquer qui regarde ses Etats » : s’il pouvait aboutir à quelque convention de territoire où il échangerait la Bavière, encore toute ensanglantée et meurtrie, pour les Pays-Bas qui lui rappellent ses plus beaux jours, ou pour la Sicile, « éponges encore pleines », ou même pour la Sardaigne, quelle aubaine ! Mais ces pitoyables négociations échouent, l’Empereur le repousse avec dédain pendant que, lassé, excédé par ce mendiant couronné, Louis XIV lui laisse entendre qu'il est de trop chez lui. Max-Emmanuel se décide à réintégrer son électorat, où Thérèse-Cunégonde vient le rejoindre.
La Bavière est ruinée de fond en comble, la famine règne dans toute la vallée du Danube, d’innombrables bandes de vagabonds errent dans les campagnes, pillant, volant, incendiant les meules et les chaumières, plus de commerce, plus d’industrie, une misère noire dans toutes les villes. Max, cependant, ne songe qu’à reprendre, à nouveaux frais, sa vie de plaisirs. L’Électrice, définitivement enterrée dans la bigoterie, n’est occupée qu’à exécuter les vœux qu’elle a fait à Rome, un couvent de Servites à Munich, 1718 cellules de capucins à Nymphenbourg : il est libre, non pas sans doute de retourner, comme il le voudrait, à Paris ou à Bruxelles, mais de recommencer avec un nouvel éclat sa vie de Polichinelle. Il fait venir de Paris des troupes de chanteurs, de danseurs, de filles d’opéra, de piqueurs, 1500 chevaux et 4000 chiens. On joue au pharaon pendant une moitié de la nuit et les joueurs y sont réputés « les plus habiles de l’Europe à corriger la fortune ». L’Électeur lui-même la corrige. Puis il est repris de sa manie de bâtisse : les caisses étant vides, il recommence à emprunter, 4505078 florins en quatre ans et demi, a des taux assez honnêtes, 12 p. 100 à Ruffini, 13 p. 100 à Oppenheim,pour construire le parc de Nymphenbourg avec mille fontaines, dont une seule coûte 600000 florins, la Pagode, le lumineux Badenbourg avec sa piscine d’albâtre, la chapelle Madeleine, le palais de Schleisheim. Au bout de quelques mois, il doit derechef, partout, à Dieu et au diable, 286401 florins aux États généraux, 7000 florins pour glaces à Defert d’Amsterdam, 16000 pour tapisseries à Ambroso de Gènes, 30921 à Lyon pour soieries, 665487 pour bijoux et pierres précieuses à Venise et à Vienne. Quand il n’y a plus moyen d'emprunter, il se fait faux monnayeur — en cinq années, il change sept fois le cours des monnaies en circulation — et bonneteur — il installe le loto public qu’il a, d’abord, la pudeur de faire tenir par un Italien de rencontre, le comte Joseph de Santo-Pitto, mais qu’il finit par exploiter directement. Il paraît impossible de descendre plus bas dans la turpitude : du moins l’infortunée Bavière le croit. Les successeurs de Max-Emmaneul se chargeront de la détromper. [...]
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