Cecilia Bartoli (Orfeo) et un danseur |
Le Festival de Salzbourg a remis à l'affiche de cet été Orfeo ed Euridice de Christoph Willibald Gluck qui avait connu sa première dans la même salle lors du Festival de Pentecôte 2023. Le maestro Gianluca Capuano, a opté pour la version de Parme de 1769, rarement jouée, qui se situe entre les deux versions plus connues de Vienne (1762) et de Paris (1774). La version parmesane avait été composée pour célébrer le mariage de l'infant d'Espagne, le duc Ferdinand de Bourbon-Parme, avec l'archiduchesse autrichienne Maria Amalia. Une curiosité en soi : cette version se termine fort mal et il peut sembler inapproprié de représenter lors d'un mariage un drame dans lequel une épouse adorée meurt par deux fois. Orfeo avait alors été interprété par le castrat soprano Giuseppe Millico, qui jouissait d'une énorme popularité à l'époque, ce qui nécessita une transposition du rôle de la tessiture d'alto à celle de soprano.
Le décor dépouillé de Johannes Leiacker (photo personnelle)
Voilà qui convenait bien à la mezzo-soprano Cecilia Bartoli, directrice artistique du Festival de Pentecôte de Salzbourg, qui fit au mois de mai sa prise de rôle en Orfeo, relevant un nouveau défi à 57 ans, après 35 ans d'une prestigieuse carrière. Cecilia Bartoli, qui dirige aussi l'opéra monégasque, travaille depuis plusieurs années avec Gianluca Capuano, qui est chef d'orchestre des Musiciens du Prince-Monaco depuis 2019. Elle avait par ailleurs déjà interprété un autre rôle masculin à Salzbourg en 2017, le rôle-tire d'Ariodante, que Christof Loy avait également monté à Salzbourg. Elle était alors affublée d'une forte barbe. Il n'est ainsi pas surprenant que cette grande actrice ait su donner le change dans ce nouveau rôle en pantalon. Ursula Renzenbrink a habillé Bartoli d'un costume sombre et d'un col roulé de même couleur et ramené ses cheveux en catogan, le jeu de scène fait le reste pour donner l'illusion de la virilité.
Le triple escalier du décor avec les danseurs et le choeur frontal en avant-scène |
Christof Loy et son scénographe Johannes Leiacker ont conçu un décor neutre qui montre surtout un vaste escalier en trois paliers successifs dans un immense hall aux murs aux deux tiers recouverts de boiseries, qui pourrait être celui d'un palais de justice ou d'un bâtiment officiel quelconque. L'avant-scène est reliée à la fosse d'orchestre par quelques marches où viendra prendre place le choeur. Au haut de la deuxième volée de marches, la plus importante, — les marches, de couleur brune comme les boiseries traversent toute la largeur de la scène — se trouve un palier avec encore quelques marches, blanches cette fois, qui mènent à un portique blanc fermé par une paroi blanche qui s'ouvre de temps à autre en coulissant vers les cintres. Un décor à minima constitué d'un escalier symbolique qui aurait pu conduire au paradis du monde des vivants, du moins de ceux qui s'aiment, ou descendre dans le monde des ombres et de la séparation. Le concept de la mise en scène, minimaliste à souhait, consiste surtout à créer des tableaux avec les douze danseurs, quatre femmes et huit hommes, quatre Eurydices et huit Orfeos, qui semblent chargés de visualiser le monde émotionnel d'Orfeo. Le choix esthétique est celui du dépouillement, et, s'il a le mérite d'être aisément compréhensible, il n'apporte pas grand chose à la musique, heureusement excellente. Le choeur, tout de noir vêtu, assis face au public, immobile sur les marches descendant vers la fosse, s'adresse au seul auditoire et n'est en dialogue ni avec les chanteurs ni avec les danseurs. Les danseurs ont des vêtements noirs ou blancs, sauf au moment de la "ronde des esprits bienheureux", qui apportent quelques couleurs fort bienvenues. Les danseurs et les danseuses, certes excellents, ont davantage une fonction de représentation des affects que d'animation. Le bonheur et la réussite de la soirée viennent de la musique.
Gianluca Capuano et les Musiciens du Prince ont merveilleusement rendu la richesse thématique et mélodique de l'opéra. Bien plus que la mise en scène, c'est l'exécution des longs passages orchestraux qui exprime les grandes lignes de la trame dramatique. La musique reflète tant le monde émotionnel des personnages que l'évolution de l'intrigue. L'expression musicale de la douleur d'Orfeo est remarquable. On l'avait déjà remarqué à Munich en juillet lorsque Capuano avait repris la direction musicale de Semele : le maestro parvient à rendre visible et à décrire par l'accompagnement musical tant les personnages que leurs émotions. C'est la marque d'une compréhension intime de la composition de l'oeuvre et de l'art d'en rendre compte, de le retransmettre.
Les deux parties vocales principales sont dévolues au rôle d'Orfeo et au choeur, Amore ne fit qu'une courte apparition et Euridice n'apparaît qu'en fin d'opéra. Le choeur, le bien nommé Il Canto di Orfeo, en tout point remarquable, rend pleinement hommage à son appellation. Sur la scène, la réussite de la soirée repose entièrement sur l'interprétation du rôle d'Orfeo par Cecilia Bartoli, un rôle énorme par l'endurance qu'il exige, avec une présence en scène quasi ininterrompue pendant les 90 minutes que dure l'opéra. Chanteuse aguerrie dans l'art d'exprimer les variations émotionnelles, elle en déploie les infinies nuances avec un raffinement de couleurs inouï, un sensibilité émotionnelle à fleur de peau dont elle parvient à communiquer les frissons. Elle aborde avec subtilité ces petites formes ressemblant à des arias caractéristiques de la composition et réussit particulièrement bien à exprimer les douceurs et la tendresse du "Chiamo il mio ben così". Sans doute ne peut-elle cependant se départir de l'utilisation fort constante de ce vibrato qu'on lui connaît bien. Une des surprises de la soirée se trouve dans l'amorce du "Che farò senza Euridice" : les sources donnent diverses indications quant au tempo à adopter et Gianluca Capuano souligne qu'au temps de Gluck il n'y avait pour cette aria pas encore de tradition établie dans la manière de l'interpréter. Une source française propose un tempo "vivace con disperazione" bien différent de l'habituel larghetto, un peu moins lent et majestueux que le largo. Capuano a opté pour l'option brusquée et Cecilia Bartoli a rendu l'état chaotique et désespéré d'un Orfeo foudroyé, dépecé par l'énorme souffrance d'un second deuil qu'elle exprime par des cris et des sanglots déchirants, bien éloignés du larghetto attendu parce que plus pratiqué. Elle revient ensuite au tempo plus classique. Magnifique Cecilia Bartoli qui a reçu la longue ovation d'un public subjugué. Rappelons qu'elle s'était vu décerner lors de la première du mois de mai le titre prestigieux de Kammesängerin « Chanteuse de la cour », aujourd'hui de la République d'Autriche, d'ordinaire réservé aux artistes autrichiens.
Melissa Petit en Euridice |
La néo-zélandaise Madison Nonoa a interprété avec un beau lyrisme et des aigus brillants le rôle d'Amore. Une courte prestation qui donne envie d'en entendre davantage. La soprano française Melissa Petit a campé avec un grand talent dramatique une Euridice vibrante, à la personnalité affirmée qu'elle chante avec le métal argenté d'une voix bien projetée. Un des meilleurs moments d'une soirée dont on a davantage emporté des impressions musicales que visuelles.
Distribution
Gianluca Capuano Direction musicale
Christof Loy Mise en scène et chorégraphie
Johannes Leiacker Décors
Ursula Renzenbrink Costumes
Olaf Winter Lumières
Klaus Bertisch Dramaturgie
Cecilia Bartoli Orfeo
Melissa Petit Euridice
Madison Nonoa Amore
Yannick Bosc, Clara Cozzolino, Gorka Culebras, Yuka Eda, Oskar Eon, Haizam Fathy, Mark-Krister Haav, Jarostaw Kruczek, Pascu Orti, Carla Pörez Mora, Sandra Pericou-Habaillou, Guillaume Rabain, Giulia Tornarolli, Nicky van Cleef Danseurs et danseuses
Il Canto di Orfeo
Jacopo Facchini Direction des choeurs
Les Musiciens du Prince - Monaco
Crédit photographique © Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
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