La soprano
franco-allemande Camille Schnoor a fait partie de la troupe du
Staatstheater-am-Gärtnerplatz en tant que soliste principale depuis
la saison 2016/2017 jusqu'en avril dernier. Elle y a notamment chanté
Donna Elvira (Don Giovanni), Fiordiligi (Così fan tutte),
Mimi (La Bohème), Tatyana (Eugène Onéguine), Hanna
Glawari (Die lustige Witwe), Antonia et Giulietta (Les
Contes d'Hoffmann). Depuis elle poursuit sa carrière comme
chanteuse indépendante. Au mois de juin elle a interprété le
rôle-titre dans Ariadne auf Naxos à Budapest. En 2024 elle
sera Cizí kněžna (la princesse étrangère) dans Rusalka à
Nice, puis à Marseille en 2025. En 2025, elle fera également ses
débuts au Theater-an-der-Wien dans le cadre du Jubilé Josef
Strauss. Son premier album solo, intitulé « Les Âmes naturelles »
est paru en 2022 chez Klarthe.
Luc Roger (LR)
Bonjour, Camille Schnoor, et merci d´avoir accepté de participer à
cet entretien. Avant d'aborder votre été bayreuthois, pourriez-vous
nous parler de votre vocation de chanteuse ? Vous êtes Niçoise
née d'un père allemand et d'une mère française. Avez-vous
pratiqué les deux langues en famille ? Comment êtes-vous
arrivée au chant ? Qu´est-ce qui a suscité votre vocation ?
Avez-vous grandi dans une famille de musiciens ?
Camille Schnoor
Bonjour, Luc Roger, je
vous remercie pour cette mise en lumière. Étant enfant, je ne
parlais pas allemand avec mon père car son français était déjà
parfait et il lui était difficile d’imposer sa langue dans un
environnement entièrement francophone. Je suis maman d’un petit
garçon et ai été confrontée aux mêmes obstacles que lui. Il faut
beaucoup de patience, de persévérance et même parfois quelques
astuces pour qu’un enfant décide de répondre dans la langue
étrangère de son parent. Ce n’est qu’après quelques années
passées dans une école internationale que j’ai commencé à
maîtriser l’Allemand.
Je suis la seule
musicienne de ma famille. J’ai commencé le piano relativement
tard, à huit ans, mais avec une passion immédiate et presque
obsessionnelle. Vers douze ans, je décidai de tout faire pour
rejoindre le conservatoire de Paris aussi tôt que possible et quatre
ans plus tard, j’étais admise dans la classe de piano de
Jean-Francois Heisser et Marie-Josèphe Jude. En parallèle, j’ai
découvert ma voix vers treize ans, en chantant sur la bande-son du
film Farinelli, le chef-d’œuvre de Gérard Corbiau, que
l’adolescente que j’étais vénérait. Les airs de Händel,
Hasse, Popora, Pergolesi et autres me paraissaient accessibles, et
comme je n’avais aucune idée de leur véritable difficulté et que
j’avais une voix naturelle avec du grave et de l’aigu qui
sonnait, je les chantais pour mon plaisir ou même insolemment devant
ma classe, un souvenir qui me fait rire aujourd’hui. J’étais
bien téméraire ! Les étudiants du CNSM de Paris avaient accès
chaque jour à des places réservées à l’opéra, aux six premiers
arrivés à l’ouverture du conservatoire à l’aube. J’en étais
souvent et j'eus la chance d’assister à de mémorables
représentations comme Renée Fleming dans Capriccio, ou
encore Waltraud Meier dans Tristan et Isolde. J’étais une
jeune pianiste assez brillante mais l’opéra ne me sortait plus de
la tête. À vingt ans, fraîchement diplômée, je passai à
l’action et me tournai définitivement vers le chant. Certains y
ont vu une rupture dans mon parcours mais pour moi il s’agissait
d’une continuation logique. Je me considère aujourd’hui encore
comme la même musicienne concernant les choix musicaux, la
personnalité ou la façon de travailler, pianiste ou chanteuse. Le
piano fait toujours partie de mon quotidien que ce soit pour
apprendre mes rôles, accompagner occasionnellement quelqu’un
d’autre ou analyser la structure musicale de certains passages
orchestraux.
|
Camille Schnoor est la 4ème Fille-Fleur (de g. à dr,) |
LR Cet été, vous
avez été sélectionnée pour interpréter une des six Filles-Fleurs
dans la nouvelle production du Parsifal du Festival de
Bayreuth, une prise de rôle et des débuts bayreuthois sur la
Colline verte. Est-ce là votre premier rôle wagnérien ?
Voulez-vous nous raconter comment se déroule la sélection ?
Les rôles de Filles-Fleurs sopranos demandent-ils des qualités
vocales particulières ? Et le fait d'aborder Strauss et Wagner
dénote-t-il une évolution qualitative de votre voix ?
Camille Schnoor
C’est mon premier rôle
wagnérien et c’est un immense honneur que de pouvoir débuter dans
Wagner précisément à Bayreuth. La sélection s’est déroulée de
manière quelque peu inhabituelle. Les 6 Filles-Fleurs sont des
solistes qui chantent au deuxième acte de Parsifal un
ensemble musicalement complexe, le tout accompagné par un chœur de
24 chanteuses. J’étais conviée pour une journée d’audition à
Bayreuth, avec d’autres candidates dont certaines avaient déjà
étaient présélectionnées plusieurs mois auparavant. Ce qui était
épatant dès le départ, c’était le soin avec lequel les
pianistes du festival nous ont préparées musicalement, afin que
notre présentation soit de la plus grande perfection. C’était
plutôt comme un concours avec plusieurs tours, où on chante une
fois seule, puis la scène des Filles-Fleurs avec un groupe de
collègues, puis avec un autre groupe. Après la pause déjeuner,
j’eus la chance d’être arrivée en finale sur la grande scène
du Festspielhaus. Rien que d’en être arrivée jusque-là et de
chanter une fois sur cette scène me remplissait d’une gratitude
énorme.
Après une dernière
session de coaching sur scène, je me rappelle avoir chanté la scène
parmi mes futures collègues
avec une excitation énorme. Les rôles des Filles-Fleurs demandent
une flexibilité vocale assez particulière. Il y a des passages très
exposés dans l’aigu avec des notes tenues qui doivent être
chantées de manière souple et sensuelle, desquelles découlent
soudainement des appoggiatures virtuoses mais toujours charmantes. Je
crois que c’est là tout ce qui fait une Fille-Fleur, cette
impression d’incroyable aisance et de facilité alors que les
phrasés aériens et imprévisibles de leurs parties sont réellement
virtuoses.
Il est certain que le
répertoire Allemand, et Strauss et Wagner en particulier m’attirent
énormément. J’ai une voix de grand lyrique et après avoir abordé
la Maréchale en concert et Ariadne dans plusieurs maisons, je me
sens de plus en plus apte à élargir mon répertoire dans cette
direction, sans toutefois brûler les étapes. J’ai chanté Agathe
(Der Freischütz) à 28 ans et bien que j’eusse toutes les
notes et que m’en sois bien tirée, je n’étais pas heureuse du
résultat, car ce rôle venait en vérité un peu trop tôt. C’est
bien dommage, car une telle expérience jette une ombre néfaste sur
un rôle que j’adore en réalité et pour lequel je me sens
aujourd’hui totalement apte.
LR Quand ont
commencé les répétitions à Bayreuth, combien de temps ont-elles
duré ? Et comment se déroulent-elles ?
Sur le plan musical et sur le plan de la mise en scène ? La
fameuse scène du jardin de Klingsor, pour être relativement courte,
est extrêmement complexe. Trente chanteuses (24 choristes, en deux
groupes de 12, et 6 solistes, en deux groupes de 3) interagissent sur
le plateau. Pour obtenir l'extraordinaire effet du produit fini, il
faut une préparation millimétrée. Pourriez-vous nous évoquer le
déroulement tant des répétitions musicales que des répétitions
scéniques de ces préparations ?
Camille Schnoor
Les répétitions
scéniques et musicales de Parsifal ont commencé début juin,
durant huit semaines, ce qui est d’usage en Allemagne pour une
nouvelle production. Le jardin de Klingsor était la première scène
à figurer au programme des répétitions, dès le premier jour,
pendant sept heures. Mes collègues et moi étions surprises, comme
la scène arrive au deuxième acte, nous ne nous étions pas
attendues à une telle première journée.
Encore une fois, nous
avons ouverts de grands yeux en répétant pour la toute première
fois directement sur la scène du Festspielhaus, avec effets de
lumière et fumées prêts comme pour la première, tous les
techniciens présents et entraînés pour le changement rapide de
décor sur la musique juste avant notre entrée. J’ignorais à ce
moment-là que l’équipe de production avait répété tous les
changements de scène, lumières et autres effets avec des figurants
depuis le mois de mai. C’était vraiment impressionnant et au
début, nous avions beaucoup de mal à être musicalement en place
car nous ne connaissions ni le décor, ni l’acoustique et étions
totalement éblouies par les lumières. Dans un processus normal de
répétition, on commence à établir les mouvements dans une salle
de répétitions avec une lumière de travail et les éclairages et
décors originaux arrivent pour les dernières répétitions, une à
deux semaines avant la première.
Pour ce qui est des
répétitions musicales, nous avions au début un coaching par jour
avec le chef assistant, Jendrik
Springer, qui vient depuis 25 ans à Bayreuth et travaille au Wiener
Staatsoper pendant l’année, et qui connaît Parsifal comme
son ombre. C’était un bonheur de rechercher avec lui la perfection
dans la prononciation, les nuances, les couleurs de voix, et surtout,
ce qui est très important pour les Filles-Fleurs, la coordination et
l’harmonie entre les 6 voix. Il y a par exemple des phrases où
deux Filles-Fleurs attaquent une même note au même moment, puis le
chant se divise en deux voix. Dans un tel cas, sur la note à
l’unisson il est idéal d’avoir une couleur, une hauteur de son
et une vitesse de vibrato parfaitement identiques à celles de sa
collègue.
Parfois, le chœur nous
rejoint sur une partie de phrase, alors nous chantons à la limite de
l’inaudible, sinon le volume sonore devient vite trop gros ou le
son trop perçant dans l’aigu. Mais il peut y avoir deux mesures
triple piano et deux mesures forte dans la même phrase, soulignant
le texte et les inflexions du tracé mélodique, des nuances parfois
extrêmes que l’acoustique de Bayreuth permet et amplifie même.
Après avoir répété
notre scène à six pendant des semaines, rajoutant ou modifiant des
détails de mise en scène au fil
des répétitions, le chœur est venu nous rejoindre, s’intégrant
à nos positions et parsemant la scène de détails supplémentaires.
L’harmonie n’a pas été immédiatement parfaite car nous
n’avons pas répété avec le même chef et la dynamique du chœur
est toujours différente de celles des solistes. Il aura fallu
beaucoup s’écouter et s’entraider pour arriver à la
synchronisation parfaite avec le chœur également. Vers la fin des
répétitions sur scène, nous nous sommes enfin trouvées et c’était
assez magique de sentir que nous étions comme un tapis de
Filles-Fleurs à trente voix.
LR Pourriez-vous
nous décrire votre costume de scène ? Le programme bayreuthois
distingue les magiciennes de Klingsor, dont vous êtes, des
Filles-Fleurs. Quelle vision de ces femmes le metteur en scène
veut-il communiquer ? Qui sont-elles à ses yeux ?
Certaines des Filles-Fleurs semblent avoir du sang à la bouche, ces
femmes lascives et séductrices sont-elles des vampires ?
Camille Schnoor
Les costumes des
6 Filles-Fleurs solistes, ou Klingsors Zaubermädchen, comme Wagner
les nomme dans la partition, sont des costumes fuchsia oversize avec
des blazers sans manches, des talons hauts, des chevelures
longuissimes blondes ou rousses et des bodys transparents parsemés
de fleurs. Le tout donne un effet très Flower Power des années 70.
L’une des indications du metteur en scène concernant les
Filles-Fleurs va sûrement vous surprendre. Il nous a dit : « Vous
êtes des figurines dans le jeu vidéo d’un gamin de douze ans. »
En général, le public
ne voit pas forcément comme résultat sur scène ce qu’il
traduirait par l’intention réelle du metteur en scène, car il y
projette sa propre vision. Je pense que ce que voulait nous dire Jay
avec cette indication de jeu, est que nous ne sommes pas forcément
des femmes réelles, peut-être plutôt des robots humanoïdes,
raison pour laquelle il a souhaité aussi avoir des interventions
absurdes ou inattendues, comme l’apparition de certaines fleurs en
zombies, ou l’utilisation de sabres en plastique. D’autres fleurs
étaient lascives et séductrices comme on attend cela dans cette
scène mais effectivement cela devait toujours être accompagné de
quelque chose d’inquiétant ou d’anormal. Certaines Fleurs du
chœur étaient complètement recouvertes de sang, d’autres étaient
très féminines, et il était difficile de définir si nous étions
au service de Klingsor ou ses prisonnières, ou peut-être les deux.
Jay aime beaucoup l’idée de l’ambiguïté dans ce que nous
projetions. Ambiguïté qui se retrouve dans le costume de Klingsor,
vêtu comme nous d’un costume fuchsia et d’un haut transparent
fleuri, et des talons hauts dont son armée de Filles-Fleurs sont
vêtues.
LR Sur scène, au
jardin merveilleux, au milieu de tant d'interactions vocales et
scéniques et des échanges extrêmement rapides entre les
chanteuses, comment parvenez-vous à obtenir le degré de concentration nécessaire
pour vous focaliser sur votre partie ? Avez-vous une « botte
secrète » ? Et aussi, comment percevez-vous l'orchestre
sur le plateau, la fameuse fosse couverte de Bayreuth suppose-t-elle
un apprentissage particulier aussi pour les chanteurs ?
Camille Schnoor
Nous nous sommes rendu
compte très rapidement que la scène des Filles-Fleurs exige une
concentration particulière. C’est une tâche complètement
différente de lorsqu’on chante un rôle principal, ce dont mes
cinq collègues et moi avons plutôt l’habitude.
Après un court et
tempêtueux prélude et un dialogue d’une quinzaine de minutes
entre Klingsor et Kundry, le décor change brutalement en quelques
mesures et les Filles-Fleurs inondent la scène à la suite de
l’intrusion de Parsifal au jardin merveilleux de Klingsor. La
musique est rapide et saccadée et chaque soliste lance un court
« Hier » à tour de rôle. Ces premières injections
doivent être parfaitement en place, sinon, c’est la catastrophe et
rien de ce qui suivra ne fonctionnera. Je dois avouer que ça n’a
pas toujours fonctionné pendant les répétitions car la moindre
distraction suffit à égarer une soliste. Dans ces moments-là nous
avons la chance d’avoir à Bayreuth des souffleurs exceptionnels
capables de diriger et de chanter tous les rôles. Notre souffleuse
nous souffle régulièrement quelques bribes de textes, mais aussi
les notes, qu’elle entonne de manière que seulement les solistes
l’entendent, ce que je ne connaissais d’aucune maison auparavant.
C’est sécurisant, néanmoins personne ne veut rater la moindre
note quand il chante à Bayreuth et il faut pouvoir être sûre à
100% que tout va fonctionner de la première à la dernière seconde.
Nous avons un coaching avec le chef assistant avant chaque
représentation mais je dois quand même repasser tout le rôle au
piano avant d’entrer sur scène, ce que je fais en vérité pour
tout ce que je chante. Je ne chante pas forcément tout à pleine
voix, mais j’ai besoin de tout passer en revue une fois pour être
sûre de ma mémoire le moment venu. Ensuite, pour les Filles-Fleurs,
c’est bien de tout repasser en tête, mentalement, sans chanter et
sans partition, et de vérifier que j’ai bien toutes les phrases de
mes collègues en mémoire, et pas seulement les miennes. Au début
du deuxième acte, je m’assieds en coulisse près de mon entrée et
me concentre. Je ferme les yeux et dirige mon focus vers l’intérieur
de mon corps, en particulier vers la colonne vertébrale, détends
mes épaules, respire consciemment en visualisant une colonne de
lumière dans mon dos. Cela me permet de faire abstraction de tout ce
qui pourrait me déconcentrer et d’être ancrée en moi. Tandis que
la musique de Klingsor détonne tout près de moi, je me concentre
sur une musique complètement différente, celle de notre entrée et
« l’écoute » encore une fois dans ma tête. Alors, je
me sens sûre à 100% et peut entrer sur scène le cœur calme.
Il est certain que la
fosse arrondie et couverte de Bayreuth demande à tous les chanteurs
une adaptation particulière. Je ne connais aucune autre salle où on
s’entend soi-même aussi bien et il faut déjà se faire à se
retour inhabituel. Ce que je ressens, sur scène comme côté
spectateurs, c’est que l’acoustique de Bayreuth amplifie tous les
effets proposés, tant par les voix que par l’orchestre. Un piano
est plus piano encore et un forte plus tonitruant, un son manquant de
rondeur sera très vite agressif, un son rond extrêmement chaud.
L’orchestre est entièrement couvert et invisible de la salle, le
son de l’orchestre semble venir de toutes les directions et ne peut
jamais manquer de rondeur, je pense en grande partie grâce à
l’arrondi de la paroi entre la fosse et la salle. C’est aussi ce
qui fait qu’on reconnaît immédiatement le son de l’orchestre de
Bayreuth sur tous les enregistrements produits ici. Par la
particularité de sa construction, les chanteurs entendent
l’orchestre avant les spectateurs, ce qui est à l’inverse d’une
maison d’opéra traditionnelle. Partout où l’on chante de
l’opéra, et où il y a une fosse « normale », on
apprend à attaquer quelques centièmes de secondes avant le « un »
du chef, car la vitesse d’attaque de la voix a un temps long qu’il
faut compenser afin que le spectateur entende la voix au même moment
que l’orchestre. À Bayreuth, ce n’est pas nécéssaire. Au
contraire, si on pratique cette habitude indispensable ailleurs, cela
peut arriver que la salle nous entende chanter trop tôt par rapport
à l’orchestre. Les chefs assistants, qui étaient en salle pendant
toutes les répétitions, nous reprenaient souvent sur des notes
attaquées trop tôt ou sur des passages que nous chantions trop
fort. Au début, on avait du mal à le croire, car on n’a pas la
sensation de chanter trop tôt ou trop fort sur scène mais en
s’enregistrant et en écoutant le rendu depuis la salle, c’était
évident ! Alors, à force de faire ces erreurs en répétitions
on s’habitue à l’acoustique particulière et on comprend comment
il faut chanter à Bayreuth.
LR Pourriez-vous
évoquer les qualités du travail avec Pablo Heras-Casado et avec Jay
Scheib ?
Camille Schnoor
Pablo est un chef
immensément inspirant. Il a une connaissance de l’œuvre
extrêmement profonde et c’est impressionnant à quel point il peut
travailler en détail. Ce que j’ai adoré avec lui c’est qu’on
avait l’impression qu’il façonnait la musique dans l’instant,
comme s’il sagissait d’une création. Il n’y avait pas une note
qu’il laissait tomber ou ne traitait pas avec attention, avec
amour, ce qui pourrait paraître trop ambitieux en règle générale,
mais pour lui c’était un jeu d’enfant. Sa représentation
mentale de ce qu’il veut entendre est si forte et si claire qu’elle
se transmet immédiatement, sans qu’on ait besoin d’en parler
outre mesure. Son style est complètement authentique et personnel et
c’est ce qui fait, je pense, qu’il est limpide à suivre sur
scène car tout coule de source, rien n’est forcé. Par ailleurs
c’est une personne adorable, toujours de bonne humeur, ayant un
rapport d’égal à égal avec musiciens et chanteurs, totalement à
l’écoute. La première fois que nous l’avons entendu diriger
l’orchestre dans le début de l’acte II, on avait tous la chair
de poule tellement c’était intense et électrique.
Comme nous avons
beaucoup de chance sur cette production, je vais devoir vous dire
beaucoup de bien de Jay, également ! Jay Scheib est un metteur
en scène atypique par sa manière calme et réfléchie de
travailler. Il parle doucement, posément, prend du recul, consulte
l’opinion des autres, prend le temps de contempler ce qu’il vient
de créer. Parfois, il me demandait si son idée était bonne. On en
discutait un peu, laissant l’idée évoluer ensemble. Parfois aussi
il recommençait toute la scène depuis le début. Il a un côté
sage, philosophe, que j’apprécie beaucoup. Jay enseigne la mise en
scène au MIT et il nous a laissés entrevoir sa vision de la
transmission de cet art complexe. Contrairement à la plupart des
metteurs en scènes qui n’avoueraient jamais ne pas avoir d’idée
pour une scène précise à un moment du processus de création, Jay
plaide pour la transparence et demande à ses étudiants de dire « je
ne sais pas ». C’était parfois déconcertant quand cela
arrivait car les chanteurs ont tendance à faire confiance au metteur
en scène et à le placer sur un piédestal de créativité. Mais le
flottement qui en découlait laissait place à une autre forme de
créativité portée par le groupe, incitant chacun à se sentir
responsable de la progression de la mise en scène. C’était une
énergie belle et forte, qui nous a portés loin.
LR Vos débuts
bayreuthois seraient-ils les prémices d'autres rôles wagnériens ?
Camille Schnoor
J’en rêverais, oui !
Pour tout vous dire, mon goût pour l’opéra a été réveillé,
avant le film Farinelli, par Wagner. J’avais douze ans et il
y avait chez mes grands-parents un vinyle de Tristan et Isolde,
le fameux enregistrement de Leonard Bernstein en 1981 à Bayreuth
avec Hildegard Behrens et Peter Hofmann. Je n’avais aucune idée de
comment cela pouvait sonner, le titre avait simplement piqué ma
curiosité car je venais de lire « Le roman de Tristan et
Yseut » de Joseph Bédier. Je n’oublierai jamais le moment
où, ne m’attendant à rien, le prélude commence, dans ce tempo
d’infinie lenteur de Bernstein, le long crescendo exsangue sur le
fa tenu à l’extrême de la tension musicale possible, et
tout-à-coup, sans prévenir, l’accord de Tristan, chose
complètement inouïe à mes oreilles. C’était ébouriffant et je
crois que j’ai été hâpée dès la première note. Je remettais
souvent le vinyle quand je rendais visite à mes grands-parents, et
réécoutais l’ouverture plusieurs fois de suite, puis le début de
l’acte I. Plus tard, je demandais à mes parents de m’offrir le
coffret CD de cet enregistrement et c’est comme ça que ma passion
pour l’opéra a commencé. Ce qui est étonnant avec Wagner, c’est
que quand on est fasciné une fois, on l’est toujours, et l’effet
ne s’amenuise jamais.
Le défaut de cette
expérience est que Wagner a eu pour moi dès le départ une place
sainte, inatteignable, et que lorsqu’on a trop de respect pour une
chose, on n’ose pas forcément y toucher. On m’avait proposé,
avant trente ans, de chanter Elisabeth dans Tannhäuser, j’ai
refusé parce que je savais que je n’étais pas à la hauteur à ce
moment de mon parcours. Je ne pourrais jamais me pardonner de chanter
Wagner sans le servir dignement.
Au stade de ma carrière
actuelle, je me sens maintenant capable d’aborder les plus lyriques
des rôles wagnériens, en particulier « Eva » des
Meistersinger et « Elsa » dans Lohengrin.
Et pourquoi pas, aussi « Elisabeth ».
LR Comment
voyez-vous votre avenir de chanteuse ? Quels rôles
aimeriez-vous aborder ? Comment observez-vous l'évolution de
votre voix ?
Camille Schnoor
J’aimerais
chanter longtemps, qui n’aimerait pas ? J’aime ce métier et
la carrière de free-lance me procure plus de plaisir encore que ce
que j’avais imaginé. La « liberté » est très
productrice, artistiquement. J’ai une voix de soprano grand lyrique
mais étais mezzo au tout départ. Il m’a fallu beaucoup de travail
pour obtenir plus de brillance de voix. Au départ, ma voix était
lourde, grave, sans piano et sans brillance. En ajustant ma
technique, il est devenu évident que je suis un soprano et je
n’envisage pas de chanter dans une autre tessiture, bien que j’ai
toutes les notes dont un mezzo aurait besoin. Ma voix a gagné en
volume, mais surtout en technique et en stabilité et, en travaillant
beaucoup, j’ai obtenu un bon piano. J’ai beaucoup de plaisir en
chantant « Ariadne » de Strauss et après l’avoir
chanté dans trois maisons, je remarque que je m’y sens vraiment
très bien. Mais ce rôle, souvent distribué à de grands sopranos
dramatiques, reste à la limite de mon répertoire. Je me sens
toujours aussi bien avec Mimì, que je vais rechanter à l’automne
en Allemagne, mais aussi Ciò-ciò-San, Donna Elvira ou Fiordiligi,
des rôles que j’aimerais garder à mon répertoire. Ce qui serait
idéal, c’est de chanter régulièrement des rôles lyriques comme
Mimì et Donna Elvira, et de temps en temps un rôle plus lourd. Je
rêve par exemple de chanter plus de Verdi.
Je travaille sur Aida
depuis un certain temps. Desdemona me fait également rêver depuis
longtemps. Chez Strauss, à côté d’Ariadne et de la Maréchale
que j’ai chanté en concert à Genève avec des partenaires
merveilleux, j’aimerais aborder « Arabella » et la
« Comtesse » de Cappriccio. Un jour, mais c’est
encore trop tôt, je voudrais chanter « die Kaiserin »
dans la femme sans ombre, un rôle sublime et fascinant. Je peux
m’imaginer aborder également « Chrysothemis » dans
Elektra.
LR Merci, Camille
Schnoor, d´avoir bien voulu participer à cet entretien et nous
avoir apporté des éclairages si précis sur la pratique de votre
métier. Comme on dit en allemand « Toi, Toi, Toi, wir
drücken die Daumen! » pour les prochaines représentations de
Parsifal et pour votre carrière.
Crédits
photographiques
© Enrico
Nawrath/Bayreuther Festspiele pour les photo de Parsifal
© Hagen Schnauss pour
les portraits de l'artiste
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