Le ténor français Benjamin Bernheim se produit sur les scènes internationales avec un énorme succès dans des rôles des répertoires surtout français et italien, mais aussi russe et allemand : Rodolphe, Faust, Roméo et Des Grieux, Edgardo, Duca di Mantova, Lenski ou Tamino. Pour son Festival d'été, c'est le chanteur de Lieder qu'a invité le Bayerische Staatsoper, qui ne l'a à notre connaissance pas encore programmé dans un opéra. Accompagné au piano par la talentueuse pianiste canadienne Carrie-Ann Matheson*, il a donné ce 19 juillet au Théâtre du Prince Régent un récital à thématique entièrement romantique avec les 16 poèmes du Dichterliebe de Robert Schumann et des chansons françaises de Duparc, Berlioz et Chausson. Son récital munichois était très attendu : avant le spectacle, dans les jardins du théâtre, un connaisseur, qui s'était déjà par deux fois rendu au Festival de Salzbourg pour l'y écouter, vantait le talent du chanteur : " C'est le nouveau Pavarotti ! "
Le chanteur et la pianiste forment une paire musicale complice tout en contraste visuel : lui discret et introverti, grand et élancé, le visage émacié, l'air sérieux et concentré, porte un élégant costume gris sombre et sobre sur une chemise blanche, elle, plus flamboyante et stendhalienne avec des formes généreuses, arbore une robe rouge et noire sous une veste ouverte légère dans des tons gris et noirs.
Bien connus et très appréciés des amateurs de Lieder, le Dichterliebe (Les Amours du poète) op. 48, est un cycle de 16 lieder pour une voix (de baryton aigu ou de ténor, mais aussi souvent chanté par des femmes) et piano que Robert Schumann composa en 1840 sur des poèmes de l'écrivain romantique allemand Heinrich Heine (Lyrisches Intermezzo, « Intermezzo lyrique », 1822–1823). 1840 fut aussi l'année du mariage de Schumann avec la pianiste Clara Wieck. Ironique, amer et désabusé, Heine exprimait dans des vers simples aux rythmes libres l'immense tristesse des amours sans espoir pour des cousines fortunées. En exergue de son livre, qu'avait bientôt traduit Gérard de Nerval, Heine avait écrit : " Ma misère et mes doléances, je les ai mises dans ce livre ; et lorsque tu l’as ouvert, tu as pu lire dans mon cœur. " C'est un voyage intérieur dans la psyché du poète que relate ce texte et c'est de manière très intériorisée que Benjamin Bernheim nous les donne à entendre dans un chant fluide, sobre et retenu, extrêmement contrôlé et nuancé, qui semble éviter l'emportement, la dramatisation et l'éclat : la tristesse et la monotonie prédominent.
Retour dans les jardins à l'entracte où près de la fontaine qui réunit le messager des dieux Hermès avec son casque ailé et le dieu du fleuve Acheloos, un connaisseur indigène vante la perfection de l'articulation et de la prononciation allemande de Benjamin Bernheim où il reconnaît cependant un soupçon, oh bien léger, presque imperceptible, d'accent français, ce qu'il trouve absolument charmant.
Dans la deuxième partie de la soirée, le chanteur présente un choix de mélodies françaises de la seconde moitié du 19ème siècle avec à nouveau les thèmes de l'amour non partagé, rejeté, et de la mort. Seules les deux premières strophes de L'invitation au voyage de Baudelaire mises en musique par Henri Duparc échappent à cette triste thématique. Et encore, le voyage n'est-il pas réalisé, ce n'est que le rêve d'un ailleurs, d'un pays idéalisé, ce qui sous-tend qu'il faut partir de l'ici. Et même là-bas, au pays qui ressemble à la femme aimée, la mort est annoncée. Vient ensuite Phidylé (L'herbe est molle au sommeil), une mélodie du compositeur français Henri Duparc composa en 1882 et dédia à son ami Ernest Chausson, qui met en musique d'un poème de Leconte de Lisle, peut-être inspirée d'une mélodie de Gabriel Fauré. Les deux chansons ont déjà des tonalités impressionnistes.
Dans l'interprétation de ces chansons françaises, Benjamin Bernheim offre une expression émotionnelle plus marquée que dans le Dichterliebe sans se départir pour autant de sa retenue et d'une grande sériosité, mais la force et la verve expressives sont plus palpables. Le travail vocal est ici encore effectué avec une extrême finesse. Ces chansons lui sont tellement familières qu'il nous les livre sans partition, de manière plus libre et plus personnelle. Bernheim ne cède jamais à la facilité de l'effet, et lorsqu'il lance un passage avec plus de puissance et une montée dans l'aigu, c'est à bon escient, au service du texte et de la musique, sans volonté de démonstration.
Le dialogue entre le chant et le piano est bien plus remarquable dans cette seconde partie que dans la première. Ainsi dans l'épitaphe du Spectre de la rose de Berlioz, où le chant et le piano sont comme deux voix qui se rencontrent et se croisent, comme dans un duo d'amour. Là particulièrement on ressent la magie de la complicité entre la pianiste et le chanteur.
Point culminant de la soirée, le Poème de l'amour et de la mer que Chausson dédia à Duparc, une longue élégie que Benjamin Bernheim livre avec une triste douceur. Il chante avec une force tranquille et poignante la mort de l'amour que le poème de Maurice Bouchor assimile à la mort des fleurs dont les " feuilles froissées " disent " l'inexprimable horreur des amours trépassées. "
La soirée se déroula comme une longue méditation musicale teintée de tristesse sur les thèmes de l'amour non partagé et de la mort. Le public dont la concentration silencieuse et attentive était physiquement palpable au cours des deux heures du récital a laissé exploser son admiration pour le chanteur et la pianiste dans une longue ovation et des acclamations sans fin.
Benjamin Bernheim et Carrie-Ann Matheson ont encore donné deux rappels : dans le registre sérieux et tendre, le lied "Morgen !" de Richard Strauss, l'un de ses quatre lieder op. 27 que le compositeur avait offert en cadeau de mariage à sa femme Pauline. Le poème de John Henry Mackay, ami du compositeur, un poème de l'amour heureux, fut ressenti comme un soulagement après toutes ces vagues de tristesse :
Et demain le soleil brillera à nouveau
Et sur le chemin que je suivrai
Il nous réunira à nouveau, nous les heureux
Au milieu de cette terre qui respire le soleil
Et vers la plage, la plage immense, bleue comme une vague,
Nous descendrons lentement et en silence
Nous nous regarderons silencieusement dans les yeux
Et sur nous s'abattra le silence muet du bonheur.
D'un bonheur plus exalté encore, vint ensuite le feu d'artifice de "Dein ist mein ganzes Herz" de Franz Léhar, dans lequel Benjamin Bernheim s'est livré à tous ces effets vocaux dont il avait auparavant fait volontairement l'économie. Une friandise pour le public, un clin d'œil et un sourire amusés qui disaient que s'il le voulait il était capable de cela aussi.
" Rose is a rose is a rose is a rose ". Et non, Monsieur le Connaisseur, Benjamin Bernheim n'est pas le nouveau Pavarotti, il est Benjamin Bernheim, et c'est très bien ainsi !
Programme de la soirée
Robert Schumann (1810–1856)
Dichterliebe op. 48
Henri Duparc (1848–1933)
L'invitation au voyage
Phidylé
Hector Berlioz (1803–1869)
Le spectre de la rose ausLes nuits d’été op. 7
Ernest Chausson (1855–1899)
Poème de l'amour et de la mer op. 19
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Carrie-Ann Matheson et Benjamin Bernheim |
* Carrie-Ann Matheson est une pianiste et chef d'orchestre canadienne. En 2014, elle a été engagée par Fabio Luisi comme chef d'orchestre et répétitrice à l'Opéra de Zurich, après avoir été chef d'orchestre assistante au Metropolitan Opera de New York, où elle a également travaillé comme pianiste, souffleur et répétitrice. Elle a assisté des chefs d'orchestre renommés tels que James Levine, Daniel Barenboim, Daniele Gatti et Gianandrea Noseda. Elle a fait ses débuts de chef d'orchestre en 2015 à l'Opéra de Zurich. Depuis, elle y a dirigé les mises en scène de Fälle d'Oscar Strasnoy, Das verzauberte Schwein de Jonathan Dove et Ronja Räuberochter de Jörn Arnecke. Au Metropolitan Opera, elle a été pendant de nombreuses années répétitrice fixe du Lindemann Young Artist Development Program, et depuis 2017, elle dirige en tant que chef d'orchestre les concerts de gala de l'International Opera Studio à l'Opéra de Zurich. Elle se produit régulièrement en tant qu'accompagnatrice de lieder avec des chanteurs de renommée mondiale tels que Rolando Villazón, Jonas Kaufmann, Piotr Beczala, Joyce DiDonato, Susan Graham, Thomas Hampson et Barbara Bonney. (Source : Bayerische Staatsoper).
Crédit photographique © Wilfried Hösl
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