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lundi 12 juin 2023

Quand Camille Bellaigue silhouettait Wagner

Camille Bellaigue (1858-1930) fut un critique musical et musicographe parisien. Sa silhouette musicale de Wagner fut publiée dans le journal Le Temps du 31 décembre 1894, avant d'être reprise dans son livre intitulé Portraits et silhouettes de musiciens (Paris, Ch. Delagrave, 1896).

WAGNER

Profil silhouetté (hors article)
    Plus grand, beaucoup plus grand musicien que grand poète, il est un grand poète pourtant. Il l'est par l'intériorité et par la généralité de sa pensée poétique. Wagner, à partir du Vaisseau Fantôme, ne représente guère en ses drames que des actes intérieurs, des états de conscience. Il se plonge, dit-il lui-même, avec une entière confiance, dans les profondeurs de l'âme et de ses mystères, et de ce centre intime du monde il en voit s'épanouir la forme extérieure. Lohengrin (Wagner encore nous en avertit) repose sur une péripétie toute morale qui se prépare et s'accomplit uniquement dans le cœur d'Elsa. De ce cœur, et de là seulement, du dedans et non du dehors, vient tout le danger, tout le malheur et qu'un seul moment, qu'un seul mot de doute à jamais désunisse deux âmes, cela peut-être est plus tragique encore que Paris noyé dans le sang de la Saint-Barthélémy, que Jean de Leyde enseveli sous les ruines de son palais (1). De tous les opéras de Wagner, fût-ce les plus embarrassés, et de tout ce qui les embarrasse : mythologie, philosophie, métaphysique même, il faut toujours dégager ainsi la signification morale et la spiritualité. Si large est celle-ci, et si profonde, qu'elle embrasse tout et nous enveloppe tous. La beauté personnelle et concrète s'agrandit parfois et s'épanouit dans le drame wagnérien en beauté symbolique. Tandis que Valentine et Raoul (1), qui sont eux-mêmes pleinement, ne sont qu'eux-mêmes, en écoutant la dernière scène de la Valkyrie, nous croyons, nous nous sentons être Wotan et Brunnhilde. Alors nous participons en quelque sorte à l'âme universelle, absolue. Nous nous élevons à la compréhension, par l'entendement et par l'émotion à la fois, des plus pures, des plus vastes idées morales idées de justice ou de miséricorde, de pitié, de sacrifice ou de rédemption.
   Mais, hélas ! parfois aussi tout cela se brouille et s'évanouit au lieu de s'épanouir. C'est la chute alors, la chute du symbole à l'abstraction et de l'abstraction au néant ; de ce qui veut être tout et tout le monde, à ce qui n'est plus rien ni personne.
  Wagner musicien autant que Wagner poète est sujet à de telles vicissitudes, à de tels égarements.
    Wagner est un symphoniste prodigieux après Beethoven, il est, à certains égards, le plus grand. C'est bien, selon sa propre expression, le torrent de la symphonie allemande telle que Beethoven l'avait faite qu'il a jeté dans le lit du drame musical. Symphonialis est anima, disait une sainte du moyen âge (2). Wagner le dit aussi : l'âme pour lui n'est que symphonie et la symphonie seule est âme. Il n'a rien exprimé que par l'orchestre. Et l'orchestre lui suffit. Maintes pages en son œuvre, et des plus admirables, sont des tableaux vivants accompagnés. Mourant de soif et de lassitude, sur le seuil de Sieglinde, Siegmund à peine soupire ; l'orchestre implore et remercie pour lui. Dans la prairie sacrée, par le doux matin d'avril, Parsifal et Gurnemanz pourraient garder le silence ; c'est à l'orchestre que l'herbe refleurit, à l'orchestre qu'embaume et sourit le printemps. Mais le symphoniste géant a méconnu la beauté de la voix. Il a méprisé, parfois outragé la parole humaine, le verbe, cette chose sainte. Entre les deux éléments du drame musical, le chant et l'orchestre, il a renversé l'inégalité primitive, il n'a point établi l'égalité.
    De la symphonie même, ou plutôt du leitmotiv, élément essentiel de la symphonie, Wagner est tantôt le maître tout-puissant, tantôt l'esclave et le captif. Par le développement, plus encore par la combinaison des thèmes, il a égalé l'âme en son infinie grandeur, comme en son détail infini l'âme profonde, complexe surtout, où rien n'est solitaire, où chaque note a ses harmoniques et chaque mouvement ses réactions, où les contraires et presque les contradictoires se rencontrent et se concilient.
   Mais si la musique peut vivre du leitmotiv, elle en peut mourir aussi. À la longue, le leitmotiv de Wagner tue la liberté, la fantaisie et l'aisance heureuse ; il emprisonne le génie dans la monotonie, la formule et la redite. Ainsi Wagner, musicien colossal, en arrive quelquefois à rapetisser la musique ; du langage indépendant par excellence, il fait un langage contraint et réduit ; d'un système de signes avant tout sensibles, un système de signes logiques et convenus, comme celui des chiffres ou celui des mots.
   Wagner enfin a voulu que dans la musique tout fût mélodie. Il a défendu que rien vînt interrompre le courant musical, de même que rien n'interrompt le courant de la vie. Si l'âme est complexe, elle est continue aussi. Nous ne sommes peut-être pas plus ce que nous sommes que ce que nous étions et ce que nous allons être. Wagner l'a compris. Il a merveilleusement rendu cette évolution perpétuelle et cette perpétuelle tendance. En ce sens, il est véritablement le musicien de l'avenir, de ce qui se transforme et se prépare sans cesse. Mais il n'est presque jamais le musicien de ce qui demeure. Or, ce qu'il y a de plus beau, ce n'est pas le mouvement ou la tendance, mais le but et la fin ; ce qu'il y a d'éternel, c'est l'être, et non le devenir.
    Tel est ce génie extraordinaire, tout-puissant, dispensateur souverain des surnaturelles extases et des ennuis surhumains. On se plonge en lui comme dans l'infini, et comme dans l'infini on s'y perd. Irrésistible comme la nature ou comme la foule, comme l'une et l'autre il est impitoyable. Il nous enlève et nous précipite ; il est le Dieu des sommets et le démon de l'abîme ; on ne saurait parler de lui sans enthousiasme et sans révolte, sans l'adorer et le maudire à la fois.

Camille BELLAIGUE.

(1) Bellaigue fait ici allusion à deux opéras phares de Meyerbeer Les Huguenots, qui évoque le massacre de la Saint-Barthélémy et dont Valentine et Raoul sont des personnages centraux, et Le Prophète, dont Jean de Leyde est le protagoniste.
(2) Hildegard von Bingen, Symphonialis est anima ('Musica Medicina').

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