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Drames d’empereurs, drames de l'Europe centrale
par Maurice VERNE
Photo illustrant l'article |
Seule Mme Schratt connaît la vérité sur les tragiques mystères de la Cour de Vienne, mais ces secrets elle ne les livrera pas...
Ai-je bien résumé la grandeur de la fin de vie de Mme Schratt ? En là quittant ce soir, et probablement pour ne plus jamais 1a revoir, ai-je pu lui cacher mon émotion, la même qualité d’émotion, que je n’arrivais pas à maîtriser devant le duc de Hohenberg ? Cette femme, dont la vie-est déjà extra-humaine, suspend encore parmi nous un fil de réalité à tant de secrets historiques, que seule au monde elle aurait la possibilité d’arrêter les légendes que les siècles à venir tireront de notre époque. Ces secrets, elle ne. les livrera. pas, elle sait qu’ils sont déjà hors d’atteinte des hommes. Seule, avec le vieux comte Hoyos, dernier témoin de la tuerie de Mayerling, elle pourrait dire la vérité. [...]
Rodolphe aimait à dire :
— Notre maison est un vieux bateau qui a pour pilote la tempête.
La tempête ? Mme Schratt répond par son geste qui semble abattre une carte. Elle ne dira rien. Seule au monde Mme Schratt connaît la vérité sur le drame mystérieux de l'archiduc Jean Salvator, le neveu de la duchesse de Berry et de François-Joseph. Mis en disgrâce par l'empereur à la suite de la publication de deux livres violents sur les défaillances du commandement autrichien, il pensa poser sa candidature au trône de Bulgarie. Il avait soif d’action, de mouvement; de liberté. L’empereur refusa.
L’écart avec la cour s’agrandit. On réunit la cour martiale de l’étiquette, présidée par le prince de Montenuovo, elle accepte que Jean Salvator de Toscane renonce à ses titres. Le voici rayé de la maison de Habsbourg. Il abandonne le plus romanesque des bourgs dans cette île du Traunsee où la distraction étrange est de reconnaître le profil de Louis XVI (réel en effet) dans la découpure des roches calcaires, tombant dans cette petite mer intérieure. Jean Salvator de Toscane n’est plus que Jean Orth : L’aventure est à lui. Il arme un trois-mâts, le Sainte-Marguerite, obtient son diplôme de capitaine au long cours et part sur les mers... Que devint-il ?... Pendant des années la chronique scandaleuse s’empare, de Jean Orth, on croit le découvrir dans tous les coins du monde, mais le mot d’ordre imposé par le prince de Montenuovo est qu’il est mort dans un naufrage.
Un archiduc m’a dit :
— Ce fut une des peines secrètes de François-Joseph que ce scandale de la liberté.
À ceux qui osaient prononcer devant lui le nom de Jean Salvator, l’empereur coupait court : « Son Altesse est morte ». Pourtant la mère de l’archiduc, la princesse des Deux-Siciles, ne prit jamais le deuil et refusa de s’incliner, devant la raison d’Etat.
J'ai recherché dans les archives des Habsbourg les pièces concernant l’archiduc. Tout ce qui pouvait apporter de la lumière a été brûlé par ordre de l'Oberhofmeister. Une seule lettre subsiste, volontairement laissée. On l’appelle la dernière lettre de Jean Orth. Il écrit à sa mère : " Carissima mamma », elle est signée Giovanni. Banale d’ailleurs; Elle est daté d’Ensenada, environs de Buenos-Ayres, 13 juin 1800. L’adresse que donne l’exilé est celle-ci . : Giovanni Orth, Valparaiso Cluci, posta restante. Voici ce qui reste d’une des énigmes de l’époque.
La déclaration officielle de la mort, apostillée par le cabinet de l'empereur et le ministre de la maison impériale, a lieu en juin 1911. Une cour suprême fut tenue qui laissa des conclusions établies sur des hypothèses. C’est tout.
Drames de la cour de Vienne, mystères...
La main décharnée de Mme Schratt recommence le geste inéluctable. Elle ne dira rien. Volontairement elle s’est mise en deçà de la vie.
Ces dernières années elle voyagea, mais pas plus que l’impératrice elle ne trouva l’oubli. Cette femme faite au rythme des voitures de la cour — François-Joseph n’admit jamais que des attelages de chevaux dansants — craint la vitesse de l'auto. Le chauffeur qu'elle choisit aujourd’hui est un ancien cocher de la cour, lent et prudent. Pourtant elle délaissa le chemin de fer pour ses derniers voyages en Europe. Elle n’employa que l’avion.
— J’aime l’avion, avoue cette femme de quatre-vingt-un ans, sa vitesse me grise, il semble qu’on se dégage à Jamais de la terre. L’impératrice disait quelque chose d’approchant quand, entraînant sa dame d’honneur, la comtesse Sztaray, dans ses chevauchées dans la nature solitaire, elle disait :
— J’ai besoin de paysages pour purifier mon visage qui a été contemplé par les hommes.
On arrive ainsi au bout de la lassitude de la société humaine. Mme Schratt est venue à Paris par l’avion. — Le Paris d’après guerre ? —J’adorais Paris, ce n’était plus le même Paris, murmure-t-elle. Elle a revu encore l’Italie. À près de quatre-vingts ans on la vit, vive et grisée, dans les courriers volants. Maintenant, elle n’attend plus rien de la vie. Elle passe ses jours à se souvenir et à prier, entourée comme François-Joseph des ombres tragiques, échangeant avec elles on ne sait quelles trajectoires mentales, quels colloques. qui ne regardent plus le langage des hommes, quels signes suspendus qui n’appartiennent pas aux vivants. Elle avait droit à sa vie brillante, fêtée de comédienne ; elle l’a troquée pour ce rôle qu’une impératrice infortunée lui avait assigné, ce rôle d’amie qui en a fait l’impératrice sans couronne. Parce que sa couronne à elle demeurera ornée du prisme qui décompose les joies de la lumière permises aux plus humbles créatures. La vie pour elle s’estompe sous une vapeur surnaturelle. François-Joseph lui a apporté, une fois pour toutes, ses excuses, quand il lui a dit, le soir de la mort de Rodolphe :
— Votre vie était destinée à la joie et non pas au malheur, ma pauvre amie...
MAURICE VERNE.
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