Tristan, Andreas Schager
Compte-rendu de la représentation du 27 avril 2022
Vienne est la ville au sein de laquelle Sigmund Freud a repensé les processus psychiques et porté à la connaissance du monde ses découvertes sur la sexualité infantile et l'inconscient. Vienne est aussi la ville dans laquelle Wagner tenta sans succès de créer Tristan et Isolde en 1862/1863. Matteo Salvi, qui dirigeait alors l'opéra de la cour, renonça à l'entreprise après 77 répétitions au cours desquelles le ténor pressentit pour le rôle de Tristan perdit la voix. Vienne est ces jours derniers la ville où les invités de la répétition générale de la nouvelle production de cet opéra ont cru bon de huer, au détriment des règles, la mise en scène de Calixto Bieito, au point que Bogdan Roščić, le directeur du Wiener Staatsoper, dut intervenir pour leur rappeler qu'au cours d'une répétition générale les chanteurs et les musiciens de l'orchestre ont à se concentrer sur leur ouvrage et qu'il n'est pas opportun de les déranger. Lors de la première, une partie du public cria à l'iconoclaste. Depuis, les esprits se sont calmés et la production ne reçoit plus que des acclamations, alimentées par la performance exceptionnelle d'Andreas Schager.
Calixto Bieito, fasciné par l'oeuvre de Wagner depuis l'enfance, est aussi féru de psychanalyse et de surréalisme. On ne sera pas surpris que ses mises en scènes se nourrissent de la libre association d'idées et de la symbolique des rêves, qui constituent la base de tout travail psychanalytique.
Isolde, Martina Serafin, Brangaine, Ekateriuna Grubanova, Enfants
Après que l'on ait religieusement écouté la merveilleuse ouverture à rideau fermé, on découvre une scène enténébrée envahie par l'océan dont les clapotis viennent se refléter sur la paroi noire du fond. Des cintres descendent des filins d'acier qui au cours du premier acte accrocheront la lumière et qui soutiennent des balançoires sur les planches desquelles sont assis Isolde et des enfants aux yeux bandés. La balançoire et son mouvement de va-et-vient pourraient bien évoquer la pulsion sexuelle, un désir que les enfants ne peuvent pas encore identifier, ce que signale le bandeau, mais qui anime Isolde sans qu'elle en soit encore consciente. Bieito nous convie à une plongée dans l'inconscient, sa mise en scène va explorer l'intériorité des héros du drame, la violence romantique de ces êtres partagés entre le désir et la haine, animés d'un amour obsessionnel et dépressif, et qui recherchent désespérément la tendresse sans cependant parvenir à la trouver. Leurs déchirements ne trouvent de solution que dans la mort qui seule peut les réunir et leur apporter la paix.
Bieito évoque plus qu'il n'énonce, il suggère plus qu'il ne dit dans une mise en scène extrêmement imagée et visuelle. On ne verra pas Brangaine donner le philtre car l'amour est né dès le moment où Isolde a sauvé Tristan en le soignant de la blessure infligée par le Morholt. Mais si le corps du héros a été guéri, ses blessures intérieures sont restées béantes et on le voit se traîner lamentablement à terre ou dans les flaques d'eau de la scène. Pour la longue scène d'amour du deuxième acte, le metteur en scène et sa scénographe Rebecca Ringst installent Tristan et Isolde dans deux habitacles séparés, deux grandes cages meublées qui descendent et remontent des cintres à la manière d'ascenseurs, — encore un mouvement de va-et-vient, — et qui ne font que se croiser. Les déchirements intérieurs des protagonistes sont tels qu'ils s'en prennent à leurs meubles, les renversent ou les démolissent, avant de s'attaquer aux parois extérieures pour finalement se faire face et tendre les bras l'un vers l'autre pour essayer de se rejoindre, mais sans y parvenir. Brangaine, que l'on aperçoit en train de porter deux sacs, en sortira deux grands poissons qu'elle se mettra à écailler et à éviscérer, couvrant ses gants jaunes de sang. Peut-être symbolisent-ils les écorchés vifs que sont Tristan et Isolde. Le Tristan de Bieito fait une tentative de suicide et gardera jusqu'à la fin de l'opéra des vêtements et le visage baignés de sang, une interprétation que les invités de la générale avaient cru bon de stigmatiser.
Au troisième acte, Tristan agonise dans son château de Kareol au milieu des meubles cassés des deux habitacles du deuxième acte qui ont dû être transportés depuis la Cornouailles. Une rangée de personnages entièrement nus forment peut-être le rempart du fort où sont retranchés Tristan accompagné de son fidèle Kurwenal. Plus avant, leurs corps s'unissent dans des étreintes amoureuses avant de reconstituer leur alignement en fond de scène. Tristan tracera une ligne de couleur rouge sur toute la rangée de leurs dos, signant de cette manière la mort inéluctable de l'amour.
Les associations d'idées de Calixto Bieito, vont à la rencontre de celles des spectateurs, ce qui donne autant de lectures et de réceptions qu'il y a de spectateurs. Aussi ne peut-il y avoir de lecture unique de son travail, mais autant de rapports organiques qui se construisent en cours de spectacle. C'est aussi sa manière de travailler avec les chanteurs : le non-verbal y joue un rôle important, ce qu'il a souligné au cours d'un entretien : "C'est très simple : je leur donne des photos, des peintures, des films, cela favorise l'imagination. Tout cela sort ensuite naturellement d'eux comme une expression. Parler des personnages de l'opéra serait déroutant, on commencerait ainsi à délimiter ".
Pour ce nouveau Tristan, l'opéra de Vienne a convié quatre chanteurs et un chef d'orchestre qui ont déjà travaillé de concert : il y a quatre ans, à l’Opéra-Bastille, Philippe Jordan avait dirigé Tristan et Isolde pour une reprise de la mise en scène de Peter Sellars et Bill Viola avec dans les rôles principaux Andreas Schager, Martina Serafin, Ekaterina Gubanova et René Pape. Philippe Jordan alterne la douceur et la sensibilité et, aux moments cruciaux, la force et la puissance. Martina Serafin incarne Isolde dans un jeu de scène qui exprime une grande intensité émotionnelle avec une voix dense doté d'un beau vibrato où percent des stridences parfois criées. Andreas Schager porte son Tristan à un rare niveau de perfection : un phrasé impeccable, inégalé dans l'art de la déclamation, une voix d'un volume qui passe toujours sans problème l'orchestre, avec un troisième acte qui constitue un modèle du genre, exprimant tout à la fois la fragilité intérieure extrême de son personnage et la force de son caractère explosif. On sort subjugué de ce Tristan précis de bout en bout et d'une énergie dramatique sans pareille. La Brangaine d'Ekaterina Gubanova et le Kurwenal de Iain Paterson reçoivent des applaudissements mérités, avec cependant pour ce dernier des passages trop ternes noyés par la puissance de l'orchestre. René Pape a donné hier soir un Roi Marke extrêmement discret, comme intimidé et en retrait, d'une faiblesse inhabituelle pour ce grand chanteur. Le Melot d'Attila Mokus, qui faisait ses débuts dans le rôle à Vienne, était fort pâle et quasi inexistant, peu aidé par le fait que la mise en scène minimise la portée du personnage. Daniel Jenz offre les clartés de son beau timbre sonore au berger longtemps figé sur son rocher dans l'attente du vaisseau qui doit amener Isolde.
Aux salutations, c'est surtout Andreas Schager qui remporte un immense succès à l'aune de son immense talent. Les acclamations saluent aussi avec vigueur la prestation de l'orchestre et de son chef.
Distribution
Direction musicale, Philippe Jordan, Mise en scène, Calixto Bieito, Décors, Rebecca Ringst, Costumes, Ingo Krügler, Lumière, Michael Bauer
Tristan, Andreas Schager, Roi Marke, René Pape, Isolde, Martina Serafin, Kurwenal, Iain Paterson, Brangaine, Ekaterina Gubanova, Melot, Attila Mokus, Berger, Daniel Jenz, Timonier, Martin Häßler, Voix du marin, Josh Lovell, Orchestre de l'Opéra d'État de Vienne, Enfants de l'école d'opéra de Vienne.
Crédit photographique © © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
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