Mise en abyme : Giuditta en scène © W. Hösl |
Le public qui espérait assister à une opérette pour les fêtes de fin d'année en est pour ses frais. D'abord parce que la dernière opérette de Franz Lehár n'en est plus vraiment une. Le compositeur lui-même définissait sa dernière grande oeuvre musicale comme un opéra théâtral ou une comédie musicale. Cette opérette ne participe plus de l'esprit du genre et reflète en soi par son contenu un monde en décomposition qui a perdu ses repères : les tendresses et les sensualités de l'amour, le happy end et l'humour, qui sont inhérentes à l'opérette, en sont absents. Ensuite parce que le metteur en scène Christoph Marthaler a sciemment détourné le propos de l'oeuvre initiale en la farcisssant de quatorze emprunts musicaux empruntés au répertoire contemporain de l'oeuvre. Marthaler nous propose une composition musicale hybride avec des morceaux extraits d'oeuvres de grands compositeurs comme Arnold Schönberg, Erich Wolfgang Korngold ou Dmitri Chostakowitch et de quatre Lieder de Berg, Eisler et Ullmann, avec pour résultat un méli-mélo expérimental qui dénature complétement l'oeuvre initiale, en saccage le rythme et les effets entraînants, et fait perdre leurs marques à ses interprètes. À l'équarissage et à la farcissure de la partition vient s'ajouter le détournement du livret, opéré par la fusion frankensteinienne de deux récits et de leurs personnages : Christoph Marthaler s'est inspiré d'une oeuvre du dramaturge de langue allemande Ödön von Horváth Sladek, soldat de l'armée noire (Sladek, der schwarze Reichswehrmann, une réécriture de Sladek oder Die schwarze Armee). Il transforme le couple sympathique et un peu bouffe d'Anita et Séraphin en un couple tragique, celui d'Anna et de Sladek, et nous introduit dans l'univers sombre de la Reichswehr noire. Cette expression désigne les formations militaires extra-légales, créées par l'armée allemande de la Reichswehr à l'époque de la République de Weimar, en dépit des restrictions imposée par le traité de Versailles. L'organisation secrète de la Reichswehr noire avait été dissoute en 1923 mais comporte en germe l'esprit des milices nazies. La Giuditta de Marthaler nous entraîne dans le sombre univers de la dénonciation et de la désertion : Antonio est l'éminence grise de l'armée noire qui a pour idéal l'abolition de la démocratie et l'instauration d'un ordre nouveau, celui de la dictature. Anna est à l'opposé une pacifiste militante alors que son amoureux Sladek est dans les rangs de l'armée noire qui a décidé du meurtre de la jeune femme, un spectacle dont le metteur en scène nous gratifie. Dans ce contexte, le personnage d'Octavio est conforme au livret d'origine : alors qu'il a entraîné Giuditta en Afrique où il est officier, il est tenté par la désertion alors que son armée doit partir en campagne, mais le sens du devoir triomphe et Octavio abandonne sa compagne.
Giuditta est une opérette en cinq tableaux qui se déroule dans cinq lieux différents, ce qui constitue en soi une des embûches de la mise en scène. Les lieux de l'action sont l'Italie du Sud et la Libye au temps de l'occupation italienne : on passe de la place du marché d' un port italien à une villa luxueuse sur la côte lybienne, puis à un camp de tentes en Afrique du Nord, suivi d'une boîte de nuit à Tripoli et d'un retour dans un grand hôtel en Europe pour la scène finale.
Christoph Marthaler et sa décoratrice complice Anna Viehbrock ont opté pour un décor unique, un café-théâtre aux tons froids beige et turquoise pâle qui rappelle la pauvre esthétique des années 1930 avec sans doute aussi une évocation des lieux de spectacle de l'ancienne Allemagne de l'est. Les différents lieux de l'action sont surtout suggérés par des substitutions de mobilier et par les changements de costumes des chanteurs et des danseurs. De temps à autre une grande toile descend des cintres pour présenter le décor guerrier d'une canonnière. Des jeunes filles jouent au quille avec des boules noires et une marchande de baudruches toute de noir vêtue vent de sinistres ballons noirs. Le mari de Giuditta est quant à lui transformé en joueur de contrebasse à vent. Des danseurs interprètent la déchéance des moeurs et des valeurs et les horreurs d'un monde en déperdition par des mouvements disloqués.
L'orchestre d'État de Bavière dirigé Par Titus Engel traverse avec honneur et excellence les variations et les changements de tons qu'on lui a imposées, mais cet assemblage de musiques ne parvient pas à convaincre et à remporter l'adhésion d'un public qui n'en demandait pas tant. Il en va de même pour le chant, on croirait assister à un concert de lieder fort disparates. L'enthousiasme est loin d'être au rendez-vous, d'autant que les rôles principaux, occupés par de superbes chanteurs, n'ont pas été attribués à des vedettes de l'opérette. Octavio est un rôle qui demande un charisme rayonnant et irradiant que peine à transmettre Daniel Behle, Giuditta voudrait plus de rondeur, de fougue passionnée et de sensualité, qualités dont les beaux aigus de Vida Miknevičiūtė, qui fait ses débuts au Bayerische Staatsoper ne sont pas parés. À sa décharge, il est vrai que la mise en scène la représente comme une femme froide et distante. La suédoise Kirstin Avemo, qui fait elle aussi ses débuts au BSO, réussit mieux sa grande entrée munichoise et procure une des rares émotions musicales de la soirée aux côtés de son partenaire de scène Sebastian Kohlhepp qui donne une belle interprétation d'un rôle rendu schizophrène : amoureux d'Anna, Sladek se soumet à la raison dictatoriale et se fait le complice de son assassinat. Jochen Schmeckenbecher réussit une des plus belles compositions de la production. Ses vocalises mâchouillées de lever de rideau sont un régal et il excelle dans l'expression des plus viles noirceurs de l'âme humaine.
On se sent si triste et si perturbé en quittant ce spectacle qu'on se demande à quoi Christoph Marthaler voulait faire allusion en proclamant dans une interview récente : "Mes amis, la vie vaut la peine d'être vécue !" Je pense qu'il vaudrait la peine de répéter cette phrase 20 fois. Au moins !" Sans doute la mise en scène veut-elle nous tendre un miroir et montrer les parallèles qu'on ne peut manquer de tracer entre l'époque fasciste et la nôtre, peut-être tire-t-elle une sonnette d'alarme dont le son a la puissance d'un tuba, mais est-ce bien de cela dont le public a le plus besoin dans un temps des fêtes déjà réduites à la portion congrue par une pandémie qui n'en finit pas de ronger le corps social ? La production exige pour la comprendre et peut-être même l'apprécier de posséder une abondance de références musicales et théâtrales dont ne disposent pas la majorité des spectateurs.
Agenda
Les 18, 22, 27 et 31 décembre 2021 et les 2 et 6 janvier 2022.
Jauge actuellement réduite / Accès contrôlé en raison de la pandémie. Voir le site du Bayerische Staatsoper.
Diffusion internet en streaming le 26 janvier 2022 via le site de la STAATSOPER.TV
Diffusion télévisée sur Arte concert le 27 février 2022.
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