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dimanche 27 juin 2021

Soleils disparus d'Edmond Jaloux, un roman à l'ombre de l'impératrice Elisabeth, de Constantin Christomanos et d'Oscar Wilde

 

En avril-mai 1927, Edmond Jaloux (1878-1949, élu à l'Académie française en 1936) publiait son roman Soleils disparus en feuilleton dans la Revue des deux Mondes.  Le roman parut ensuite en format livre la même année chez Plon. Pour la composition, Edmond jaloux s'inspira à la fois de la passion de l'impératrice Elisabeth pour la littérature grecque qui la conduisit à faire engager un lecteur grec, le Dr Christomanos, et des dernières années parisiennes d'Oscar Wilde. Un curieux cocktail rédigé dans une langue admirable.Les critiques littéraires commentèrent abondamment le roman lors de sa parution. Ainsi de cet article du Rappel du 25 juillet 1927 que nous reproduisons dans ce post.

Chronique littéraire 

    M. Edmond Jaloux nous offre un titre nostalgique : Soleils disparus
   Ce qui me frappe d'abord dans le dernier roman de M. Edmond Jaloux, c'est un certain air que rend assez bien le mot distinction. Allure un peu lente, qui semble mépriser la vulgarité de la hâte. Visible dédain pour le clinquant et les gros effets et comme la hantise d'un charme voilé. Impression d'une fluide brume automnale où s'amortissent les cris, où se diluent les contours, où les lumières se frangent d'un halo. Mais derrière cette allure de grave élégance et de grâce un peu distante, un tour d'inspiration d'un romantisme aigu, au sens que Baudelaire a donné au mot romantisme dans certaines pages critiques qui égalent ses meilleurs poèmes. Romantisme qui gît au plus secret des âmes et au plus mystérieux de leurs nostalgies. Romantisme tissé de la rêverie et de la souffrance propres aux êtres qui se sentent exilés dans un monde d'apparences où rien d'eux-mêmes ne peut s'assouvir parfaitement ! Romantisme sans grandiloquence, sans gestes de théâtre pour lequel Baudelaire employait les mots « d'intimité », de « spiritualité » et forgeait l'expression « mélancolie singulière et opiniâtre ». Aussi bien, à la lecture du dernier roman de M. Edmond Jaloux, une phrase même de Baudelaire chantait sans trêve en mon esprit peur exprimer mon impression : 

« Au détour d'un bosquet, abritée sous de lourds ombrages, l'éternelle Mélancolie mire son visage auguste dans les eaux d'un bassin immobiles comme elle. Et le rêveur qui passe, attristé et charmé, contemplant cette grande figure aux membres robustes, mais alanguis par une peine secrète, dit : Voilà ma sœur ». 
 
    Il ne serait pas faux de dire que M. Edmond Jaloux a eu pour Muses ces trois grâces : la Nostalgie, la Rêverie et la Mélancolie ! Après les dures épreuves que le monde moderne vient de nous imposer et qu'il nous contraint encore à subir, il serait bien étrange qu'un certain romantisme fait d'insatisfaction du Réel et d'une vague et ardente postulation vers un Univers plus conforme au Rêve ne s'insinuât pas aux profondeurs des âmes blessées.
  J'imagine d'abord dans l'esprit de M. Edmond Jaloux cette atmosphère de romantisme intime et nostalgique. J'imagine maintenant que le hasard lui apporta un jour le noyau de faits en concordance avec cette atmosphère. Ou je me trompe fort, ou le point de départ du roman de M. Edmond Jaloux est la vie de l'impératrice Elisabeth d'Autriche contée par le docteur Constantin Christomanos qui lui donna des leçons de grec et dont Barrès prit occasion pour écrire dans Amori et dolori sacrum quelques-unes de ses pages les plus pénétrantes. Méditant sur cette femme qui fut une des « apparitions les plus idéales et les plus tragiques de l'humanité », Barrès lui décernait le titre « d'impératrice de la solitude » et la considérait « comme une excitatrice de notre imagination, comme une nourriture poétique et comme une hostie de beauté ». La reine Erica d'Illyrie mise en scène par M. Edmond Jaloux a emprunté à Elisabeth d'Autriche son lot de malheurs, sa passion de la solitude, sa manière amère de regarder le monde, son dédain pour sa destinée visible et sa hantise d'un Univers secret révélé aux profondeurs de l'âme.
  Ceci posé, je crois bien que M. Edmond Jaloux a essayé de faire planer sur tous les épisodes particuliers de son roman un grand thème d'humanité et même un problème général. M. Edmond Jaloux a voulu certainement exprimer le tragique destin de certaines natures poétiques qui portant au fond d'elles-mêmes la vision hallucinante d'un Univers supérieur sont à peu près incapables de vivre dans le monde habituel où tout leur est apparence, fantôme et symbole d'autre chose. Âmes misérables et précieuses, délicates et gauches, inutiles à la cité et cependant prédestinées à révéler ces mirages qui donnent aux autres hommes le sentiment que l'activité pratique ne suffit pas à combler leurs cœurs ! Mais au fur et à mesure que le monde avance, il tend à utiliser plus strictement l'activité des individus. Faut-il donc éliminer telles natures en vérité inaptes à la vie sociale, réfractaires à sa loi de solidarité, inutilisables pour des fins pratiques, mais qui réalisent en elles des postulations éternelles de l'humanité orientées vers autre ce que le mieux-être et l'organisation d'ici-bas ? 

« Le moyen âge a créé des cloîtres, dit la reine Erica, le monde nouveau les a détruits. Où se réfugieront ceux qui cherchent Dieu, ou la poésie, ou la charité, ou simplement la paix du cœur et qui ne trouveront rien de tout cela dans le tumulte de la foule ? »
 
    Dans le roman de M. Edmond Jaloux, le docteur Christomanos est devenu Raymond Valtier, jeune helléniste de talent appelé à donner des leçons de grec à l'étrange reine Erica d'Illyrie. La mère de ce Raymond Valtier était déjà un tempérament orienté vers un autre Univers. Elle avait vécu désespérée de ne pouvoir imposer au monde la forme de ses rêves et elle avait légué cette originale disposition d'âme à son fils. Et voici ce Raymond Valtier en cette aube de jeunesse où les plus fermes tempéraments ont un pied dans le royaume de Folie mis en face de la trop belle et trop singulière Erica d'Illyrie. Si ce jeune homme était un caractère d'une autre trempe, je me réjouirais pour lui de cet événement. Mais déjà mortellement sollicité par rappel impérieux d'un monde entrevu derrière le Réel, Raymond Valtier rencontre en Erica d'Illyrie la femme qui souffre magnifiquement du même mal divin. Dès le début, on sent dans le livre de M. Edmond Jaloux une sorte de romanesque et d'étrangeté qui ne sont pas dans les événements, mais dans le tour des âmes. Je ne blâme pas M. Edmond Jaloux de parer ses principaux personnages d'un « halo d'étrangeté ». Celui qui a passionnément regardé les individus s'aperçoit assez rapidement qu'il est un angle d'observation sous lequel tout homme révèle de l'étrange. J'aime que le romancier adopte cet angle d'observation. Je dirais volontiers de la reine Erica ce que disait Baudelaire ds femmes peintes par Delacroix : « Presque toutes sont malades et resplendissent d'une certaine beauté intérieure. »
    Nul plus que cette reine somptueusement parée et née pour les gestes de domination ne prend un plaisir aussi désespéré à s'ensevelir dans « cette marge de solitude » qu'elle a su se réserver. En tête à tête avec l'Univers invisible que lui révèle le songe, elle goûte ses « heures de liberté lyrique ».
    Dans une triste magnificence, elle cultive au plus profond d'elle-même les nuances les plus raffinées des nostalgies, des mélancolies et des douleurs. Elle aime le XIXe siècle parce que ce siècle est allé plus loin que tous les autres dans l'art d'effeuiller les corolles de l'éternelle Tristesse.
    De retour à Paris avec au cœur, le souvenir de la reine Erica, tous les gestes de Raymond Valtier ne pouvaient plus être que des méprises. Il s'éprit d'une jeune fille indécise et sensible, mais cette communion des âmes dans un monde caché sans quoi l'amour pour lui n'était qu'un vain mot ne put s'établir.
    Puis ce fut l'expérience du mariage. Sa femme, belle et vulgaire, ne put lui apporter ce qui pouvait apaiser son intime tourment.
    « Qu'aimez-vous dans la vie ? » lui demande-t-elle un jour. Il chercha, il ne trouva rien, Il aimait une autre perspective que la vie créait et qui menait ailleurs, sur un plan on sont merveilleusement accomplies les ébauches que l'on rencontre ici-bas. Lorsqu'on est ainsi fait, il est vain de porter son amour vers des êtres que satisfait pleinement le réel. La rencontre du poète Harold Reeves où se retrouvent certains traits d'Oscar Wilde et qui disait : « Je ne suis heureux qu'en marge des choses, parce que cette marge est créée pour mon esprit », lui apporta quelque temps une reprise de ce dialogue sur un plan surnaturel qu'il avait entamé jadis avec la reine Erica.
    Harold Reeves étant mort à son tour, Raymond ne pouvant plus entrer en intime communication avec nul être d'ici-bas opta définitivement pour l'Univers qui resplendissait au fond de son esprit. Il vécut enfin selon la logique profonde de son âme de poète parmi les féeriques paysages d'un monde ouvert seulement à quelques privilégiés. Lorsqu'il arriva à cette vie supérieure où toutes amarres avec le réel furent rompues, les autres hommes dirent qu'il avait sombré dans la folie.
    Pour être complet, il faudrait Indiquer le charme de certaines évocations de nature, des sensations d'automne et de soir notamment. Il faudrait préciser encore l'heureuse manière dont sont peints les deux personnages féminins Valentine Guerrée et Danielle Trioson. Il faudrait signaler aussi la délicatesse de telles analyses de sentiment et la finesse de bien des remarques.
    Peut-être sent-on par instants quelque monotonie dans le ton du roman. On voudrait çà et là quelques pages d'un tour un peu plus vif. L'expression reste elle aussi un peu trop dans le halo et le flou. Mais au fond, étant donné le genre de caractères qui nous sont présentés, ce mode d'expression convient peut-être mieux que le trop de netteté.

Gabriel Brunet 

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