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La fille de l'archiduc Rodolphe, entourée de ses quatre enfants nés de son premier mariage avec le prince Othon Windisch-Graëtz. — L'aîné, Rodolphe, est le premier à droite. |
LA FATALITÉ PÈSE SUR LES HABSBOURG. À une allure vertigineuse une moto capote, on relève un cadavre, c'est le petit-fils du héros tragique de Mayerling.
Un article de Maurice Verne pour Paris-Soir du 17 juin juin 1939
L'homme sortit du garage et alla au poste d'essence sur le trottoir. Il comprit que nous étions Français et demanda :
— Combien ?
— Dix litres, dis-je.
Il prit sa lance et j'ouvris le capot de la voiture.
J'avais devant moi, en salopette, l'un des hommes les plus romanesques de l'histoire. Romanesque par ses origines, par sa jeunesse écrasée d'un passé trop grand et l'exorcisme de son destin. Dans son regard clair on retrouvait, comme chez tous les vrais Habsbourg-Lorraine, l'envoûtement lourd et fixe qu'ont évoqué Le Titien et le Greco sur leurs portraits de Charles-Quint et de Philippe II. Pourtant, il emplissait
simplement le réservoir de notre voiture. Hypocritement, j'étais venu à ce garage de Vienne pour lui parler ; je n'osais plus.
En ce mécano s'achevait la filiation directe de l'empereur François-Joseph et d'Elisabeth d'Autriche, il portait dans ses veines le sang de Louis II de Bavière, le noyé du lac de Starnberg ; trois races trop vieilles, qui ne cessent plus d'halluciner les hommes, se résumaient en lui — les Habsbourg, les Lorraine et les Wittelsbach.
Il était surtout le petit-fils de l'archiduc Rodolphe, qu'on avait trouvé mort dans le pavillon de chasse de Mayerling, à côté de l'enfant levantine, toute dorée encore dans la mort, Marie Vetsera !
La volonté de François-Joseph avait voulu que ce fût lui qui transmit jusqu'à nous le prénom de ce grand-père qui nous a rendu fade celui de Don Juan. Il était devenu le nouveau Rodolphe.
Sur les écrans des cinémas, il avait tout récemment vu rejouer « Mayerling » de façon candide, et son grand-père ressuscité sous les traits de Charles Boyer. Et pourtant, lui, représentait l'Histoire, alors que nous l'accablions des légendes.
Aîné de sa famille, il lui était possible de lutter contre tous ceux qui s'acharnent encore, après cinquante ans, sur le cadavre le plus mystérieux. Il lui restait le pouvoir de défendre sa mémoire.
Méprisant, il se taisait.
Et c'est pourquoi je n'osais plus interroger cet homme. Dans Vienne, désertée par la valse, il gagnait sa vie. Les appartements de l'archiduc malheureux ne sont-ils pas devenus, dans la sinistre Hofburg, des bureaux de commerce et d'assurances d'incendie où résonnent les machines à écrire tapotées par les dactylos et les appels téléphoniques ?
Pourtant, malgré tant d'effacement et de vie simple, et quoi qu'il fit, le mécano ne pouvait échapper à son nom à son destin. Sur lui, désormais, pesait la malédiction qui perdit les Habsbourg, les Lorraine et les Wittelsbach.
La lettre que je reçois de Vienne me raconte qu'il espérait devenir champion, qu'il se grisait de vitesse et qu'il s'est tué, comme ça, cette semaine, en s'entraînant avec sa moto pour une course sur la côte des records qui mène au Semmering.
Semmering où, dit-on, un an avant le drame de Mayerling, on aurait vu, au cours d'une chasse officielle, son grand-père tirer si étrangement sur l'empereur que celui-ci n'aurait échappé que par miracle à une mort foudroyante.
Sombres drames du passé qui rejoignent aux confins de l'histoire ceux de Jeanne la Folle, la mère de Charles-Quint, internée par ordre de la raison d'Etat et de Don Carlos, fils de Philippe II, le fils rebelle que Philippe II fit étouffer...
Et, quatre mois après le cinquantenaire de Mayerling, le deuxième Rodolphe entre à son tour dans la grande geste désolée de ses ancêtres.
Voici quel fut, empli de signes extra-humains, le roman des siens et de lui-même.
Le triste accouchement
Nous sommes en 1883. Après deux années de ménage, déjà amères et agitées de scènes de jalousie, l'archiduc Rodolphe, le fils de François-Joseph, espère enfin un fils. Sa femme, Stéphanie, la fille de Léopold II de Belgique, accouche. Derrière les médecins de la cour et les suivantes se tient, anxieuse, la sœur aînée de l'archiduchesse héritière, plus infortunée qu'elle encore dans son union, Louise de Belgique, mariée au prince Philippe de Cobourg, qu'on dénommait « le loup » parce qu'il partageait son existence entre les chasses sauvages et les orgies du Sacher, la « boîte » dorée des nuits de Vienne.
Dans une pièce voisine, Rodolphe attend. Il porte en lui le terrible mal héréditaire qui use ses nerfs, il va et vient, fébrile. Un fils va lui naître. Il en sue. Il est sauvé.
— Ce fils, dit-il à Philippe de Cobourg, son inséparable, je l'élèverai en prince libéral, je lui inspirerai l'horreur de l'étiquette de six cents ans, dont nous mourons tous ici. Il me vengera !
En effet, lorsque l'empereur le fait appeler dans son petit cabinet privé pour lui lire un rapport de police concernant quelque incartade nouvelle, il ne manque jamais d'entendre, sur le petit ton sec familier, la remarque ironique :
— Pendant que toi tu t'amuses, ton cousin remplit ses devoirs de famille et de chef de sa maison.
Il s'agissait du futur Guillaume II. Les princes héritiers des deux empires, qui ont, à un an près, le même âge, se sont mariés la même année, en 1881. Mais Guillaume avait vu naître son premier fils, Frédéric-Guillaume, en 1882. Et. cette même année, 1883. allait lui donner un second fils, Eitel-Frédéric.
Il était temps que Rodolphe fit souche !
La porte de la chambre s'ouvrit et Bombelles, le chambellan de l'archiduc, paraît. Son visage est défait. Rodolphe l'interroge des yeux, comprend.
Ses lèvres blanchissent.
— C'est une fille ! s'exclame-t-il presque avec désespoir.
Et, serrant le bras de Philippe de Cobourg, il ricane :
— On va pouvoir tirer le canon à Berlin.
L'impératrice Elisabeth exprime un vœu.
— J'aimerais, Rudi, que tu donnes à l'enfant mon prénom.
Elle ajouta, rêvant à de chers souvenirs de Budapest :
— Mais mon prénom en hongrois, le seul que j'aime, Erzebet.
Et le diminutif en fit Erzsi. La petite Erzsi, qui volait un empereur aux Habsbourg-Lorraine, commençait son existence fatale et triste.
L'enfant grandissait. Déjà l'expression de son visage se faisait sensuelle comme celui de la grand'mère, elle semblait recommencer l'esquisse de l'amoureuse bègue et déclinante qui se penchait sur elle.
— Petite Erzsi, dis-moi tes rêves !.
L'enfant ne connaissait ni la tendresse de son grand-père, toujours distant, qui regrettait un prince, ni celle de son père. L'enfant contemplait la grand'mère fascinante et se taisait.
— Sa volonté m'effraie, avouait l'impératrice Elisabeth ; cette enfant saura un jour imposer ses droits, elle obtiendra ce qu'on nous a toujours refusé : la liberté.
Les scènes que je raconte ne sont pas romancées. Quand on répète l'histoire intime des Habsbourg-Lorraine il faut plutôt contenir l'excessif de la réalité. Et les membres de l'ancienne famille impériale qui me retracent l'enfance d'Erzsi me faisaient cet autre tableau.
Le 30 janvier 1889. au soir, un fourgon, entouré de cavaliers au long manteau noir. fantomatiques, dans Vienne couverte de neige, où les gens ont placé des bougies allumées aux fenêtres pour exprimer leur deuil horrifié, s'arrête devant la Hofburg. On va monter à l'appartement du prince impérial un lourd cercueil d'apparat. Une femme le reçoit, immobile, livide, l'épouse outragée, Stéphanie. C'est le corps sanglant de Rodolphe, arraché à l'alcôve parfumée, aux bras glacés d'une petite amoureuse, qu'on ramène au palais.
Erzsi a six ans. Son père n'a jamais pu l'aimer parce qu'à Berlin le prince, devenu empereur, a vu naître d'autres fils, et c'étaient Adalbert en 1884, Auguste en 1887, Oscar en 1888. La petite Erzsi, elle, porte seule le poids de la descendance et son opprobre.
Cette enfant farouche de six ans, qui ne sourit jamais, a tout compris. Plus tard, elle apprendra le détail de cette nuit de cauchemar au sinistre palais. Le chef de la chancellerie privée de l'empereur, le méticuleux baron Scheissl, qui emporte les papiers du mort, semblable à un voleur. Un chambellan qui fait disparaître un écrin où, brillantes comme des armes à feu, s'alignent les deux seringues de Pravaz en argent — le « poison de Rodolphe ». Dans la chambre funèbre, peuplée de ciergesmqui brûlent, un homme est seul qui travaille le masque ensanglanté du prince impérial étendu dans son cercueil. Lentement, il le resculpte avec de la cire pour l'exposition publique dans la crypte des Capucins, près du tombeau du fils de Napoléon, l'Aiglon.
Je ne veux pas être reine
Treize ans plus tard, dans le même petit cabinet privé où l'empereur tançait son fils, une jeune fille d'une voluptueuse beauté tient tête à François-Joseph, qui demeure, selon son habitude, debout, adossé à son pupitre à pied.
— Grand-père, je veux épouser Othon.
— Erzsi, n'ai-je pas eu assez de peine ? Songe que tu es ma seule descendante directe, tu ne peux pas t'entêter, je désire que tu sois reine un jour.
— Grand-père, je veux épouser Othon.
L'empereur lutte en vain depuis une heure avec cette enfant nerveuse, indomptable, passionnée comme l'étaient sa femme et son fils. Et, pas plus qu'eux, il ne la comprend.
Avec entêtement, l'empereur passe en revue tous les princes de vingt ans, les princes charmants que les cours d'Europe offrent à la petite-fille de l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et roi de Jérusalem.
— Grand-père, je veux épouser Othon.
Désormais, le Taciturne ne lutte plus. De toutes parts, il est débordé par les siens. Tous repoussent la férule de l'office de l'étiquette, tous veulent vivre.
Cet Othon de Windisch-Graetz, que sa petite-fille réclame, fait certes partie de ces grandes familles dites médiatisées, au nombre de trente-neuf, que le protocole du "Familien Statut", établi par Charles-Quint, place après les vingt-trois archiducs vivants et les archiduchesses. Et les Windisch-Graetz ont joué leur rôle auprès du trône. Pourtant, l'empereur voudrait que celle qui remplace le petit-fils qu'il désirait lui aussi, et serait à cette heure le futur empereur, joue un rôle dans les cours et demeure dans la grande famille internationale des empereurs et des rois.
Mais Erzsi ne veut pas être reine. Elle finit par épouser celui qu'elle aime, le séduisant Othon de Windisch-Graetz. Au premier fils du jeune ménage, François-Joseph accorde cette pauvre satisfaction de lui donner le prénom de Rodolphe — en dépit de tant de présages suspendus et de maléfices. Rodolphe, le futur mécano.
L'archiduchesse rouge
Erzsi a divorcé. Elle avait rêvé d'arracher à jamais les liens maudits, de fuir la cour d'épouvante. Princesse, c'est encore trop. Son fils aîné, Rodolphe, la suit. Elle a deux autres fils et une fille. L'un des garçons a subi le démon romantique. Il s'est fait artiste peintre. Il a choisi pour femme un gentil modèle.
— Appelez-moi simplement madame », dit Erzsi a ses visiteurs.
Et c'est Sarajevo — le deuxième Mayerling.
La guerre, la défaite, la révolution. La misère écrase la vieille Autriche, devenue un pays trop petit avec une capitale trop grande. On voit dans les réunions politiques, hurlantes, une femme au visage toujours beau que l'amour a griffé de ses meurtrissures. Auprès d'elle, le deuxième Rodolphe.
Erzsi se grise de révolte, elle aime un tribun socialiste, elle l'épouse. Alors, elle n'est même plus madame, elle devient la citoyenne Petznek.
Mais le peuple têtu lui conserve son titre, il l'appelle l'archiduchesse rouge. Qu'est-elle devenue, alors qu'un fils de ce peuple à qui elle a tout donné, Adolf Hitler, a pris la place des siens, qu'il a supprimé l'Autriche millénaire ? Qu'est-elle devenue, la fille de Rodolphe ?
La princesse Stéphanie, sa mère, la veuve du héros tragique de Mayerling, s'est retirée en Hongrie. Elle a, depuis 1900. essayé de refaire sa vie : elle a épousé le comte Lonyay, chambellan de François-Joseph. Elle se voue aux œuvres de piété et de charité. Elle implore Dieu pour le repos de ses morts.
Et voici que son petit-fils disparaît tragiquement, selon la loi de malédiction et quatre mois après le tragique cinquantenaire de Mayerling.
II n'est plus désormais de Rodolphe pour la vieille femme courbée de soixante-quinze ans. Le cycle s'est refermé comme une eau mauvaise.
Maurice Verne.
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