E. Texier par Ponthieu (BnF- Gallica) |
En parcourant Mes premières armes littéraires et politiques de Mme Adam (Juliette Lamber, 1836-1936), — le deuxième volume des Souvenirs de cette écrivaine polémiste, publié en 1904, — je tombe sur un passage dans lequel l'autrice reproduit une lettre que lui adressa le journaliste et romancier Edmond Texier à propos de la première du Tannhäuser.
Cette lettre me paraît intéressante, car elle donne le récit de la soirée telle qu'ont pu la vivre les membres du Jockey qui en avaient organisé le chahut. On y lit aussi que Texier s'y attribue le jeu de mots "Tanne aux airs" et cite le propos de Berlioz, peu aimable pour Wagner.
L'extrait
"Edmond Texier m'avait promis de m'écrire le récit complet de la première représentation du Tannhäuser. Voici sa lettre :
« Le beau soir, ma chère amie ! Quelle assistance ! D'abord les intimes de Mme de Metternich, répandus avec intelligence et profusion dans la salle. Je ne puis vous les nommer tous : comtesse de Pourtalès, princesses Poniatowska, de Sagan et de Solms, comtesse Waleska, marquise de Galliffet. Puis, viennent Mme Lehon et Morny, toujours apparemment fidèle, la princesse de Beauvau et Laurent-Pichat, toujours discrètement épris, Mme Erazzu, la belle Mexicaine, Beyens, marquis de Caux, les Rothschild, les Aguado, les frères Lambertye, le mélancolique Montjoyeux, général Fleury, Galliffet, Massa, Grammont-Caderousse, d'Althon Shée, l'empereur, l'impératrice, la cour. Et ce que j'en passe! N'oublions pas cependant la troupe au complet des grandes cocodettes.
« Vous voyez la salle ; l'esprit qui y règne est inquiétant pour nous caraïbes, qui voulons du boucan, mais les abonnés de l'orchestre sont avec nous. Pensez donc, on a sacrifié le corps de ballet.
« Mme de Metternich a la partition sur le bord de sa loge, son éventail est levé ; elle va conduire les applaudissements, attention !
« Niemann-Tannhauser entre, une lyre au bras.
« Tiens, Orphée aux Enfers », dit quelqu'un. Nous, les caraïbes*, nous profitons de ce mot entendu de toute la salle, pour rire très haut. Niemann est embarrassé ridiculement de sa lyre, dont il ne sait que faire. Tiens, voilà un pâtre avec son chalumeau tu tu tu Où est la lyre? La voilà! Duo de la lyre et du chalumeau, le champêtre et le sacré ; ah! vous entendez le hautbois ! Dieu, que c'est amusant ! L'on ne prend plus rien au sérieux.
« Mais, patatras ! on joue la marche, oh ! mais là, plus moyen de rire ; le beau est le beau. On applaudit, moi le second, cette diable de marche. Je la chante en vous écrivant, ta-ta-tata-ta !
« Mme de Metternich triomphe. Nous rageons.
« Tiens voilà des harpes, à présent. Pour un défilé d'instruments, c'est un défilé. Où est la lyre? Où est le chalumeau? où est le hautbois ? La voilà, la lyre! Niemann-Tannhäuser rentre avec elle. Ah tant mieux qu'elle ne soit pas perdue, la lyre! » On pouffe discrètement.
« Un mot siffle dans la salle comme un coup de cravache : « Imbéciles ! »
« Mme de Metternich jette ce mot à notre goguenardise. Nous nous cabrons sous l'insulte. C'est un déchaînement. D'autres mots sont lancés des loges à l'orchestre, de l'orchestre à l'amphithéâtre. Des morceaux d'éventail me tombent sur la tête. Mme de Metternich a cassé le sien dans un mouvement de colère.
« Le beau geste! » nous dit Jules Janin.
« Elle est bien joliment femme, ajoute Scholl, quoique pas jolie femme. »
« A l'entr'acte, j'ai un succès au foyer avec mon mot : « Ça m'embête aux paroles et ça me tanne aux airs ! »
« Nous rentrons. Cette fois, il n'y a pas de marche qui tienne, le charivari a commencé, il ne cessera plus. Les jeunes sifflent, les vieux grognent, on s'en donne à cœur joie.
« Nous avons combattu pour Berlioz, et vous n'y étiez pas »
« Lui, il rayonne.
« Wagner a fait mieux que cela, dit-il; pourquoi a-t-il choisi ce Tannhäuser, dont l'orchestration est absurde et les effets de mise en scène drôlatiques ! »
« Saint-Victor lui crie :
« Hein! Berlioz, vous voilà vengé. D'ailleurs, ajoute-t-il, est-ce qu'un Germain peut comprendre Vénus ? Il faut être Grec ou Latin. Est-ce que nous comprenons, nous, les Niebelungen? » Et Saint-Victor prononce ce mot à la française.
« J'ai vu tous les critiques. Je ne crois pas qu'il y en ait un seul bienveillant.
« Bonne soirée, ma chère amie, qui prouve qu'une étrangère et un empereur ne peuvent pas décréter le succès dans notre Paris. « Amitiés de tous à tous,
EDMOND TEXIER.
Challemel m'écrit de son côté que « Paris a été odieux et injuste envers le Tannhäuser, mais qu'il s'en console, parce que la politique a bénéficié de la chute de Wagner, Napoléon III ayant pu s'apercevoir qu'il y a encore une opinion passionnée et qu'il suffit d'un prétexte pour la mettre en ébullition. »
Tout le monde s'accorde à dire que Mme de Metternich porte fièrement sa défaite. Fille du comte Sandow, magnat hongrois, dont la témérité et le courage sont légendaires, elle fait face à l'opinion. Chez elle, le lendemain de l'échec du Tannhäuser, on n'a joué que du Wagner. "
* Métaphore pour les sauvages. Littré : nom des populations sauvages qui habitaient les Antilles au moment de l'arrivée des Européens.
Invitation à la lecture
J'invite les lectrices et lecteurs que l'histoire des Habsbourg et des Wittelsbach passionne à découvrir les textes peu connus consacrés à mon ami le prince héritier Rodolphe réunis dans Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).
Voici le texte de présentation du recueil (quatrième de couverture):
Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute.
Comment s'est constituée la légende de Mayerling? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.
Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :
1889 Les articles du Figaro
1899 Princesse Odescalchi
1900 Arthur Savaète
1902 Adolphe Aderer
1905 Henri de Weindel
1910 Jean de Bonnefon
1916 Augustin Marguillier
1917 Henry Ferrare
1921 Princesse Louise de Belgique
1922 Dr Augustin Cabanès
1930 Gabriel Bernard
1932 Princesse Nora Fugger
Le dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.
Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020. En version papier ou ebook (ebook en promotion de lancement).
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