En 1930, le drame de Meyerling faisait en France le sujet de discussions passionnées. L'archiduc Rodolphe d'Autriche et la baronne Vetsra se sont-ils suicidés ? Ou bien ont-ils été assassinés ? 1930 est l'année pendant laquelle Claude Anet publie Mayerling, qui fera l'objet d'adaptations filmées (1936 et 1968). Le roman de Claude Anet, plusieurs fois republié depuis lors et toujours disponible sur le marché du livre, est l'un des plus célèbres récits que la littérature française ait consacré aux amours de l'archiduc Rodolphe et de Mary Vetsera.
Le thème de Mayerling (souvent alors orthographié Meyerling) apparaît aussi à cette époque dans un roman d'espionnage, une oeuvre de la littérature populaire qui est tombée dans les oubliettes de l'histoire littéraire et que nous avons exhumée. Gabriel Bernard fit paraître en 1930 un livre qui, sans prétendre donner telle ou telle solution de cette insoluble énigme historique, replace les faits dans leur ambiance, dans leur cadre, dans leur époque, grâce à une documentation d'une sûreté remarquable. Les Ombres de Meyerling, par Gabriel Bernard. fait partie de la grande suite de romans historiques d'espionnage que Gabriel Bernard publia aux Editions J. Tallandier, sous le titre de Les Drames de l'Espionnage, Les mystères de la cour de Berlin .
Les Drames de l'Espionnage relatent les aventures de l'inspecteur Tony, un inspecteur de la Sûreté française chargé d'opérer contre les espions et les agents secrets allemands. Les opérations de Tony commencèrent en 1887, au moment où se produisait l'affaire Schnaebelé. Tony avait alors fort bien servi les desseins du gouvernement français et avait été élevé au grade de commissaire et chargé d'un important service de contre-espionnage. Par la suite, Tony aura affaire à forte partie, notamment à l'espion allemand Grossmüller, alias agent n° 12. Notre inspecteur est un as du déguisement . En un tournemain il parvient à prendre l'apparence d'un quidam anonyme, d'un colporteur ou d'un vieux paysan. Lors d'un épisode, il se transforme en érudit italien, il prend le nom de Paolo Grande et parvient à sa faire engager comme secrétaire littéraire de l'archiduc Rodolphe d'Autriche, que menacent de ténébreuses intrigues. L'archiduc est surveillé par les autorités autrichiennes chargées d'assurer sa protection, mais aussi et surtout par les espions allemands, parce que le prince héritier autrichien inquiète fortement l'Allemagne : contrairement à son père, monarque néo-absolu, Rodolphe est de tendance libérale, francophile et proche des milieux démocrates. Son accession au trône impérial pourrait renverser les alliances. Le futur empereur d'Autriche pourrait bien s'allier avec la Franc contre l'Allemagne et Bismarck qu'il déteste. Tony, au service de la France, sert par le fait même les intérêts de l'archiduc...
Le roman Les Ombres de Meyerling ne s'intéresse directement au drame de Mayerling mais se déroule au moment du drame. Tony, arrive à Vienne le jour même où se répandent dans la capitale
autrichienne les premières nouvelles de la mort de l'archiduc. Voici le récit qu'il donne de l'ambiance qui règne alors à Vienne :
" En descendant de
wagon, Tony suivit la cohue des voyageurs sans que rien d'insolite attirât son
attention Mais, lorsqu'il fut sorti de la gare et qu'il eut jeté les yeux
autour de lui afin de découvrir une voiture libre, il fut frappé de l'aspect
inusité des abords de la station.
La foule avait
cette allure violemment contrastée, à la fois morne et fiévreusement agitée,
qui la caractérise les jours de calamité publique.
Contraste
facilement explicable, du reste, par ce fait que la même grande émotion se
traduit chez les uns par de l'abattement et chez les autres par de la
surexcitation.
Donc, ce jour-là,
la foule viennoise était partagée entre la dépression et l’excessive nervosité.
Il y avait des
groupes atterrés devant une affiche blanche qu'on venait d'apposer sur un mur ;
d'autres gens se ruaient bruyamment sur un crieur de journaux auquel ils
arrachaient ses feuilles encore humides.
Tony ne se trompa
point sur l'importance de ces incidents caractéristiques.
Il s'était
certainement produit à Vienne un événement extraordinaire.
Renonçant à
chercher un véhicule, Tony s'approcha d'un vendeur de journaux qui vociférait
des syllabes inintelligibles. Il dut jouer des coudes pour se procurer un
numéro de l'édition spéciale de la Nouvelle Presse.
La première page
était encadrée d'un large filet noir.
Tony lut en
manchette le titre suivant :
Mort de S.
A. I. l'archiduc héritier.
On était au 30
janvier 1889.
Il était un peu
plus de quatre heures du soir.
Depuis une heure
environ, Vienne savait que l'archiduc Rodolphe n'était plus.
Tony était devenu
très pâle.
Les lettres
dansaient devant ses yeux.
Il dut s'adosser
à un mur, de crainte de perdre l'équilibre.
Il fut un certain
temps avant de pouvoir lire posément le texte qui relatait la mort de
l'archiduc.
Ce texte
exprimait la douleur publique en termes respectueux et banals, mais il
n'impliquait aucune information sur le genre de mort de l'héritier du trône.
Tony, bientôt
redevenu maître de lui, voulut lire une des affiches fraîchement collées devant
lesquelles des hommes et des femmes s'écrasaient.
C'était une
communication du bourgmestre de Vienne, annonçant officiellement la mort du
prince à la population et contenant les premières prescriptions d'ordre public
relatives au deuil de la capitale.
Un afficheur,
aussitôt enveloppé par la foule, se mit en devoir de coller un autre placard.
C'était une affiche de théâtre annonçant que le spectacle du jour ne serait pas
donné.
Tony commençait à
prêter attention aux propos échangés par les gens qui se trouvaient près de
lui.
— C'est affreux !
s'exclamait une jeune femme avec un accent dont la sincérité était indubitable.
Mourir subitement à cet âge. Pauvre prince !
— On ne meurt pas
subitement de mort naturelle à l'âge de l'archiduc héritier, dit
sentencieusement un homme d'une cinquantaine d'années dont l'extérieur
dénonçait un bourgeois aisé.
— Son Altesse
impériale a été frappée d'apoplexie, je l'ai appris de bonne source, affirma
d'un air entendu un individu de mise correcte qui était totalement inconnu de
Tony, mais auquel certaines particularités de l'allure et de l'expression lui
permirent d'attribuer à coup sûr, une profession : celle d'agent de la
police politique autrichienne.
Et Tony se dit
tout aussitôt :
« Le gouvernement
fait répandre dans la foule la version d'une attaque d'apoplexie ; c'est là une
raison sérieuse de supposer que la vérité est tout autre. Elle est, du reste,
stupide, cette version. L'archiduc n'avait pas un tempérament compatible avec
un accident pathologique de cet ordre. »
Tony entendit de
nombreux propos contradictoires sans grand intérêt par eux-mêmes, mais dont
l'ensemble le convainquit que les circonstances de la mort de l'archiduc
Rodolphe étaient tenues secrètes avec une rigueur toute particulière ; et
il acquérait en même temps la certitude que les efforts de la police politique
tendant à accréditer la croyance à une mort naturelle se heurtaient à un
scepticisme général dans le public.
Les Viennois
n'acceptaient pas cette invraisemblable apoplexie terrassant l'héritier de la
couronne en pleine jeunesse, et leur incrédulité croissait en raison directe de
l'énervement causé par le tragique mystère dont le peuple avait l'intuition.
'Mais cette incrédulité ne faisait pas tort au sentiment véritable qui était la
dominante morale de la foule.
L'archiduc était
très aimé. Il était de ces hommes auxquels le populaire est disposé à pardonner
bien des choses parce qu'il émane d'eux un inexplicable rayonnement de
sympathie.
Personne, à
Vienne, n'ignorait la mésentente de Rodolphe et de l'archiduchesse Stéphanie,
sa femme.
Des histoires romanesques plus ou moins fantaisistes circulaient sur
ses amours.
La foule devait
forcément établir un rapport entre la mort du prince et les récits d'aventures
amoureuses qui circulaient depuis longtemps à son sujet.
Tony n'était pas
depuis une demi-heure à Vienne qu'il avait pu se rendre compte de la créance
que trouvaient immédiatement dans le public les allusions de cet ordre.
La police
politique dut faire la même constatation que Tony, car, après avoir vainement
tenté d'accréditer une seconde version qui représentait l'archiduc Rodolphe
succombant à la rupture d'un anévrisme. Elle se décida à en lancer une
troisième qui admettait la possibilité d'une mort violente : le prince
aurait été victime d'un accident de chasse.
N'était-ce pas,
d'ailleurs, dans son pavillon de chasse de Meyerling, près de Baden, qu'il
avait rendu le dernier soupir ?
Tony ne crut pas
plus à l'accident qu'il n'avait cru à l'apoplexie et à l'anévrisme.
Il faut rendre
cette justice au bon sens de la population viennoise qu'il ne fut pas satisfait
non plus par la version de cet accident de chasse sur lequel les détails
manquaient.
Tony n'était pas
seulement fort affligé par le fait même de la mort de l'archiduc, — encore
qu'il eût des raisons multiples pour n'en être pas surpris outre mesure, — il
était aussi fort perplexe sur ce qu'il lui convenait de faire pour découvrir la
vérité.
Puisque, malgré
l'activité, l'ingéniosité et l'audace qu'il avait déployées dans
l'accomplissement de sa mission, il ne lui avait pas été possible de prévenir
le terrible événement qui allait peut-être changer les destinées d'un empire,
voire même celles de l'Europe, Tony estima que son devoir immédiat consistait à
tâcher de réunir des données, aussi certaines que possible sur la mort du
prince, dont le pouvoir semblait avoir un si grand intérêt à dissimuler les
causes et les circonstances réelles.
Presque en même
temps parvinrent jusqu'à lui les premières rumeurs relatives à la mort de la
baronne Veczéra.
C'était à coup
sûr, bien malgré le gouvernement que la vérité se faisait jour. Que n'eût pas
donné la police politique autrichienne pour tenir cachée la mort de la baronne,
coïncidant si tragiquement avec celle de l'archiduc !
Tout ce qu'elle
put faire ce soir-là, ce fut d'établir une censure rigoureuse sur tous les
télégrammes expédiés par les correspondants de journaux étrangers.
L'Europe ne
connut donc que ce que la police d'Etat lui permit de connaître. Mais, dès ce
soir-là, Vienne sut qu'une femme jeune et belle était morte en même temps que
l'archiduc dans le pavillon de chasse de Meyerling, et que cette femme
appartenait à l'aristocratie.
On parla
couramment de suicide et de meurtre.
L’autorité dut
renoncer à répandre ses versions plus ou moins anodines.
Chacun sentait
qu'un drame terrible s'était accompli.
Une page
sanglante s'était ajoutée à la tragique histoire de la maison de Habsbourg.
— Saura-t-on
jamais ? dit quelqu'un qui dînait à une table proche de celle de Tony, dans le
restaurant où le prétendu Paolo Grande était entré, moins dans l'intention de
manger que dans celle de noter les rumeurs en circulation.
Ces paroles impressionnèrent
vivement Tony.
Oui, saurait-on
jamais ce qui s'était passé quelques heures plus tôt dans le pavillon de chasse
de Meyerling ?
Tony, lui, qui
avait des données qui échappaient non seulement au public, mais même à bien des
gens de la cour, devait s'avouer que tout ce qu'il serait possible de, cacher
de ce drame, on le cacherait farouchement.
« De toute façon,
se dit-il, j'irai à Meyerling demain. »
Le roman Les ombres de Meyerling ne donne pas la clé du drame, mais laisse supposer qu'il s'est agit d'un complot et d'un meurtre et non d'un double suicide. le lendemain de l'épisode que nous venons de retranscrire, Tony se rend à Mayerling mais ne peut y pénétrer. Dans les bois proches du château, il entend des gémissements et trouve dans une cabane abandonnée une jeune femme convulsée par la souffrance à laquelle il donne les premiers soins. Il s'agit de Lydie, une camériste polonaise qui fut au service de la baronne Vetséra. Dans ses balbutiements et son délire, Lydie lui fait comprendre qu'elle fut le seul témoin de la tragédie de Mayerling. Elle est poursuivie et en danger, mais Tony ne parvient pas à la faire parler davantage. Tony part chercher du secours mais lorsqu'il revient, il se rend compte que Lydie a été retrouvée par ses poursuivants, trois hommes parmi lesquels il croit reconnaître son ennemi Grossmüller. Les hommes emportent Lydie et Tony les suit à la trace. Malheureusement Tony ne parviendra pas à sauver la jeune femme : alors qu'il est sur le point de tenter une action pour la retirer des griffes de Grossmüller, l'espion allemand assassine Lydie en le poussant dans un précipice. Le seul témoin du drame de Mayerling a ainsi disparu, ni Tony ni les lecteurs du roman ne sauront jamais ce qui s'est effectivement passé à Mayerling : cette énigmatique tragédie de la mort reste inexpliquée, du moins dans le cadre de ce petit roman.
Tony revient à Vienne après un bref séjour à Budapest, dont il est revenu accompagné de Minna, une autre espionne qui collabore avec notre héros. Ils assisteront aux funérailles de l'archiduc Rodolphe. Voici le chapitre dans lequel Gabriel Bernard les décrit :
" Un mystère
historique
Quelques jours
après les événements que nous venons de relater, exactement un 5 février,
Vienne faisait à l'archiduc Rodolphe des funérailles solennelles et poignantes.
Mais quelque
imposantes que fussent les manifestations du deuil officiel leur apparat était
effacé par l'expression du sentiment public.
Le mystère
n'était pas éclairci.
Tant s'en fallait
!
Et ce mystère
exaspérait les regrets de la foule, car l'archiduc était très aimé du peuple
autrichien.
Il avait bien
fallu se décider à publier un procès-verbal officiel de l'autopsie des restes
de l'archiduc.
Au reste, voici
la traduction du texte même du procès-verbal en question :
« 1° Son Altesse
Impériale et Royale le prince héritier a succombé à une fracture du crâne et
des parties intérieures du cerveau ;
« 2° Cette
fracture a été occasionnée par un coup de feu tiré' de près contre la région
temporale droite ;
« 3° Un coup de
feu provenant d'un revolver d'un calibre moyen était de nature à faire la
blessure en question ;
« 4° Le
projectile n'a pas été retrouvé parce qu'il est sorti par l'ouverture constatée
au-dessus de l'oreille gauche ;
« 5° Il est hors
de doute que Son Altesse Impériale et Royale s'est tiré elle-même le coup de
feu et que la mort a été instantanée, »
Aucun des membres
de la famille impériale n'avait été admis à assister à la levée du corps à
Meyerling.
On commentait
aussi ce fait que l'archiduchesse Stéphanie avait déposé une couronne dépourvue
des dédicaces d'usage en Autriche.
Enfin, on
rapportait que la tête et le cou de l'archiduc avaient été emmaillotés à
Meyerling d'une façon singulière.
Certaines
personnes qui se prétendaient bien renseignées allaient plus loin encore dans
l'interprétation des indices mystérieux.
C'est ainsi qu'un
récit prit consistance, d'après lequel la tête même de l'archiduc entièrement
séparée du tronc — ce qui prouvait irréfutablement le crime — avait disparu et n'avait
jamais été retrouvée.
On avait alors
appelé, dans le plus grand secret, à Meyerling, un sculpteur de talent dont on
croyait pouvoir être sûr. Et ce sculpteur avait exécuté en cire une effigie de
l'archiduc.
Quelque habile
qu'eût été l'artiste, il ne fallait pas que son œuvre fût vue de trop près par
un trop grand nombre de personnes.
C'est ce qui
avait motivé les dispositions spéciales prises pour l'exposition du corps.
Avant cette
exposition publique, la dépouille mortelle de l'archiduc avait été placée dans
son cabinet de travail et l'on n'avait pas pu empêcher l'archiduchesse
Stéphanie de venir prier dans cette pièce.
Or, d'après
certains dires, une scène effroyable se serait passée alors.
Les bandelettes
se seraient détachées et la tête du prince, n'étant plus maintenue, serait
tombée de côté en présence de l'archiduchesse épouvantée...
On conçoit
jusqu'à quel degré d'énervement de tels récits avaient pu porter la population
d'une grande capitale, d'autant que, malgré l'horreur des détails, ces récits
recelaient sans doute une part de vérité beaucoup plus grande que ne l'eussent
souhaité le gouvernement de l'Autriche et même certain gouvernement étranger.
L'Allemagne et son souverain ne faisaient pas l'objet de commentaires
sympathiques.
L'archiduc
journaliste
Par contre, les
témoignages de sympathie venus de France avaient favorablement impressionné le
public.
Une magnifique
couronne offerte par la presse française avait été déposée près du cercueil de
l'archiduc.
Elle était en
camélias blancs. Elle avait deux mètres de hauteur et était ornée d'un ruban
portant ces mots :
« A l'archiduc
Rodolphe, la Presse française. »
C'est que Rodolphe
avait un jour collaboré directement à un grand Journal parisien, qui avait
publié un article sous sa signature.
Et c'était là un
fait que le prince aimait souvent à rappeler.
Il l'avait fait
devant des gens de cour, non sans offusquer un peu certains d'entre eux qui
considéraient comme une injustifiable dérogation aux usages reçus ce geste d'un
archiduc héritier du trône publiant un article dans une feuille française.
Il était advenu
au prince de parler à Tony de ce qu'il appelait plaisamment « sa carrière de
journaliste parisien ».
Les
funérailles
Tony, accompagné
de Minna, était arrivé à Vienne la veille des funérailles de l'archiduc
Rodolphe.
Bien entendu, ni
l'un ni l'autre n'avaient plus rien de commun avec les types de paysans qu'ils
figuraient en s'enfuyant de la péniche.
Tony s'était
attribué l'extérieur d'un homme du monde français voyageant pour son agrément
dans la Double Monarchie et naturellement curieux d'assister au spectacle
historique des funérailles du prince.
Ce rôle lui
permettait de questionner ouvertement les gens et de circuler avec le minimum
de précautions
Minna, elle,
était redevenue une dame de l'aristocratie italienne, personnage analogue à
celui qu'elle avait joué à San Remo, alors qu'elle secondait pour la première
fois Tony dans une importante mission.
Comme Tony était
abondamment pourvu d'argent, il lui avait été facile, à Budapest même, une fois
les défroques de campagnards échangée contre les habits serrés dans le ballot
qu'il portait lui-même et le panier de Minna, de constituer pour tous deux une garde-robe
convenable.
Puis ils étaient
partis pour Vienne et s'étaient rendus séparément dans le même grand hôtel, où
ils avaient feint, au salon, de ne pas se connaître, le soir, après dîner.
L'averse de neige
qui était tombée presque sans discontinuer sur Vienne depuis plusieurs jours
avait cessé le 5 février.
Un beau temps
d'hiver devait favoriser la cérémonie fixée pour l'après-midi.
Une foule énorme
circulait dans les rues avoisinant le parcours que devait suivre le cortège.
Dans la foule
Tony, qui s'entendait
à se frayer un passage parmi la foule la plus dense, manœuvra si adroitement
qu'il réussit à se poster tout près de l'église des Capucins, dans la crypte,
de laquelle se trouvent les tombeaux des Habsbourg.
Minna, elle, ne
témoignait de nulle curiosité.
[...]
À midi, toutes
les cloches de Vienne se mirent en branle, épandant sur la ville leurs
sonorités lugubrement rythmées.
La plupart des
fenêtres étaient ornées de drapeaux cravatés de deuil et de bustes de
l'archiduc voilés de crêpe.
Bien que la
population fût très surexcitée, son attitude était respectueuse.
Le public fut
admis jusqu'à deux heures à défiler devant le cercueil, sur lequel étaient
déposées les couronnes de fleurs du roi et de la reine des Belges.
A deux heures, le
public ne fut plus admis et des milliers de personnes durent se retirer sans
avoir pu pénétrer dans le palais.
Alors on ferma le
cercueil et les clefs furent remises au prince de Hohenlohe, grand-maître des
cérémonies.
A trois heures,
les dignitaires et les hauts fonctionnaires se rangent dans la cour dite des
Suisses.
L'église des
Capucins
À trois heures
cinquante, exactement, les membres de la famille impériale quittent leurs
appartements pour monter dans les voitures qui doivent les conduire à l'église
des Capucins, depuis longtemps occupée par les gardes en grand uniforme.
Seuls,
indépendamment des familles souveraines, les ministres, les ambassadeurs et les
hauts fonctionnaires pourront pénétrer dans l'église tendue de noir.
Il est quatre
heures et demie lorsque le cortège se met en marche.
Le char funèbre
sur lequel a été placé le cercueil de l'archiduc est en bois sculpté, surmonté
d'aigles noires. Il est traîné par six chevaux blancs. Cinq minutes de marche
suffisent pour aller de la Burg à l'église des Capucins.
Tony voit passer
devant lui, dans l'apparat impérial, les restes de ce prince dont il lui avait
été donné d'être le collaborateur immédiat, presque l'ami.
Il est
sincèrement ému et, sans fausse honte, s'abandonne à son émotion.
Mais déjà la cour
entre dans l'église et se range à gauche ; l'empereur et la famille impériale
prennent place à droite, sur une estrade.
Après la
bénédiction et le chant du Libera (1),
le corps va être descendu dans la crypte.
C'est alors que,
suivant le cérémonial habituel, le prince de Hollenlohe, grand-maître des
cérémonies, s'avance vers le prieur de la communauté, qui a la charge de la
conservation de l'église, et lui dit :
—
Reconnaissez-vous Rodolphe de Habsbourg ?
Et le prieur
répond :
— Oui, ce corps
est désormais sous notre garde.
A ce moment,
l'archiduchesse Stéphanie poussa un grand cri, qui résonna tragiquement sous la
voûte.
L'empereur se mit
à sangloter. "
Après quoi il ne sera plus directement question de Mayerling dans le roman de Gabriel Bernard.
(1) [Aux enterrements, dans la liturgie catholique] Répons commençant par
les paroles latines Libera me, Domine qui est entonné devant le cercueil
à l'absoute.
Pour les passionnés de romans historiques d'espionnage, voici la liste complète des aventures de l'inspecteur Tony, hélas difficilement trouvables chez les bouquinistes....
Publicité publiée en 1931 dans les Pages de gloire
(Source BnF / Gallica)
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