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mardi 11 août 2020

Les Habsbourg vus par Eugenio Garzon

L'archiduc Jean de Habsbourg-Toscane
(aussi connu sous le nom de Jean Orth)

Le journaliste et écrivain argentin Eugenio Garzon (1849-1940) publia son Jean Orth d'abord dans sa langue maternelle. Une traduction française suivit la publication espagnole. Collaborateur du Figaro, il lui livra la primeur d'un premier chapitre traduit que ce journal publia le 11 mai 1907 dans son Supplément littéraire du dimanche. Ce chapitre évoque les caractères héréditaires des Habsbourg, au regard d'Eugenio Garzon.

Jean Orth

   Allons un instant par les vieux chemins qui conduisent au château des Habsbourg, en Suisse, sur les hauteurs du Wielpelsberg. De là, nous pourrons passer plus aisément au palais impérial de Vienne, et nous y verrons mieux la grandeur de ceux qui fondèrent une maison célèbre entre toutes dans le cours des âges. Quelque divers que soient les grands hommes par qui la famille fut immortalisée, presque tous montrent au plus haut point les caractères héréditaires de la race, qui l'emportent en eux sur la marque propre de leur esprit. Qu'est-ce en effet que l'hérédité? On hérite des particularités physiques autant que des dispositions d'esprit. Sans doute la tournure de celles-ci se modifie-t-elle sous l'empire des circonstances une émotion qui altère le jugement, c'est la vue courte ou longue qui modifie la vision, c'est la parole qui trahit les secrets du cœur ou qui difficilement les exprime, c'est aussi le courage physique ou la valeur morale qui s'exaltent dans l'atmosphère où le héros jettera lui-même le bronze de son immortalité. On hérite encore de l'obsession du suicide, cette fuite hors d'ici-bas. On hérite les bons, les mauvais sentiments. La même disposition du sang suscite les pensées d'art, d'idéalisme, de mysticisme, tant que n'intervient pas une distraction plus puissante elle détourne alors le courant des forces ennemies, des sangs différents qui se combattaient dans une lutte aveugle.
   Jean Orth, en venant au monde, n'échappa pas à cette loi de la nature ; il reçut avec le jour les vertus et les défauts des Habsbourg, les unes cultivées, les autres corrigées par le travail intérieur de ses ascendants les plus proches. Ceux ci, en lui prodiguant leur affection, infusèrent l'idéal de leur maison dans son âme neuve.
 Longtemps les Habsbourg travaillèrent à étendre leur renommée et à illustrer leur nom. Ils comptèrent une dynastie si longue de rois, d'empereurs et de régents qu'il fut un temps où elle parvint à dominer presque toute l'Europe et une partie de l'Amérique, de l'Afrique et de l'Asie; si bien que Charles-Quint disait avec orgueil « Le soleil ne se couche pas sur mes Etats. » Par ses alliances, cette famille s'est assise sur presque tous les trônes d'Europe : de François Ier à Napoléon, la France ne compte pas moins de six souveraines autrichiennes.
   Les heures fatales des Habsbourg commencent dans un passé lointain, à la mort d'Albert Ier, fils de Rodolphe de Habsbourg il fut assassiné par Jean de Souabe, fondateur de la branche qui se maintient encore sur les marches du vieux trône. Cette mort fut le premier signal d'une longue suite de malheurs pour la maison d'Autriche. Si des êtres surhumains avaient été capables de prédire alors avec certitude et sincérité l'avenir des hommes et des peuples, ils auraient sûrement inscrit cette maison à la tète, de celles qu'un sort cruel devait marquer.
   On sait qu'il fut un temps où le poison semblait un moyen aussi simple que doux de supprimer un être fâcheux. Albert II, frère de Frédéric le Beau, se tira de ce mauvais pas, mais en resta boiteux. Léopold III eut un bonheur, que beaucoup de ses parents auraient dû lui envier, celui de mourir sur'le champ de bataille de Sempach, sous les hallebardes des Suisses révoltés. Cependant, il faut croire que les mauvais instincts des hommes ne suffisaient pas, sans doute, au malheur des Habsbourg, car un cheval désarçonna la fille de Charles le Téméraire, Marguerite de Bourgogne, et elle en mourut. Frédéric V périt d'une indigestion de melon, et on pu craindre que ce mal ne devînt héréditaire dans la race Maximilien Ier, son fils, fut une autre victime du melon. Quant à Jeanne la Folle, c'est la mort prématurée de Philippe le Beau, son mari, qui lui valut son surnom.
   Admirons ici la sensibilité exquise de cette veuve. Longtemps Jeanne la Folle, mère de Charles-Quint et de Ferdinand Ier (ce dernier ascendant direct de Jean Orth), erra au travers des plaines et des montagnes, chargée du corps de son mari, versant des torrents de larmes qui, seules, soulageaient sa peine. Dans la solitude de la pleine campagne, elle faisait ériger des mausolées que flanquaient d'énormes cierges embrasés ; et leurs flammes tordues par le vent étaient bien l'image de ce qui se passait dans son âme. Vociférante de douleur, elle ne conservait l'apparence de la vie que pour pleurer un mari.
  Ferdinand Ier mourut de langueur et comme s'il s'était évaporé de ce monde vers l'autre; en attendant, il ordonna diverses persécutions et fit assassiner Martinozzi. Car une certaine tristesse fut toujours l'hôte néfaste des Habsbourg. Charles de Styrie, frère de Maximilien II, succomba sous le faix du pouvoir et des soucis de la vie publique. En revanche, Rodolphe II ne fut qu'un éminent collectionneur pour qui les écuries de son palais semblaient un local trop beau pour l'expédition des affaires d'Etat. Cependant, les passions politiques continuèrent à faire leur œuvre. Le « Vieux Parti autrichien » résolut d'écarter du trône Léopold II, duc de Toscane, à cause de ses tendances réformistes. Il faut dire qu'elles se manifestaient pendant la Révolution française et au moment où celle-ci proclamait la rédemption de l'homme par l'homme. Ce Léopold II était le bisaïeul de Jean Orth, qui hérita sans doute sa philosophie sociale.
   Voyons maintenant les autres branches de la famille. Un des fils d'Albert Ier, Frédéric le Beau, mourut empoisonné par sa maîtresse. Charles-Quint, épileptique, trépassa vulgairement d'une fièvre pourprée; Rodolphe II, fils de Maximilien II, s'adonna à l'astrologie, et devint fou ce qui était assez naturel Charles II, esprit plus que bizarre, était un vieillard à trente-huit ans.
   Après la mort de Léopold II, sa sœur Marie-Antoinette monta sur l'échafaud de la place de la Révolution, aujourd'hui la place de la Concorde. Soixante ans plus tard, l'archiduc Maximilien, frère de l'empereur d'Autriche, quittait Miramar, sa douce et ineffable Capoue, pour aller conquérir le trône du Mexique. Cette idée, non seulement lui coûta la vie, mais fit perdre la raison à sa femme : dans les incohérentes visions de sa folie, elle revoit encore, à l'horizon embrumé, la tragédie aztèque de Queretaro. L'archiduc Rodolphe, héritier de la couronne d'Autriche, est trouvé mort dans son pavillon de chasse de Meyerling, à côté de la comtesse Verchera, sa maîtresse. La duchesse d'Alençon périt dans l'incendie du Bazar de la Charité. Enfin l'impératrice Elisabeth, épouse de François-Joseph, tombe l'année suivante sous le couteau d'un assassin. Ceux-là sont les morts qui vivent le plus dans les pages de l'histoire.

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   Jean Orth ne peut pas davantage se soustraire à un sort fatidique. C'est par la fuite qu'il disparaît, sans que personne puisse dire où il est passé. C'est par miracle que le jeune roi d'Espagne, à Paris, put échapper à la bombe de la rue de Rohan, et à Madrid à la bombe dévastatrice de la calle Mayor, le jour radieux de son mariage.
   Nous avons rappelé l'histoire des Habsbourg et de leurs proches, depuis la fondation de la dynastie en 1273, jusqu'à l'assassinat de l'impératrice Elisabeth en 1898. Combien d'entre eux ne furent pas cruellement atteints? Combien ne succombèrent pas dans les luttes de la vie? En vérité, si les regrets que laissent après eux les êtres chers étaient éternels, on entendrait encore des cris de douleur dans la maison d'Autriche. L'héritier de cette race historique des Habsbourg, devenue Habsbourg-Lorraine par le mariage de l'impératrice Marie-Thérèse avec François de Lorraine, l'empereur François-Joseph, perpétue aujourd'hui le souvenir des ancêtres qui, les premiers, virent le jour sur les cimes du Wielpelsberg. Patriarche magnifique, il résume tout ce que la maison d'Autriche a été dans le cours de l'histoire. Tous attendent de lui la bénédiction qui absout, le courage qui enflamme. Quoique les meurtres de sa femme et de son fils l'aient frappé sans merci, l'âme féodale et mystique de ses aïeux transparaît dans les manifestations de son caractère.
   Il ne peut rester sourd aux sollicitations du cœur, et si l'on fait appel à sa charité, il ne sait résister à la prière. En effet, lorsque aucun événement tragique ne jette l'effroi dans la famille d'Autriche c'est quelque tendre roman qui éclot dans l'obscurité et qui bientôt se trahit au grand jour. Tandis qu'à quelques-uns une mort violente est réservée par le destin, à d'autres l'amour ingénu et spontané prépare ces mésalliances qui entraînent avec elles le scandale retentissant et défrayent la malignité générale. Les principes qui ont soutenu et soutiennent encore la maison d'Autriche sont féconds en contrariétés et en troubles. A la cour se mêlent les ordres despotiques, et les psaumes religieux. La dévotion commande en maîtresse ; mais au-dessus d'elle est l'amour, l'amour "qui n'est pas un péché".
   Jean Orth s'est enfui ; mais avant lui d'autres étaient partis. Au seizième siècle, un archiduc, son égal, fils de l'empereur Ferdinand Ier, épousa clandestinement une jeune patricienne d'Augsbourg du nom de Philippine Wilser, et son père, l'empereur, finit par reconnaître ce mariage morganatique. Il est vrai que les empereurs d'Autriche sont enclins à consacrer de leur bénédiction ces alliances contraires au protocole. Il semble que par ce moyen ils veuillent 'faire pardonner leurs' propres fautes. Quand l'autorité morale qui doit imposer par l'exemple vient à disparaître, il faut que la bonté fasse entendre sa voix la plus douce.
   A une époque beaucoup plus rapprochée, l'archiduc Jean d'Autriche, sixième fils de Ferdinand III, et par conséquent oncle de Jean Orth, contracta mariage, à son tour, avec la fille d'un maître de postes, Anna Plokel, à laquelle il donna le titre de comtesse et dont il eut un fils. L'archiduc Henri a épousé de même l'actrice Léopoldine Hoffman, créée par la suite baronne de Vaideck. Pareillement l'héritier actuel du trône d'Autriche-Hongrie, l'archiduc François-Ferdinand, épousa la comtesse Chotek, et si l'empereur lui accorda son consentement, ce fut en décidant que les enfants nés de cette union ne régneraient pas. Ainsi la veuve de l'infortuné Rodolphe, la princesse Stéphanie de Belgique, destinée à devenir impératrice d'Autriche, s'est unie au comte de Longay, et l'empereur autorisa également ce mariage. L'archiduc Léopold de Toscane, frère de le la princesse Louise de Saxe et cousin de Jean Orth, qui a changé son nom contre celui de Léopold Woelffling, a suivi cet exemple et a épousé, en Suisse, une grande actrice viennoise, Mlle Adamovich. Enfin, le bruit courut dernièrement que le plus jeune des neveux de l'empereur, l'archiduc Ferdinand-Charles, avait manifesté l'intention de se marier à une demoiselle Berthe Czuber, belle, spirituelle, instruite, mais fille d'un professeur de mathématiques. On dit que l'empereur, las de tous ces mariages ambulants, refusa, cette fois, d'autoriser celui-ci et qu'il renvoya durement son neveu. Mais attendons-nous à le voir revenir sur sa décision et à ne pas s'opposer toujours à l'union de ce couple amoureux. On se souvient, en effet, que sa petite-fille, l'archiduchesse Elisabeth lorsqu'elle n'avait encore que dix-sept ans, lui ayant demandé l'autorisation d'épouser le prince Windischgraetz, il lui répondit : " Reviens dans deux ans, tu me reparleras alors de ton inclination. " Evidemment, l'empereur croyait que la résolution d'une enfant tomberait au milieu des fêtes de la cour, des compétitions ardentes dont elle serait l'objet et des mille honneurs que le monde lui réservait. Cependant, les amoureux eurent une entrevue où la jeune amante, entre deux soupirs, fit connaître au prince la décision de son illustre parent. Tout soumis qu'ils fussent, elle ne découragea ni l'un ni l'autre ils vouèrent dans le secret de leur âme un culte pieux à leur amour. Quand les deux années furent expirées, le prince sortit diplômé de l'Ecole militaire, où s'était achevée son éducation. L'archiduchesse Elisabeth accourut alors au rendez-vous fixé par l'empereur. Il la reçut comme un père et, s'avançant vers elle, sans parler ni lui permettre de parler, il baisa simplement son front virginal.
   Les événements dont la cour d'Autriche a souffert et dont elle souffre encore aujourd'hui plus que jamais la font osciller entre l'étiquette rigide et les caprices de l'éternel amour, entre une spontanéité touchante et les rites austères. Cette dualité qui partage la cour de Vienne a son principe, d'une part dans la nature impulsive de cette race ancienne, d'autre part dans son caractère historique, jadis façonné pour la lutte, et que la paix a maintenant atrophié. Les Habsbourg s'ennuient à la cour ; ils se marient et s'en vont. Le premier d'entre eux fut un conquérant ses exploits ont agité l'esprit, hante les rêves de quelques-uns de ses descendants. C'est ainsi que Jean Orth, quoiqu'il ne soit pas né guerrier comme ce chevalier dont l'hippogriffe embrasait les prairies sous le choc de ses sabots, Jean Orth nourrit les plus hautes ambitions. Sans doute l'impétuosité native d'une race belliqueuse n'est pas sans décroître dans une atmosphère où tout s'oriente vers le perfectionnement de l'esprit. Jean Orth, sans s'élever au tragique, dans un temps où de tous côtés de nouvelles énergies lui faisaient obstacle, aspira du moins au trône de Bulgarie. Ses traditions, son sang, si ce n'est une voix secrète aux ac cents féodaux, le vouaient irrésistiblement à l'ambition.
   Qu'ils sont nombreux les ascendants et les collatéraux de Jean Orth et que leurs personnalités sont diverses ! Le fondateur de la famille recommandait à ses fils l'amour et les vertus domestiques comme les seules bases d'un bon gouvernement. Certains montrèrent des vocations singulières ; les uns, d'ailleurs, hommes de haute valeur, se livrèrent à l'architecture et aux beaux-arts ; les autres vécurent en bénédictins pieux et béats. Il en fut aussi de taciturnes, et qui, comme Charles VI, ne manquèrent pas de rêver à reconstituer l'empire de Charles-Quint. Ceux-là, Marie-Thérèse, par exemple, étaient sanguinaires, altiers, despotiques et vindicatifs. Ceux-ci, par contre, d'esprit tolérant, se consacrèrent, qu'ils fussent riches ou pauvres, à l'alchimie, à l'astrologie, à la recherche de la pierre philosophale. On compte enfin des libérateurs du peuple Léopold II, duc de Toscane, bisaïeul de Jean Orth, qui supprima l'Inquisition de Toscane; Ferdinand II, qui fut le premier à reconnaître la République française, et les deux ascendants les plus immédiats de Jean Orth, qui professaient les idées avancées. N'y eut-il pas aussi dès hommes avisés, des innovateurs hardis, des preux, comme Maximilien II, l'homme le plus accompli de son temps; des indolents et des rêveurs comme Rodolphe II ? Presque tous naquirent musiciens, et Jean Orth fut compositeur.
   Ainsi le courant de sang séculaire qui animait ces existences fait venir Jean Orth jusqu'à nous. Car l'immortalité, qui se coule en bronze, s'élève avec la pierre, ou se taille en plein marbre, représente seulement la noble illusion qu'ont les hommes lorsqu'ils sont anxieux d'arrêter et de fixer le cours du temps. L'immortalité que transmettent à la pensée les pulsations du sang est la seule qui soit indélébile et perpétuelle. Tracé par l'artiste, le profil s'efface, la pierre tombe et roule, entraînée par les convulsions du monde, et souvent elle disparaît avec les peuples lorsque ceux-ci arrivent au terme de leur évolution. Au contraire, le souvenir que vainement on voulait fixer de façon objective continue de vivre d'une manière subjective dans la postérité des grands hommes. La vigueur du sang perpétue la vie, le feu de la pensée continue l'existence de ceux qui furent. Les aspirations idéalistes, les sentiments de défaillance, la violence des impulsions, la poésie qui s'élève dans l'âme, la douceur, la brutalité, la parole forte ou délicate, l'énergie dans la lutte ou l'absence totale de volonté, tout est produit par l'ancêtre dont le sang transvasé agit encore sur l'idée qu'il a transmise. Que nous ayons des notions claires ou obscures, ou d'aveugles sensations, c'est un héritage qui nous fut légué.
   Aucune force extérieure ne saurait changer notre personnalité ; chacun naît avec un instinct fatal qui est mis en action par des impulsions également fatales. Si le tempérament se modifie parfois, c'est moins à la suite d'une action extérieure que par la transformation lente qui s'opère au cours de la vie. Alors un sujet nouveau apparaît, une autre imagination se déploie, un cœur différent palpite, dont les battements deviendront plus rapides ou plus lents chez l'être qu'ils feront vivre. Un nouveau type est désormais incarné dans la vieille essence.
   Modèle de race forte et vagabonde, Jean Orth conserva quelques-unes des passions qui agitèrent ses ancêtres ; les autres s'étaient perdues avec les nombreuses générations qui différencièrent le caractère fondamental des Habsbourg. Le destin de Jean Orth était écrit dans le sang de ses aïeux : il est un fragment errant de leur immortalité.

Eugenio Garzon.

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