Voici deux articles peu connus publiés dans le Constitutionnel par Villiers de l'Isle-Adam datant du début de la guerre franco-prussienne. Villiers s'était rendu en juin à Weimar pour la semaine wagnérienne puis à Munich pour assister aux représentations de la création de la Walkyrie de Richard Wagner. Villiers envoie un premier article de Lucerne, où il s'est rendu pour y revoir le compositeur, et son deuxième article depuis Augsbourg au Constitutionnel. Il compte passer en Autriche avant de revenir en France.
Le Constitutionnel, 25 juillet 1870
THÉÂTRE DE LA GUERRE
Correspondance particulière du Constitutionnel
Lucerne, 22 juillet
Monsieur le
directeur,
Je vous écris à la
hâte, quelques mots sur l'état des questions actuelles dans l'Allemagne du Sud.
J'ai parcouru depuis Weimar, une partie des duchés des petits Etats. La landwehr
ne s'y est pas encore mobilisée. Elle se tient prévenue, à titre
de réserve : voilà tout.
La mobilisation de
l'armée néo-prussienne, dans la plupart des duchés et grands-duchés, a été suspendue
jusqu'à nouvel ordre, du côté de la Saxe et en descendant vers la-Bavière.
L'état des esprits est partagé entre l'étonnement, la crainte et une certaine
colère contre la France ; des fanfaronnades parmi ceux de la landwehr, qui
parlaient déjà d’être dans un mois devant Paris, me sont par venues plusieurs
fois, et cela nous faisait sourire, à cause des réflexions anxieuses dont ces
fanfaronnades étaient accompagnées l'instant d'après. Le Journal de
Carlsruhe qui annonçait il y a quatre jours, officiellement et par dépêche
vue de mes yeux, la nouvelle de la déclaration de guerre de la Russie à la France,
a fait pousser des cris de joie et de soulagement ; mais, la nouvelle une
fois démentie, il y a eu profond silence.
En Bavière, notre
ambassadeur a été « mis à la porte de Munich, » s'il faut en croire l'affiche
appliquée dans la Maximilianstrasse, lundi dernier, à cinq heures du soir, en
face même de la maison que j'habitais avec mes amis ; mais cette affiche avait
été apposée, selon la coutume, par des envoyés prussiens en vue d'exciter le
peuple contre nous.
J'avais eu l'honneur
de voir le chancelier de l'ambassade le matin même.
— Quand on nous
signifiera notre départ, nous avait-il dit, ne restez pas ici une heure de
plus.
On était fort peu
tranquille : la populace s'agitait contre les étrangers, bien qu'il y eût à
Munich tout un parti français qui ne craignait pas de faire exécuter
l'ouverture de Robespierre, et par conséquent la Marseillaise, au
concert du Café national. La proclamation du roi Louis II a été accueillie
devant le palais assez peu chaleureusement par les bourgeois et les officiers.
La Bavière est prussienne par circonstance et à cause seulement des questions
religieuses et allemandes qui semblent impliquées dans la guerre. Nous étions
devant le palais, au milieu de la foule ; ce que je vous écris est donc delà
plus parfaite exactitude au point de vue de l'impression qui en est résultée et
de la manifestation tiède par laquelle on a accueilli la présence royale au
balcon.
Beaucoup de vers de
Schiller sont imprimés sur les murs par ordre du gouvernement : ces vers fort
belliqueux sont chantés par tout le monde, un peu dans toutes les promenades et
au fond des brasseries. La nouvelle de l'espèce de charivari donné par les
Parisiens à l'ambassade de Prusse a été affichée à Munich et a failli produire
de tristes conséquences pour les Français perdus en pays ennemis. Comme on nous
connaissait déjà en ville pour des correspondants français, nous étions
regardés de travers, au théâtre, au parc et dans les restaurants. J'oubliais de
vous dire qu'à Nuremberg j'ai fait route dans le même train de minuit dix qui
emportait un régiment d'infanterie prussienne en Bavière. Leurs fusils ne me
semblent décidément pas valoir nos chassepots, et la tournure lourde des
soldats ne peut être comparée à l'aspect énergique des-nôtres. Les officiers,
par exemple, sont fort bien élevés, savants et braves au dernier point. Naturellement
nous n'avons point parlé guerre, mais nous n'en pensions pas moins, je crois.
Ici, à Lucerne, la ville est en grande émotion. Les femmes se sont jetées sur
les rails pour empêcher les soldats de partir. Nous logeons porte à porte, à
l'hôtel du Lac, avec le général commandant les divisions d'infanterie et
d'artillerie qui partent dans deux heures pour préserver les frontières, il y a
ici cinq ou six mille hommes et trente mille hommes au dehors, mobilisés
complètement et sous les armes. Depuis deux jours l'esprit des journaux da
Genève, du peuple et des commerçants en général est devenu singulièrement
français, d'hostile qu'il nous était au commencement de la question. Nous
sommes du bon côté de la neutralité suisse.
On nous dit que le
canon est entendu toute la journée à La Haye.
Je vais partir pour
Vienne d'où je vous tiendrai au courant des nouvelles : j'espère rejoindre
l'armée française avant quinze jours ; à moins que l'agitation qui règne dans
tout le sud de l'Allemagne ne se prononce de quelque façon inattendue.
VILLIERS DE L'ISLE-ADAM.
Le Constitutionnel, 1er août 1870
ALLEMAGNE.
(Correspondance particulière du Constitutionnel.)
Augsbourg, 24
juillet, au soir.
J'envoie ces quelques mots, commencés à Munich, interrompus par un départ
urgent, et je ne sais même si je passerai la nuit de demain à Augsbourg.
J'ai dû m'assurer de la bonne volonté d'un ami pour déjouer la vigilance
des postes prussiens. Mes lettres vous parviendront via Genève. Quelques heures
de retard, mais certitude de réception. Il y a vraiment danger pour tout
Français en Bavière et les frontières seront dures à passer.
Ici, on est gai cependant.
Le duc de Nassau (nous entendons bien le duc récemment dépossédé par la
Prusse) vient d'accepter un commandement très secondaire dans l'armée
allemande. Cela signifie que, malgré la protestation de l'Empereur Napoléon III
touchant l'exclusive responsabilité de la Prusse en cette guerre, et les
intentions pacifiques de la France vis-à-vis de la Confédération germanique,
des princes allemands s'obstinent à voir toujours dans le différend franco-prussien
une guerre essentiellement nationale, un envahissement absolu. De là, ces
menées qui essaient de soulever, de pousser et d'envenimer, l'amour-propre et
le patriotisme de plusieurs centaines de milliers d'hommes qui, défaits, sont
étrangers et devraient rester au moins étrangers à la guerre, puisque nous ne
sommes enflammés d'aucune animosité à leur endroit : bien au contraire !
Le résultat des menées en question pourrait bien devenir une sorte de
massacre des Innocents. La plupart de ces conscrits néo-prussiens se battent
les lianes pour nous être hostiles sur commande et ne peuvent y parvenir que
médiocrement : affaire de duplicité, d'ignorance et de civilisation en regard,
que ces tristes malentendus !
Heureusement que bon nombre de désertions nous prouvent tous les jours que
la prépondérance de l'esprit français et la sympathie qu'il excite dans
plusieurs contrées transrhénanes ne seront pas facilement étouffées par
l'influence prussienne en Allemagne.
Le parti français se renforce, à Munich, de toute l'opposition qu'on lui
avait faite en principe : je veux dire que la fermeté de son attitude et
l'énergie de ses raisons politiques lui ont conquis des prosélytes nombreux en
Bavière, et lui ont rallié quelques-uns des plus obstinés au début de la question.
La réflexion est venue : elle vient encore ; seulement, il commence à se faire
tard pour ceux dont l'opiniâtreté ne se rend qu'à la voix persuasive du canon.
La Bavière a supporté l'humiliation de voir ses troupes commandées par un
prince prussien : elle accepte ceci comme un honneur, suivant l'expression de
la presse officielle de Munich. Le gouvernement répondra de ceci, en temps et
lieu, à qui de droit ! M. de Bray, qui est le fils d'un Français et d'un
émigré, a-t-il oublié, dans sa naturalisation, jusqu'à la puissance de son
premier pays ? En tout cas, il rend un triste service à son nouveau maître.
Le roi Louis II paraît d’une préoccupation profonde officielle, ses
affections et ses plaisirs habituels sont absolument délaissés. On connaît la
sympathie exceptionnelle du jeune roi pour le grand musicien Wagner ; le roi
Louis avait dépensé des sommes considérables pour faire monter à son théâtre
l'opéra la Walkyrie. Il n'a assisté à aucune des cinq
représentations, malgré la présence du grand-duc héritier de Russie.
Cependant, ces représentations avaient pris, à Munich, l'importance d'un
événement national et l'absence insolite du roi n'a pas été sans être remarquée
et commentée défavorablement ; le roi ne voulait point voir le prince Wladimir,
disait-on, et il ne voulait point, d'ailleurs, que sa présence fût saluée au
théâtre, par le fameux hymne patriotique allemand et dont on paraissait devoir
l'accueillir. Chose réellement stupéfiante ! On exécute la Marseillaise
au café National, à Munich !... et on applaudit sans soulever de rumeurs ! J'affirme le fait : j'y étais, et
naturellement, j'ai applaudi, ma foi ! trouvant cela très extraordinaire et
très saisissant. Entendre jouer et applaudir la Marseillaise en pays
ennemi et par des ennemis ! c'est une émotion des plus bizarres qu'on puisse
éprouver. Je ne serais pas étonné que la Marseillaise servît à les
conduire au jour de bataille contre nous-mêmes ; ce ne serait ni plus
absurde, ni moins beau.
Je reprends ma lettre interrompue ici, et que j'achèverai ce soir à
Augsbourg.
Une observation assez inquiétante de mon maître d'hôtel (un Français, par
parenthèse, chez lequel je suis descendu depuis quatre jours) me force de plier
bagage.
Je compte partir pour Vienne : mais la curiosité de voir l'impression que
fera ici, incessamment, la nouvelle de la première bataille pourrait fort bien
me retenir quelques jours dans les villes environnantes. Grâce à mon passeport
très en règle, je puis circuler assez librement en route pourvu que je ne
m'attarde pas dans les rues, au sortir des cabinets de lecture ou des cafés
regorgeant de pamphlets et de journaux. L'allure d'un Français est facilement
reconnue ici, et je ne me soucie en aucune façon de la déguiser. Rien n'est
divertissant comme de prendre des notes, en français, devant tout le monde, sur
les journaux ennemis.
Me voici donc à Augsbourg, tout seul, et je viens d'y éprouver une
impression pénible. De la fenêtre de mon hôtel, sur la place du marché, je puis
voir l'immense cour de la caserne ; il y a là une vingtaine de pelotons de
fantassins bavarois ; ils font l'exercice à feu. J'entends distinctement le
bruit et le croassement de leurs balles qui entrent là-bas dans la cible
invisible. J'ai quelques amis dans l'armée française et je n'appartiens qu'à la
seconde levée ; je me dis que parmi ceux qui tirent à quelques centaines de pas
de ma fenêtre, il y en a peut-être qui me tueront mes amis avant un mois.
Cela me serre profondément le cœur et méfait venir aux yeux des pleurs de colère,
d'ennui et d'amertume. Être un homme de pensée, c'est quelque chose, je le sais
; mais il y a des moments où l'on se souvient qu'Eschyle (qui se connaissait
aussi en belles-lettres et en poésie dramatique) ne voulut point qu'on mit sur
son tombeau : « Ci gît Eschyle qui écrivit Prométhée » » mais « Ci
gît Eschyle qui combattit à Salamine »
VILLIERS DE L'ISLE-ADAM.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire