C'était du temps où Wagner occupait un appartement dans la Maison Escher, au Zeltweg à Zurich. Les Zurichois purent souvent entendre la chanteuse Emilie Heim dans les années 1850 et 1860. Elle était mariée au chef de chœur et compositeur de chants populaires suisses Ignaz Heim. Richard Wagner eut également recours à ses services pour ses concerts, attestant qu'elle avait une "bonne voix, quoique non formée", mais il ne la considérait pas comme vraiment musicale. Wagner l'appelait sa petite Heim ("Heimchen") , ce qui ne manqua pas de rendre Minna Wagner jalouse. Elle fut la première Sieglinde lors d'un concert privé à Zurich, — auquel assistèrent les Wesendonck —, au cours duquel Wagner interpréta les rôles de Hunding et de Siegmund, avec Théordor Kirchner au piano.
Wagner fut-il amoureux de la jolie jeune femme ? En tout cas, Emilie accepta une invitation à la première de Parsifal à Bayreuth en 1882. Mais bien, il n'y eut pas de scandale dans le quartier des maisons Escher comme ce fut le cas plus tard avec les Wesendonck.
Emilie Heim mourut en 1882, âgée de 82 ans. Le romancier et essayiste Henry Bordeaux écrivit quelques lignes sur la chanteuse dans un article intitulé L'amie d'Yseult, publié dans le supplément littéraire du dimanche du Figaro le 6 juillet 1912. Mais, comme on va le lire, ce n'est pas tant Emilie Heim qui intéressa Henry Bordeaux lors de leur rencontre , mais bien les souvenirs que la vieille dame avait pu conserver de Mathilde Wesendonck et de sa relation avec le compositeur :
[...] Cette Mme Heim qui vient de mourir à Zurich à l'âge de quatre-vingt-deux ans, veuve d'un musicien qui eut en Suisse son heure de célébrité, était le dernier hôte survivant de l'Asile, le dernier témoin de la tragédie d'où jaillit Tristan et Yseult. Je me souviens de l'avoir interrogée, il y a quelques années, lorsque j'eus l'honneur de lui être présenté. Elle avait connu Richard Wagner et Mathilde Wesendonck. Elle avait su. Mais que peuvent savoir des témoins ? [...]
Mme Heim se lia avec Mathilde Wesendonck dès l'arrivée de celle-ci à Zurich. Leur jeunesse, leur bonheur conjugal les rapprochaient. J'ai vu, chez Mme Heim, une photographie de Mathilde, d'après un portrait de Dorner. Debout, la jeune femme s'appuie à une rampe de pierre. Elle est vêtue d'une robe sombre, relevée aux épaules et aux bras par la guipure de la collerette et des manchettes. Elle tient dans sa main droite un livre et deux roses à la fois. Le cou est trop fort, mais le visage aux bandeaux plats est agréable. On dirait une vierge de Raphaël retouchée et empâtée par un Allemand. On la voit très bien, comme la Charlotte de Werther, lisant Klopstock en préparant ses confitures. Mme Heim l'admirait beaucoup. Rien que de la voir, assurait-elle, on se sentait en joie. Elle était comme une fleur.
Mais c'est la Mathilde d'avant Wagner, la Mathilde paisible et radieuse, qui a un bon mari, de beaux enfants, une vie limpide; c'est celle-là que Mme Heim aimait. Quand je l'interrogeai sur le drame de l'Asile, elle changea de ton et ne ménagea pas les amoureux.
La pauvre Mathilde n'était point du tout faite pour la passion. Elle fut engagée, malgré elle, dans un drame qui ne convenait pas à son caractère. La voilà qui se monte la tête, qui se prend pour une inspiratrice, qui rend des oracles, qui se croit du génie elle aussi. Elle se met à composer des poèmes dont personne n'a jamais pu supporter la lecture. Elle se précipite sur les philosophes, Kant, Hegel, Schopenhauer, les absorbe et ne les digère pas. Enfin elle devient insupportable. Telle est, bien souvent, la passion vue de dehors. Ainsi jugent les témoins qui, du rivage, regardent passer l'amour comme une tempête, et qui n'en sont point troublés. Mme Heim était une aimable vieille femme, d'esprit vif et aiguisé, d'une courtoisie parfaite que les ans avaient affinée. Elle-même n'attachait pas d'importance à ses souvenirs qui dataient de cet âge ou le jugement n'est pas encore sûr et objectif elle préférait parler, et fort bien, de la beauté de son pays et de la paix universelle que souhaitait son bon cœur. Le drame réel de Tristan, dont elle avait pu suivre les péripéties, lui laissait l'impression d'un Wagner irritable et blessé et d'une Mathilde sortie à tort de son naturel qui était charmant pour devenir une sorte de muse romantique fatigante, désagréable et un peu ridicule. Dans les drames passionnels, les témoins qui gardent leur sang-froid deviennent, sans même s'en douter, de terribles juges.
Henry Bordeaux.
Monument à Ignaz Heim sur la Heimplatz à Zurich
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