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jeudi 14 mai 2020

Richard Wagner et le champagne. Anecdotes (3) Une lettre à Minna

Une lettre querelleuse de Richard Wagner à sa femme, traduite en français par Georges Knopff, dans laquelle un vin mousseux pétille, qui n'a pas l'heur de plaire au Maître... qui manie par ailleurs outrageusement l'art du mensonge, jurant dire la vérité sur son honneur le plus sacré. 

Pour célébrer l'anniversaire de son mari, Minna, qui réside alors à Dresde, a eu l'audace de faire sauter un bouchon de mousseux de Lößnitz pour trinquer à sa santé, un vin saxon excellent au demeurant produit par le château Lößnitz (Hoflößnitz) à Radebeul, non loin de Dresde. Les vignobles de Radebeul sont situés sur les coteaux du nord de la vallée de l'Elbe, sur la route du vin de Saxe qui traverse une des régions viticoles les plus septentrionales d'Europe, région au panorama magnifique, avec ses villas, ses anciennes fermes, et au climat très doux.



Lucerne, 30 mai 1859.

Ma pauvre bonne Mutz, 

   C'est une chose vraiment terrible que tu aies, de nouveau, de tels battements de cœur. Mais comment as-tu pu me causer le déshonneur de te laisser traiter au champagne de Lössnitz, le jour de mon anniversaire ! J'ai tremblé en apprenant cet odieux projet par ta dernière lettre et j'aurais voulu l'arrêter par dépêche, ce que je regrette maintenant vivement de ne pas avoir fait. J'aurais dû songer que nous avons tous deux suffisamment expérimenté les abominables effets de cette boisson infâme (Dieu me pardonne mes péchés !) et pareil effet est responsable de la vilaine impression causée sur toi par ma lettre. Avec de semblables idées dans la cervelle, je crois que, si même on t'annonçait l'attribution du gros lot, tu le considérerais comme une perte. Dans le cas, au contraire, où tu aurais fêté mon anniversaire en vidant à la santé de ton mari une bouteille de champagne véritable, à tes propres frais, crois-moi fermement, ma pauvre lettre — laquelle est supposée avoir produit tout le mal — aurait eu un effet correspondant. T'imagines-tu me faire plaisir, ô femme bizarre, et me réconcilier finalement avec madame Sch. en me disant qu'elle vint apporter du Lössnitz chez toi, le jour de mon anniversaire? Dois-je te supposer pingre au point de ne pouvoir, en pareille occasion, acheter une boisson authentique et la payer de ta poche? En vérité, cette fidèle amie Sch. me devient de plus en plus fatale ; elle réagit sur toi, crois en ma parole, exactement comme ce Lössnitz ; et cela, même en prenant les choses au mieux, de façon défavorable. Cependant tu éprouves de l'affection pour elle ; de quel poids suis-je en face de cela ? je demeure pour toi, comme toujours, un objet de soupçon, il a fallu m'en apercevoir une fois de plus !
   Comment ma lettre a-t-elle pu t'insulter? c'est pour moi une énigme indéchiffrable ! Rappelle-toi, de façon générale, que, entre personnes unies par un amour sincère, il ne peut jamais être question d'insulte ; et, chaque fois qu'un incident assume semblable apparence, la cause en est la confusion ou le malentendu. Déjà à Venise, j'avais subi un assaut de ta part, à propos de ce passage de ma Préface, qui t'offense tellement; je me contentai de sourire, te voyant plongée dans une passionnée incompréhension de cette remarque — et tins ma langue. Mais quand tu revins à la charge et m'adressas des reproches précis, je dus croire qu'il te ferait plaisir d'entendre ma défense. Je résumai donc l'évolution de nos rapports, comment le véritable amour était résulté par degrés de la première violente inclination, m'imaginant dire de fort belles choses, d'autant plus que j'exposais toutes les circonstances — ce à quoi il était nécessaire de faire allusion ici d'après tes propres dires — , sans le moindre reproche à ton égard, ne mettant en relief que les épreuves du cœur humain. Bonté divine, comment donc manier les femmes ! Il faut se méfier de tout avec elles ; 1'intention la meilleure et le sentiment le plus sincère risquent de rencontrer le malentendu complet, spécialement si le Lössnitz pétille dans le cerveau.
   Cette fois-ci, chère bonne Mutz, rends donc madame Sch. responsable de tout ; tu te montres manifestement injuste à mon égard. En outre, à juger les choses calmement, ta réponse concorde de façon absolue avec mon dire, sauf qu'il y a quelque peu plus de lumière ou d'ombre, çà et là, que chez moi. Sois raisonnable et, après tout ce que tu as dû vérifier de mon caractère, dis-toi donc, je te prie, que jamais mon objectif ne fut de te blesser ou de te provoquer en aucune façon. Je puis être prudent, parfois, dans mes remarques — souvent mieux vaut ne rien dire ! — mais précisément lorsque je 'épanche, en fin de compte, tu devrais, certes, ne voir chez moi que la bonne intention. Et si tu veux éviter jusqu'à ces épanchements, ma bichette, eh bien, ne commence pas, toi, ne me harcèle point par certaines allusions, de telle sorte que je me sente obligé de te répondre. Quoi qu'il en soit, malgré la fâcheuse excitation que cet incident a, de nouveau, provoquée chez toi, mieux vaut aussi, sans doute, qu'une situation nette intervienne, finalement, à certains égards. Cela produira des conséquences favorables, puisque certaines insinuations seront réduites à néant. Dans ce cas-ci, toute fois, je n'avais nullement l'idée de te blesser ; pareilles intentions, veuille m'en croire, sont en dehors de mon caractère.
    Néanmoins, tu peux avoir eu raison de croire que j'aie voulu te remettre plus ou moins sous le nez que ton amour n'était peut-être pas tellement ferme, en ces années de début (ce qui, dans mon esprit, avait pour seul but de faire apparaître le mien sous un, jour plus brillant) ; sur ce point tu m'as rendu, de la bonne manière, la monnaie de ma pièce et je t'accorde volontiers que j' ai été vilain. Je ne puis, non plus, prendre en mauvaise part que tu me mettes, en réponse, sous le nez le cher Bordeaux, spécialement pour le motif que tu me découvres ainsi un secret dont je n'avais pas la moindre idée. Donc quelqu'un t'a écrit, en ce temps-là, que j'ai fait mon second voyage à Bordeaux pour enlever une jeune femme* à son mari? Laisse-moi, maintenant, t'assurer sur mon honneur et ma conscience la plus sacrée, que jamais on n'a inventé contre personne aussi abominable mensonge, pareille odieuse calomnie. Si cela pouvait avoir pour effet de rassurer ton honneur et ramener le calme dans ton esprit, je te donnerais volontiers tous les détails de cet épisode et tu constaterais alors que j'ai agi très stupidement, à cette époque, mais assurément sans mauvaise intention et cela vis-à-vis de qui que ce soit. Veuille me croire sur parole ! Ne te fais donc point de mauvais sang à propos de mes péchés; il me pousse déjà suffisamment de cheveux gris, à moi, pauvre hère que je suis ! Vois-tu, chère Mutz, je puis maintenant discuter mon passé tout entier avec tant de calme, sans la moindre honte, que je n'ai plus rien à esquiver pour ma part. J'admets volontiers et ouvertement tous mes actes précipités, absurdes ou erronés; je n'ai pas conscience d'avoir jamais mal agi. Crois cela également. Mais avant tout, plus de Lössnitz !
   Contente-moi de cette lettre hâtive pour ce soir. Demain j'espère pouvoir t'en écrire davantage. Sois calme et ne t'agite point de pensées troubles à propos de ton cher et bon mari.

1. Madame Jessy Laussot.

Vignoble et Hof Lößnitz


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