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dimanche 19 avril 2020

Richard Wagner, poète et penseur par Henri Lichtenberger

En ces jours de confinement, qui laissent plus de temps pour la lecture, je vous propose un article de la femme de lettres Yvonne de Romain (qui signe ici Yves Mainor, l'anagramme de son nom de famille) paru en 1898 dans Angers-Artiste. L'article présente l'essai  Richard Wagner poète et penseur que Henri Lichtenberger consacra au Maître. 

ANGERS-ARTISTE du 28 mai 1898

RICHARD WAGNER POÈTE ET PENSEUR *

Par Henri Lichtenberger

L'oeuvre musicale de Richard Wagner est aujourd'hui connue de tous. Paris naguère hostile aux révélations qu'elle apportait l'accueille avec transport et très sincèrement adore ce qu'il avait inconsidérément brûlé. Malheureusement le génie poétique et philosophique du maître n'est pas encore entièrement apprécié chez nous. Le bouleversement des anciennes théories, de la musique italienne et de l'opéra, révolutionnés par l'effort d'un seul homme suffit au premier moment pour donner cours au flot des enthousiasmes et des indignations. On prêta une attention secondaire à la beauté littéraire des nouveaux drames et le public demeura loin d'avoir reçu l'initiation parfaite si nécessaire à la compréhension de l'oeuvre totale. Peu à peu les remarquables travaux d'Ernst, d'A. Jullien, de Chamberlain et de plusieurs autres sont venus nous révéler tout un inonde ignoré de poésie, de lumière et de beauté. Mais le dernier livre d'Henri Lichtenberger semble résumer à lui seul la meilleure part de ces ouvrages ; écrit dans un esprit sincère et juste, très largement doué du pouvoir généralisateur, il nous apprend réellement à connaître le Wagner, penseur et poète, dont les facultés égalent et complètent le génie du Wagner artiste.

Le but de M. Lichtenberger est surtout de nous faire sentir l'originalité et la profondeur des idées philosophiques dont Parsifal, Tristan, les Maîtres chanteurs et la Tétralogie sont véritablement nés. Il se garde bien, toutefois, de nous montrer Wagner sous le pur aspect d'un philosophe : rien ne sérail plus contraire à la nature et à l'esprit du maître. Wagner est avant fout un génie intuitif, un voyant qui pressent, devine et saisit d'un coup d’œil les mystères et les lois des choses. La lumière éclate brusquement devant son regard ; son cerveau d'une façon presque inconsciente traduit les impressions du monde extérieur, mais il ne sait pas froidement échafauder sous la pression du raisonnement, des systèmes définis et logiques comme la théorie de la table rase et du doute méthodique ou même comme les hypothèses plus vagues du panthéisme de Feuerbach et de Hegel. Cette absence d'une doctrine précise et nette semble donner lieu d'abord à des contradictions manifestes. Avec M Lichtenberger cependant nous découvrirons par quels liens harmonieux se rattachent les grandes évolutions de pensée qui vont de 1840 à 1882, du Vaisseau fantôme à Parsifal.

Les Drames de Bayreuth sont essentiellement psychologiques et humains, ils continuent, dans un sens, la tradition romantique par leur pouvoir d'animer la nature, de transformer l'insensibilité des choses, d'y répandre une vie jeune, une grande âme de lumière et de poésie. Aucune oeuvre alors ne les égale, aucune beauté ne surpasse les créations des Walkyries, des Filles fleurs, l'éblouissante éclosion du printemps sous les regards de Siegmund et de Sieglinde, l'enchantement de la forêt où Siegfried écoute l'oiseau magique en essayant de murmurer le nom de la femme. Mais comme peintre de l'âme humaine, Wagner se rapproche des classiques et de Goethe. Il ne décrit pas des types conventionnels, des individus, sa large pensée embrasse le monde et la société tout entière et ses facultés intuitives lui révèlent sans effort l'idée générale sous le voile de chaque phénomène particulier. Celle dualité de tendances est fréquente chez lui, dans la Tétralogie surtout ; nous en retrouverons d'autres exemples infiniment plus déconcertants et plus étranges au premier abord. Le fil conducteur à travers de telles oppositions sera l'Idée dominante, la croyance unique toujours semblable, toujours identique, malgré les formes nombreuses dont elle se revêt. Or l'inspiration maîtresse est évidemment dans les drames wagnériens le problème du Salut, ce problème que Wotan, Amfortas, Tannhäuser et Kundry cherchent si douloureusement à comprendre. Et qu'il soit Parsifal, Elisabeth ou Brunnhilde, invariablement le Sauveur apparaît pour racheter l'humanité malheureuse, le pécheur abandonné, grâce au miracle de sa pitié consciente, grâce au dévouement de cet amour-pitié dont Senta fut la première incarnation. Tous, néanmoins, sont des héros à la fois impulsifs et résignés, des optimistes qui tendent vers le bonheur et des pessimistes qui désirent abjurer la volonté de vivre. Mais tous savent que l'amour et le renoncement sont les lois nécessaires dont l'égale domination pourra seul établir l'harmonie dans l'univers.

Amour et renoncement, tels sont les deux pôles du génie philosophique chez Wagner. Les transformations de son oeuvre s'expliquent et se rattachent par ces deux idées. Avec Tannhäuser il est profondément chrétien et veut que l'homme sacrifie au devoir, à Dieu, le méprisable bonheur des sens. Devenu révolutionaire en 1848 il exige toujours le même sacrifice mais ne considère plus la vie future comme la récompense nécessaire ; au lieu du paradis mystique il souhaite l'avènement d'un bonheur plus immédiat pour l'homme dans l'ordre des choses régénéré. Son imagination exaltée regarde le bouleversement peu durable de la société comme le prélude d'une ère nouvelle, rayonnante de gloire et de félicité. Il compose alors Jésus de Nazareth, cette oeuvre destinée par l'auteur à nous indiquer le chemin conducteur vers l'aurore d'un sublime avenir. Inachevé d'ailleurs, le drame est visiblement inspiré de Louis Feuerbach. Wagner en l'écrivant croyait l'univers régi par les lois de la Nécessité, l'homme dirigé par les lois du Besoin, la nature inconsciente et aveugle, l'homme conscient et réfléchi mais incapable de se soustraire à celte nécessité immanente qui gouverne toute chose.

Avec un athéisme aussi évident nous sommes loin du sentiment chrétien dont Tannhäuser est le reflet. Cependant le maître dans ces théories nouvelles introduit toujours l'idée sacrée de l'amour. De l'instinct égoïste dominateur chez l'homme il fait naître l'instinct altruiste, le bonheur particulier se rencontre dans le bonheur général, l'âme découvre sa joie égoïste à se sacrifier pour d'autres âmes. Car les hommes inclinent naturellement vers l'amour universel et le manque d'amour est le seul péché, la seule faute véritablement réprouvée. Jésus sera le rédempteur qui vient essayer de sauver le monde en lui rendant l'état primitif, en le ramenant à ce panthéisme de l'origine, aux jours bienheureux où l'homme et Dieu ne faisaient'qu'un. Et c'est par la loi d'amour que l'oeuvre de salut doit s'accomplir. En même temps que Jésus de Nazareth, Wagner concevait le personnage de Siegfried, et le héros de la Tétralogie incarna toute cette évolution de pensée, toute cette religion optimiste de l'humanité dans l'immortelle perfection d'un seul caractère. Malheureusement 1848 n'apporta aucun des changements rêvés pour l'organisation de la société. Déçu, attristé par l'écroulement de ses utopies Richard Wagner conçut alors l'idée maîtresse de la Tétralogie, cette idée où son amertume s'exhale dans le mépris de la domination du capital, dans la haine de l'or maudit en faveur duquel Albérich renonce à l'amour. Wotan, celte âme profonde, si humaine, si vivante et si grande dans sa douleur, répand sur l'oeuvre nouvelle la lumière de sa souffrance et de sa beauté. Opposé à Siegfried l'homme instinctif, il a voulu savoir, régner, connaître, obtenir la puissance et satisfaire cependant le droit d'aimer. Et son cœur torturé d'ambition, souillé par le désir de l'or, à force de désespoir et de vains combats, en arrive à souhaiter l'anéantissement final qui doit laisser place au triomphe de l'humanité nouvelle, au règne victorieux de Siegfried héros. Mais pour que l'amour domine après lui sur la terre, il faudra le sacrifice de Brunhilde, la mort de la Walkyrie sublime qui pressentira le dernier songe du dieu vaincu et sauvera le monde en restituant l'anneau fatal, symbole de puissance, aux ondines du fleuve. Toute la tétralogie se résume dans la conception grandiose de ces trois héros. Wagner en les créant n'a pas subi, comme on l'affirme, exclusivement l'influence de Schopenhauer. Son oeuvre est infiniment complexe, optimiste, pessimiste, chrétienne et païenne tout ensemble, elle fut composée dans ses lignes fondamentales avant d'être inspirée par le philosophe allemand. Comme Schopenhauer évidemment le Maître ne voit plus le repos final que dans l'anéantissement, dans ce Nirvana étrange où Tristan et Yseult abîmeront leur tendresse immortalisée. Mais il ne regarde pas l'amour au point de vue d'une chose malfaisante qu'il faut combattre et détruire parce qu'elle fortifie le vouloir vivre. Il élève au contraire la passion à de telles hauteurs qu'elle conduit l'homme « non pas seulement à se déprendre de lui-même, mais aussi à deviner au travers du monde visible et de ses fictions l'unité réelle de ce qui est, à souhaiter l'abolition de l'individualité, à abjurer le vouloir vivre. » Ainsi par deux voies différentes, l'un par l'affirmation, l'autre par la négation, les deux génies du philosophe et du musicien poète se sont rencontrés et réunis pour identifier leur croyance au bienfait libérateur de la mort.

On voit maintenant sans effort ce que nous appellerons les points culminants dans l'oeuvre philosophique de Wagner. Vouloir l'inévitable, renoncer, renoncer toujours comme le disait si amèrement déjà le Faust de Goethe, voilà la sagesse supérieure, la vérité pressentie finalement découverte dans la beauté du sacrifice rédempteur. La croyance intime que la réalité présente est mauvaise, la foi dans l'au-delà, la conviction passionnée que l'homme doit se vouer tout entier à la réalisation de l'idéal, la certitude triomphante qu'il finira par réussir dans cette oeuvre de génération, tels sont les éléments de cette religion wagnérienne, et de Tannhäuser à Parsifal ils n'ont guère varié. Mais de Wotan à Parsifal l'idée fondamentale s'épure et grandit encore, Hans Sachs et le chevalier du Graal sont les deux formes absolument parfaites de l'amour sacrifice, de la pitié consciente. Le héros de Monlsalvat surtout résume à lui seul toute la pensée de Wagner. Il possède l'âme instinctive et jeune de Siegfried et la sagesse de Wotan, il se dévoue comme Senta, comme Elisabeth, par tendresse et par compassion, il voit comme Brunhilde le sens profond de son dévouement. L'homme naturel et l'homme religieux s'harmonisent en lui. C'est le dernier mol du génie de Wagner, c'est l'apogée de la beauté ; la lumière resplendissante de cette oeuvre dernière éclaire la signification de toutes les autres. Le maître après l'avoir écrite pouvait s'endormir en paix, le sourire aux lèvres, il avait donné le rayonnement du soleil à l'infini de sa pensée.

M. Lichtenberger me paraît un admirable guide dans cette analyse de la philosophie étrange et complexe du grand musicien. Il n'en est pas d'ailleurs à son coup d'essai, une remarquable étude sur Nietzsche et d'autres travaux encore l'ont fait apprécier vivement déjà dans le public des artistes et des lettrés. Son oeuvre récente dénote une puissance de vues jointe à une faculté d'interprétation qui ajoutera sans doute à sa popularité. Il nous a révélé des beautés ignorées, des idées profondes encore bien peu comprises avant lui, son livre mérite d'obtenir un accueil sympathique auprès de tous ceux qui désirent véritablement connaître ce Wagner poète, musicien, penseur dont le génie colossal égalait tour à tour Shakespeare el Beethoven.

Yves MAINOR.

* Bibliothèque de Philosophie contemporaine, F. Alcan, éditeur. Paris.

Pour aller plus loin

Si cet article vous a donné l'envie de lire le livre de M. Lichtenberger, il peut se lire gratuitement en ligne ou se télécharger sur des sites comme archive.org. (cliquer sur le lien pour accéder au livre)

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