Raymond Bouyer par Jean Veber |
Un article du critique musical et artistique Raymond Bouyer (1862-1935) paru dans la Revue bleue en 1915, qui apparaît comme une défense et illustration de la musique de Richard Wagner en temps de guerre. À verser au dossier du wagnérisme français au moment des grands conflits. Le texte participe du genre littéraire du dialogue avec les morts, un genre qui remonte à Lucien de Samosate (2ème siècle) et se rencontre assez fréquemment dans la littérature française des 17ème et 18ème siècles. Il donne surtout la parole à Wagner et, maniant la rhétorique du paradoxe, réalise le tour de force de le ranger au rang des alliés de la France.
DIALOGUES AVEC LES MORTS
BEETHOVEN ET RICHARD WAGNER AU CAMP DES ALLIÉS
La nuit vient tôt. Dès qu'elle tombe, ce Paris sépulcral est accueillant au rêve : sous le ciel rouge de brume ou, bleui de lune, si les vivants ont l'air de fantômes, les défunts revivent dans nos cœurs.
« Ils sont morts, tous ceux que j'aimais », soupire le survivant d'un soir de bataille... Morts, non pas, car ils sont immortels, mais perdus pour nous, ces musiciens aimés, ces grands poètes, des sons qui nous versaient, l'illusion d'un monde meilleur ! Faut-il nous résigner à ne plus jamais tendre notre coupe à leurs enchantements ? L'absence est la plus sûre épreuve de l'amour, et le regret de Beethoven, car c'est Beethoven qui nous manque : à force de regretter son génie, je vois son image, ce masque endolori, ce front lumineux, physionomie non moins indéfinissable que la musique même. Je le vois, tout près, mais son silence est tel que je n'oserais l'interroger.
D'ailleurs, il ne pourrait m'entendre. Et sur l'un de ses cahiers de conversation, je me contente, de lire ces mots : « Je ne reconnais ici-bas d'autre supériorité que la bonté ». Beethoven se tait mais une voix, dans l'ombre glacée, parle pour lui :
– Ces mots suffisent, n'est-ce pas, à désavouer l'Allemagne d'un Bismarck qui se targuait de ne laisser à ses ennemis que leurs yeux pour pleurer. Les siens ne pleuraient jamais et seule la sonate Appassionata savait le secret de lui tirer des larmes, en lui parlant mystérieusement des luttes et des angoisses de toute une vie. Oui, Beethoven a fait pleurer Bismarck, comme Orphée domptait les fauves et charmait les monstres ! Beethoven appartient à l'Humanité, comme le ciel à la respiration de la terre vous pouvez donc, Français, le jouer sans remords et le faire jouer sans crainte (1) ...
– Et d'abord, ses origines flamandes.
– Inutile de les invoquer ici ! La musique de Beethoven apparaît « au-dessus de la musique" parce que son art était l'expression de son cœur : ses neuf symphonies, ses trente-deux sonates pour piano, ses dix-sept quatuors qui sont le chef-d'œuvre de l'art instrumental, et sa Messe en ré, son Fidelio, son Egmont, chacune de ses créations semble l'urne qui détient le secret de ce cœur héroïquement tendre. Il a fait parler la musique en l'absence des paroles. On le jouera toujours, à travers les temps. "Beethoven, c'est l'âme allemande, et le grand Allemand, c'est Beethoven », a dit le plus grand de vos poètes français, pour ne pas nommer Goethe (2) ; moi, tout Saxon que je suis, j'ai préféré l'appeler "le Mage divin", ce révélateur, ce grand consolateur qui ne connut jamais de consolation Aussi bien, dès ma jeunesse, avais-je rendu visite à son génie, et j'étais sorti de sa pauvre demeure faubourienne relevé, ennobli à mes propres yeux (3).
— Mais qui donc êtes vous, pour me parler si fraternellement de notre dieu ?
... Je me retournai ; je reconnus Richard Wagner, son profil de sorcier, son menton de vieille fée volontaire dans le collier suranné de barbe neigeuse, et son front monumental comme le burg où dort la Walküre.
– Le grand Allemand, si ce n'est Lui, c'est Vous ? Ne protestez pas ! Nous sentons aujourd'hui mieux que jamais que votre génie paraît admirablement répondre à la définition la plus actuelle de l'âme germanique... Nous aimons, en ces soirs d'automne, à retrouver en vous ce que nous découvrons en elle, la grandeur imaginative, la majesté despotique, ou plutôt la mégalomanie créatrice qui veut asservir l'univers à ses lois et qui met ses devoirs à la merci des droits qu'elle s'arroge ; l'aspect cyclopéen de la Tétralogie suppose une « organisation » géante ; avant la plus formidable des guerres, le plus ironique des novateurs français n'appelait-il pas cette Tétralogie « le Bottin des Leitmotive » (4) et ne daubait-il point « l'hystérie » constamment grandiloquente de vos héros amoureux ? L'Ogre du Kolossal procure encore un certain malaise à chacun de nos Petits-Poucets de l'impressionnisme ; ils fredonnent à travers les murmures de la forêt, pour se donner une contenance. Mais ce n'est pas vous qu'on accusera jamais d'avoir eu peur de l'emphase !
– Les délicats sont malheureux ... et je crains que le goût tout récent du rare ou du simple n'ait encore une fois brouillé l'ironie française avec l'éloquence !
– Croyez-vous ? Les vastes événements ne renouvellent pas seulement les sensibilités individuelles et les consciences, mais l'image ou l'idée, qu'elles se font de ce qu'elles ont le plus passionnément aimé. Dorénavant, le nom de Wagner évoque uniquement la chevauchée des Walkyries retentissantes, la théorie barbare de ces jeunes déesses, ivres de carnage et de sanglante ambroisie. Votre nom, maintenant, sonne les pas de leurs chevaux sur les sommets, dans l'ouragan fulgurant des nuées ; votre nom dépeint les géants aux prises : Fafner assommant Fasolt, Hagen égorgeant Gunther et Wotan punissant la fille de son désir d'avoir trop bien compris l'énigme de son cœur. Wagner, en 1915, est devenu synonyme de bataille gigantesque et de cliquetis d'épées.
- Beau compliment, ma foi ! Portrait flatteur ! Autant m'accuser, mon cher Monsieur, des massacres de Belgique et de l'incendie de Louvain ! Autant dire que les flammes vengeresses du Walhall se sont communiquées à ces bibliothèques séculaires qu'un vieux sage de l'antique Egypte appelait le trésor de l'âme ! Pourquoi ne pas ajouter aussitôt que c'est mon bras qui brandit le marteau du dieu Thor sur les toits de vos cathédrales ? Vous possédez bien certains érudits pour faire remonter au Faust plus que centenaire de Goethe la responsabilité des heures présentes ! Et dire que pas un de vos prétendus mélomanes, qui brûlent aujourd'hui, sur un tel bûcher, ce qu'ils adoraient hier, ne s'est avisé de la signification vraie ,de la plus significative de mes œuvres ! Le Crépuscule des Dieux, la fin de nos vieilles divinités coupables, ce titre seul ne vous dit rien, déjà ? Le geste d'une ex-Walkyrie, rendant aux filles du Rhin l'Or maudit, ne vous paraît point symbolique ?
- Les artistes se garderaient bien d'assimiler votre héroïne aux voleurs de pendules...
- C'est quelque chose ! Et les dernières paroles de ma Brunnhilde ne vous suggèrent donc aucun doute sur mes prétendus crimes allemands ? II est vrai qu'au théâtre on n'entend pas un traître mot de ce que j'ai voulu proclamer dans une lueur d'incendie surnaturel ; on dirait qu'en ces mauvais lieux la musique est faite pour étouffer le verbe pensant sous ses caresses de femme et je savais si bien qu'une telle péroraison serait supprimée que je n'ai pas écrit de musique sur les trente vers qui résument la «moralité de mon quadruple drame. Que dit-elle, en effet, ma Brunnnilde ? " Vous, Jeunesse en fleur et survivante, retenez et comprenez mes paroles... La race des dieux a passé comme un souffle, le monde que j'abandonne est désormais sans maître : le trésor de ma science divine, je veux en faire part à l'univers. Ni l'opulence, ni l'or, ni la grandeur des dieux, ni maison, ni domaine, ni pompe du rang suprême, ni les liens fallacieux de tristes conventions, ni la rigoureuse loi d'une morale hypocrite ... dans la douleur comme dans la joie, seul nous rend bienheureux l'Amour ! " Elle chante l'Amour, le terrestre et divin Amour qui va s'épanouir comme une aurore boréale avec l'Humanisé naissante, sur les ruines calcinées de la toute-puissance, de la richesse mal acquise et de la force brutale ; et, dès qu'elle s'est tue, la Liebeserlösung, pure lumière, plane avec les premiers violons, divisés sur les sombres rumeurs de l'abîme... Dans le silence des voix, l'orchestre affirme que la mort volontaire de Brunnhilde exprime autre chose que l'enivrement de la destruction.
— Oui, la belle mélodie, presque italienne...
— Le mot, que vous voulez méchant, ne me blesse pas, car je n'ai jamais cessé de crier à mes compatriotes : " Du chant, du chant, Allemands que vous êtes !" Mais en vérité, Monsieur le dilettante, vous ne percevez là qu'une chaude mélodie, et ce sacrifice rédempteur ne vous éclaire pas encore sur les intentions du musicien-poète ? Et ce feu vengeur, ne projette aucun éclair sur l'Olympe ténébreux du crime ? Le premier qui m'ait compris, parmi tous vos critiques, après le génial et clairvoyant Baudelaire, a dit profondément : « C'est le but de toute grande tragédie de nous consoler de la mort des héros par les vérités qu'ils affirment (5)." Et ce devrait être aussi le résultat de ces grandes épopées, sonores de renseigner l'auditeur sur le dessein de l'auteur ! Mon décor, je vous l'accorde, est fort germanique mais, par delà l'antique mythologie nationale, ne pressentez-vous pas le jour mystérieux dont s'illumine, à ma voix, la vieille forêt de notre passé ? Ne lisez-vous pas la pensée religieuse, et toute chrétienne, qui survole, comme vous dites à présent, ces vieux mythes farouches ? A défaut même du livret, rappelez-vous les thèmes que, peut-être, vous n'entendrez, jamais plus, penchez-vous sur le miroir sonore de l'orchestre qui révèle hautement l'essence de ma pensée, vous sentirez alors ce qu'il y a d'universel et d'humain, de plus qu'allemand, dans mon œuvre. Aussi bien, une oeuvre de cette envergure dépasse-t-elle ses propres limites, comme la bonne peinture contient un au-delà mystérieux qui va plus loin qu'elle, comme la musique vraiment inspirée semble au-dessus de la musique ; on l'a dit de Beethoven, et peut-être accorderez-vous à son infatigable héritier d'avoir entrevu cette terre promise au poète.
— Un ami de Beethoven (6) a pu dire que, " si grand qu'ait été son art, son cœur lui était encore infiniment supérieur."
— Aussi l'ai-je toujours proclamé bien haut le plus grand de tous ! Voyez, cependant, combien l'oeuvre d'art et d'émotion dépasse le moi de son auteur et l'atmosphère de son temps, et comme elle triomphe tôt ou tard des préventions que le caractère du poète ou de sa race peut fournir aux palinodies de ses timides adorateurs ! L'oeuvre, comme l'arbre, a ses racines dans la terre fangeuse et ses mélodieux rameaux en plein ciel.
— " Nous avons perdu toute sentimentalité ", déclare l'Allemagne de 1915 par la bouche prosaïque du sous-homme qui croit remplacer le chancelier de fer en occupant son fauteuil.
— Eh bien ! mon œuvre a toujours dit le contraire : évoquez Senta, la pieuse Elisabeth, le vieil Hans Sachs qui ne veut pas s'avouer à lui-même son amour beethovénien pour la jeune Eva ; dans mon œuvre entier, dans l'oeuvre et la mission de ma vie, tout crie et chante renoncement, sacrifice et rédemption par l'Amour ; tout dit ce mot qui plaisait entre tous à votre poète souverain : Délivrance ; et la vague langue universelle de l'art musical ne fut-elle pas adoptée par une âme de poète pour élever son rêve au-dessus de toutes les contingences positives de l'espace et du temps ? Ce rêve supérieur, je ne trahis pas plus ma race en le définissant que vous ne trahissiez la vôtre en l'applaudissant. J'ajoute, Monsieur, que je vous sais un gré particulier de n'avoir pas invoqué, ce soir, certaines brochures que mes adversaires non musiciens ne manquent jamais de me jeter à la tête et j'espère que vous sentez silencieusement combien la pure envolée d'un compositeur domine la prose éphémère de ses écrits...
— On vous accuse ici d'avoir, dans l'ivresse de vos tardives victoires musicales, flatté l'instinct dominateur de votre race et vanté sa supériorité sur la décadence élégante de la vieille Europe.
— Un Français va-t-il me reprocher d'avoir été patriote ? Mon tort est d'avoir confondu la vie parisienne avec l'âme française ; mon erreur d'un jour fut celle de tout Allemand qui voyage ; en dépit d'Offenbach, l'esprit n'est pas fait pour nous mais le père de Lohengrin avait la hautaine conviction de faire la guerre au matérialisme.
— Aujourd'hui le matérialisme a changé de camp...
— Qu'y puis-je, et dois-je anéantir ou raturer mon œuvre qui chante pour toujours la romantique victoire de l'Idéal?
— Maître, on prétend que vous auriez signé des deux mains le manifeste de vos 93 intellectuels (7)...
— Et de quel droit y met-on ma signature posthume ? Pourquoi ? parce que mon fils l'a signé ? Ce pauvre Siegfried ! Il avait, pourtant quelques dispositions pour l'architecture...
Sur le front paternel avait glissé l'ombre d'un nuage... Il entendait sa Siegfried-Idyll, il revoyait la surprime faite à Mme Wagner sur le perron de Triebschen, l'intimité jaseuse d'un petit orchestre amical où Richter égrenait de rares notes de trompette tandis que l'espérance illuminait le matin, ce printemps du jour... Et moi je réfléchissais au danger de porter un grand nom : je pensais à, la Grèce de Léonidas et de Byron, " à la divine feuille de mûrier " où s'est épanouie la chrysalide de la conscience humaine (8), et menacée désormais par les déjections des corbeaux de Wotan ; je pensais à la Roumanie, trop oublieuse de ses ruines antiques et des Romains de Trajan ; je pensais à la rêveuse Allemagne que l'enthousiasme de la baronne de Staël n'a pas inventée, à l'Allemagne de Goethe, de Kant et de Beethoven, idéalement grisée d'avenir pacifique ou d'amour fraternel.
Nous nous taisions chacun dans notre songe. Richard Wagner arpentait fébrilement la nuit, du pas nerveux dont il se promenait avec son grand chien, dans l'ombre douce de Wahnfried. Brusquement, il marcha sur moi, tel le dieu voyageur arrêtant de son épieu le fer de Siegfried.
— Le manifeste des 93 a tout nié mais est-il absolument vrai, Monsieur, que le portail de Reims est méconnaissable ?
— Hélas !
—Alors, à mon Parsifal de vous crier pour moi qu'il rougit d'être allemand.
J'allais répondre. Il avait disparu. Mais, depuis ce rêve, j'aperçois constamment Beethoven et Wagner au camp des Alliés.
RAYMOND BOUYER.
(1) Depuis la rédaction de ces lignes, M. Camille Chevillard a courageusement inscrit la Symphonie héroïque à son premier programme et l'a magistralement dirigée devant une salle comble. C'est la première victoire française de Beethoven, en 1915. [Alexandre Camille Chevillard (1859-1923), compositeur et chef d'orchestre français. Comme chef d'orchestre, il privilégiait la musique des romantiques allemands (Wagner, Liszt...) et russes, n'ayant que peu d'estime pour celle de ses contemporains français, bien que dans les faits, il en ait dirigé beaucoup... Ndlr]
(2) Ce poète est Victor Hugo, dans William Shakespeare, en 1864.
(3) Voir Ma visite a Beethoven, parue, traduite en français par Duesberg, dans la Revue et Gazette musicale de Paris, 1840, n° 65, 66, 68 et 69.
(4) [Debussy. Ndlr]
(5) Schuré, Le Drame musical : Wagner.
(6) Schlosser, cité par M. Teodor de Wyzewa, dans Beethoven et Wagner.
(7) Le Manifeste des 93 (également intitulé Appel des intellectuels allemands aux nations civilisées) est un document de propagande daté du 4 octobre 1914 qui fut publié en Allemagne sous le titre Aufruf an die Kulturwelt (et traduit en français dans La Revue Scientifique du 2ème semestre 1914). Il exprime, au début de la Première Guerre mondiale, une réaction des clercs allemands aux accusations d'exactions — dommages collatéraux pourtant bien réels — portées contre l'armée allemande à la suite de l'invasion de la Belgique neutre. Il fut signé par 93 intellectuels allemands (d'où son nom). On retrouve principalement dans cette liste des prix Nobel, des scientifiques, des philosophes, des artistes, des médecins, et des enseignants de renommée internationale.
(8) Définition de la Grèce par Renan.
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