L’année 1859 est notamment marquée par les démarches que Richard Wagner entreprend afin d’obtenir sa réhabilitation en Allemagne. C'est ce qu'évoque un article publié dans Le Ménestrel du 14 septembre 1902, qui traduit une lettre que Wagner adressa à M. de Beust, premier ministre de Saxe, celui-là même qui organisa la répression à Dresde en 1849.
LE RECOURS EN GRACE DE RICHARD WAGNER
Le comte Friedrich-Ferdinand von Beust vers 1860 |
Après la catastrophe qui avait frappé Richard Wagner en 1849 et l'avait forcé de quitter non seulement sa place de chef d'orchestre à l'Opéra royal de Dresde, mais aussi le sol allemand tout entier, l'artiste s'était réfugié en Suisse. C'est dans ce pays qu'il avait écrit Tristan et Yseult et une grande partie, plus de la moitié, de son oeuvre capitale l'Anneau du Nibelung ; c'est aussi en Suisse qu'il avait lentement mûri dans son esprit les Maîtres chanteurs de Nuremberg, avant d'en commencer plus tard la partition. Wagner se disait avec raison que la représentation de ces œuvres ne pouvait être réalisée par personne en dehors de leur auteur. Il est vrai que Liszt avait mis en scène Lohengrin de façon brillante, mais cette oeuvre ne différait pas tellement, dans sa conception, des opéras du répertoire courant qu'un artiste comme l'ami de Weimar, une âme-sœur sous tous les rapports, n'ait pu s'identifier avec les intentions mêmes de l'auteur. Quant aux nouvelles œuvres que nous venons de citer, leur style était si différent de tout ce qu'on avait vu alors sur les scènes lyriques, elles représentaient à ce point un nouvel idéal d'art que Wagner ne pouvait laisser à personne la tâche et la responsabilité de leur mise à la scène.
Or, le retour en Allemagne ne lui était pas possible. Dix ans après la révolte de 1849, Wagner passait encore à la cour de Dresde pour un malfaiteur dangereux ; on y croyait même fermement que l'ancien chef d'orchestre de l'Opéra royal avait eu l'intention de mettre à feu et à sang le palais des princes. Le premier ministre de Saxe, M. de Beust, le même que son souverain céda après Sadowa à l'Autriche, où il fut nommé chancelier de l'Empire, s'était plu à répandre ce bruit. On a vu plus tard, et le dossier de l'instruction criminelle le prouve, que rien n'était plus faux que cette accusation ; on a même appris que la part que Richard Wagner avait prise dans les événements du mois de mai 1840 à Dresde était loin d'être aussi importante que ses ennemis le prétendaient. Mais encore en 1859 on était fortement irrité contre l'artiste à la cour de Saxe, et on comprend facilement que le roi ne voulût pas gracier son ancien chef d'orchestre puisque le premier ministre le considérait comme un incendiaire. Et par suite, toute l'Allemagne, tous les pays englobés dans la Confédération germanique de cette époque, même une partie de l'Autriche, étaient fermés au malheureux artiste.
Dans ces conditions, Richard Wagner prit la résolution de demander sa grâce par une requête adressée à M. de Beust, premier ministre de Saxe. Le brouillon de cette requête, qui vient d'être publié pour la première fois dans la revue Die Musik par M. Gustave Schoenaich, beau-fils du docteur Standthartner, qu'on doit compter parmi les plus dévoués amis de Richard Wagner, est excessivement intéressant. Car l'artiste ne s'y disculpe pas, il n'implore pas non plus la grâce de son souverain, mais il révèle au ministre, qui était moralement peu digne d'une si grande confiance, son état d'âme et les nécessités de son art; il plaide sa cause sous ce seul point de vue. Dans ce brouillon, qui ne doit pas différer beaucoup de la requête envoyée au ministre, voici ce que dit Richard Wagner :
Excellence,
Comme je dois supposer que mon attitude inconsidérée pendant les excitations politiques de l'année 1849 et les accusations soulevées contre moi en suite de ma conduite pendant la regrettable catastrophe du mois de mai, ainsi que le fait que j'ai cru devoir me soustraire par la fuite à ces accusations, ne vous sont pas restés inconnus, je crois devoir encore mentionner, pour caractériser ma situation actuelle, que je n'ai pas, malgré l'intervention de plusieurs souverains et ma requête personnelle (1) exprimant le sentiment de mon repentir sincère, obtenu de la grâce de Sa Majesté l'abolition de l'instruction criminelle ouverte contre moi, ni l'autorisation de revenir en Allemagne sans encourir aucune pénalité. On m'indique — quoique indirectement — comme cause de cet insuccès regrettable, la décision de Sa Majesté prise pour tous les cas se rattachant aux événements de 1849, à savoir que la grâce ne serait accordée qu'à ceux qui se seraient soumis d'abord à une instruction criminelle et à un jugement (2). J'ai donc beaucoup à regretter de ne m'être pas présenté au tribunal bien auparavant, et mieux encore immédiatement après les événements susdits: mais à cette époque j'en étais empêché par mon état persistant d'exaltation — qui m'a quitté complètement depuis bon nombre d'années, — et je le regrette d'autant plus que, d'après ce qu'on a entendu des accusations soulevées contre moi, j'eusse été en mesure d'obtenir sinon un acquittement complet, du moins un jugement bénin. Dix ans ont passé depuis et je suis changé si entièrement et d'une façon tellement significative, notamment en ce qui concerne mes convictions politiques, qu'il me serait très difficile et très pénible de subir des interrogatoires sur des choses et des événements qui ne flottent plus devant moi que comme des ombres et dont les détails ne sont pas restés clairement dans ma mémoire. Je me suis examiné sous ce rapport et il me serait absolument impossible de donner une réponse nette et sans contradictions à la plupart des questions qu'on m'adresserait, de sorte que je ne pourrais répondre sur beaucoup de points autrement que par l'aveu de ne plus en avoir un souvenir distinct. Ce qui me confirme surtout dans ces craintes, c'est précisément ce qui m'expose pour tout mon avenir personnel à un danger décisif, c'est-à-dire l'état de ma santé.
Sous l'influence déprimante d'un éloignement total de l'exercice pratique de mon art qui m'est quelquefois si nécessaire et salutaire, depuis dix ans enfin, ma constitution nerveuse est devenue d'une irritabilité si extraordinaire que je ne dois le maintien à peu près tolérable des fonctions organiques de mon corps qu'à la plus soigneuse observation des prescriptions du médecin. Malgré cela, ma maladie a récemment pris de nouveau des proportions telles qu'un changement d'air salutaire qu'on m'avait ordonné et que le climat de Venise m'offrit, avait seul pu améliorer un peu mon état d'inaptitude presque totale au travail.
Cette considération a aussi décidé récemment Son Altesse Imp. et Roy. l'archiduc, gouverneur général du royaume lombardo-vénitien (3), de suspendre l'arrêté d'expulsion, — pris contre moi, comme je dois le présumer, sur la demande du gouvernement de Saxe, — en se basant sur les certificats des médecins confirmant mon état de souffrance. Comme, pour des motifs divers et par égard pour ma femme si fortement éprouvée, je dois vivement désirer mon retour en Allemagne, j'ai encore une fois consulté mes médecins pour savoir si je pourrais me soumettre, sans un grave danger pour ma santé, aux excitations et aux émotions profondes des interrogatoires d'un juge d'instruction et de l'inévitable privation de ma liberté pendant un laps de temps plus ou moins long. Avec la plus grande énergie on m'a enjoint d'abandonner ce projet si je ne voulais pas exposer ma santé une fois pour toutes dans une mauvaise passe incurable. Le médecin, qui me connaît ainsi que mon irritabilité nerveuse, laquelle paralyse facilement toutes mes fonctions organiques, est convaincu que je ne pourrais pas me soumettre aux chances de la procédure criminelle sans compromettre à tout jamais ma santé.
Je m'adresse donc aux sentiments bienveillants et humanitaires de Votre Excellence avec cette humble requête do prendre en considération, avec sympathie, ma situation présente et de vouloir présenter à Sa Majesté un rapport favorable. Je me soumettrai complètement à ma rentrée aux conditions que Sa Majesté m'aura prescrites au point de vue de la justice. Je reconnais, comme déjà depuis des années, avec un repentir sincère, mon attitude punissable ainsi que la justice de la procédure observée envers moi, mais je prie S. M. très humblement de vouloir, en considération spécialement gracieuse de ma santé délabrée qui exclut pour moi les conditions générales de la grâce comme destructives, me faire remise de ces conditions par exception et uniquement par égard pour ma santé, afin que je puisse bénéficier de la grâce royale, sans me rendre à tout jamais misérable et incapable de tout travail artistique futur. Ainsi que je ne cesserai jamais de reconnaître cette faveur comme un bienfait vital et suprême et de vivre plein de gratitude dans ce sentiment, ainsi je resterai à tout jamais très profondément obligé à Votre Excellence pour sa bienveillante intercession qui obtiendrait certainement le résultat désiré et je m'appliquerai sérieusement et chaleureusement à lui en donner en tout temps des preuves.
Avec l'expression de ma très haute vénération et de mon dévouement, je reste de Votre Excellence ...
Il ne faut pas attribuer beaucoup d'importance aux phrases pleines de déférence dont cette requête de Richard Wagner est émaillée; ces phrases protocolaires étaient alors d'un usage courant en Allemagne et le sont encore dans ce pays où sévit la manie des titres et le respect de toute hiérarchie estampillée par l'État. Ce qui est bien plus intéressant, c'est l'aveu du maître que ses convictions politiques avaient totalement changé pendant son exil en Suisse, pays libre pourtant et démocratique. Cet aveu n'a pas été fait au ministre pour les besoins de la cause; il faut le considérer comme absolument sincère. Dans sa solitude, l'artiste exilé a dû souvent méditer sur l'état social au point de vue de son art; il a été sans doute frappé par cette idée que son art devait, par son essence même, rester le privilège d'une élite. Les utopies généreuses mais irréalisables de 1848, qui ne sont plus honorées aujourd'hui que par les rares « vieilles barbes o qui survivent, ont été alors abandonnées par l'artiste dont l'esprit s'était affiné et aiguisé dans les études philosophiques. Ses relations amicales avec le roi Louis II de Bavière, le Mécène si longtemps cherché et enfin trouvé au moment le plus difficile de sa vie, avec lequel il traitait presque d'égal à égal, prouvent d'ailleurs que Richard Wagner, tout en dépouillant après réflexion le vieil homme qu'il était en 1848, n'avait cependant nullement épousé les sentiments obséquieux qu'un Goethe ou qu'un Liszt, par exemple, professaient avec ostentation pour les têtes couronnées et les princes du sang. 0. BN.
(1) Le grand-duc de Weimar, sur la demande de Liszt, et le grand-duc de Bade avaient personnellement prié le roi de Saxe de gracier Richard Wagner, qui avait auparavant adressé une requête au roi avec un insuccès complet.
(2) Cette décision royale s'explique en partie par le fait que le roi Jean de Saxe, qui régnait alors, était un des premiers jurisconsultes d'Allemagne et n'envisageait par conséquent même le cas Wagner qu'à un point de vue purement juridique.
(3) C'était, à cette époque, l'infortuné archiduc Maximilien, devenu plus tard empereur du Mexique. Les provinces italiennes de l'Autriche n'étaient pas comprises dans la Confédération germanique, d'où la nécessité d'un arrêté spécial d'expulsion.
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