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jeudi 8 août 2019

Opéra et drame de Richard Wagner (Réédition de 1869). Une critique de 1869 (Deuxième partie).

Pour lire la première partie du feuilleton de J. Weber, cliquer ici.

En 1869, l'éditeur lipsiote J.-J. Weber publiait une édition revue d'Opéra et drame de Richard Wagner, un ouvrage qui est considéré comme l'œuvre théorique la plus complète et la plus importante du compositeur. Wagner l'avait rédigé de septembre 1850 à février 1851 alors qu'il était en exil à Zurich et l'avait dédiée à son ami Theodor Uhlig. Plus tard, il publia cet ouvrage volumineux dans les volumes trois et quatre de ses écrits. Richard Strauss le tenait en grande considération, il le désigna comme "le livre de tous les livres sur la musique" ("das Buch aller Bücher über Musik").

Nous avons retrouvé les deux articles du Temps qu'il consacra à Opéra et drame et que ce journal publia dans ses éditions des 16 et 31 août 1869.

Rappelons que la presse française (et belge) de 1869 s'intéressa abondamment à l'oeuvre de Wagner en raison notamment de la création parisienne de Rienzi en avril de cette année, mais aussi du voyage munichois de plusieurs journalistes français (Catulle Mendès, Judith Mendès-Gautier, Villiers, Albert Wolff, Léon Leroy, etc,) partis en Bavière pour rendre compte de la création de l'Or du Rhin (Voir le livre Les Voyageurs de l'Or du Rhin que nous avons publié à ce sujet). La réédition augmentée du Judaïsme dans la musique la même année, puis sa traduction en français, avait elle aussi attiré l'intérêt du public francais pour l'oeuvre du musicien, en même temps qu'elle suscitait la polémique..

Voici le deuxième article de Weber. 

FEUILLETON DU TEMPS DU 31 AOÛT

CRITIQUE MUSICALE

Opéra et Drame, de Richard Wagner. (Fin. V. le Temps du 17 août.)

Selon la division qui se présentait naturellement, Wagner a partagé son ouvrage Opéra et Drame, en trois sections. La première contient un aperçu critique des transformations de l'opéra (c'est celle dont je me suis occupé dans mon dernier feuilleton) la deuxième concerne la poésie dramatique, et la troisième « la poésie et la musique dans le drame de l'avenir », c'est-à-dire le drame musical tel qu'il devra être pour devenir une création parfaitement logique et artistique. Antérieurement déjà, Wagner avait publié un petit écrit intitulé L'œuvre d'art de l'avenir; ce fut l'origine des plaisanteries sur « la musique de l'avenir », et que vous prendrez pour ce qu'elles valent.

D'après Wagner, les deux extrêmes de la poésie dramatique sont marqués par Shakespeare et la tragédie classique française, surtout celle de Racine. L'histoire est l'image aussi exacte que possible de la vie humaine ; le roman en est la représentation artistique. Le drame de Shakespeare, c'était le roman condensé sous forme théâtrale. Au temps du poëte anglais, la scène était tendue de tapis ; une inscription placée sur un tableau qu'on pouvait remplacer facilement par un autre, indiquait si l'action se passait dans un palais, une rue, une forêt, des champs ou ailleurs. De là viennent les fréquents changements de scène qu'on évite aujourd'hui en mutilant les œuvres de Shakespeare. Le classicisme français nous offre l'autre extrême, par l'effet d'une application inintelligente de la théorie d Aristote, Grâce aux trois unités, dont une seule est nécessaire, l'action théâtrale est presque entièrement reléguée dans la coulisse ; le spectateur est dédommagé en beaux discours et en anachronismes.

Goethe commença par un drame sous forme shakespearienne, Goetz von Berlichingen; il passa, d'un sujet à un autre, jusqu'à la tragédie antique, jusqu'au drame purement littéraire. Wagner suit de la même manière Schiller dans ses œuvres dramatiques, afin de prouver que le rival de Gœthe a également flotté «entre ciel et terre », c'est- à-dire entre la forme antique et le roman réaliste moderne. Telle est aussi la situation de la poésie dramatique actuelle. Le but de la longue dissertation de Wagner, où les considérations politiques jouent un rôle nécessaire, c'est de montrer que l'histoire est peu propre à la poésie dramatique, parce qu'elle n'est histoire qu'à la condition d'être aussi exacte, aussi fidèle que possible, tandis que le théâtre répugnant aux longs développements, ne permet qu'un petit nombre de changements de scène, exige une action serrée, et n'admet par conséquent qu'une représentation incomplète ou dénaturée des personnages historiques ; enfin parce que, dans l'histoire, les institutions politiques, les préjugés, les fausses idées religieuses jouent un rôle capital au préjudice des sentiments purement humains. En tout cas, ce serait se méprendre étrangement de vouloir employer un art aussi idéal que la musique à une représentation historique ou, pour mieux dire, l'histoire ne devient propre au drame musical que sous la forme altérée, mais simplifiée et poétisée que lui donne l'imagination populaire dans le mythe. Par exemple, supprimez le sphinx, tout le mythe d’Oedipe, depuis son parricide jusqu'à la mort d'Antigone, peut reposer sur des faits vrais ; mais les personnages sont devenus des figures idéales ; ce qui domine, c'est le désespoir d'Œdipe, la haine des frères issus d'une union incestueuse, et le sublime dévouement d'Antigone. Naturellement, il ne s'agit point de mettre simplement un mythe sous forme théâtrale ; le poëte le remaniera pour l'approprier aux besoins de l'art moderne, ou il le créera lui-même. Ce que je viens de dire ne suffit pas à expliquer la prédilection de Wagner pour le mythe ; il faut y ajouter les ressources qu'offre le merveilleux à l'idéalisation des personnages, pour les faire plus grands que nature. Nous avons tous un grand penchant pour le merveilleux ; mais il y a là un écueil dont Wagner ne me paraît pas avoir assez tenu compte. « Le merveilleux dans une œuvre poétique, dit-il, diffère du miracle appartenant au dogme religieux, en ce que celui-ci est la négation de la nature des choses, tandis que celui-là ne fait que la rendre plus saisissable à notre sentiment. » La difficulté consiste précisément à employer le merveilleux pour seconder le développement des sentiments et des caractères, et non pas pour le contrecarrer ou le dénaturer violemment, de la même manière que le miracle chrétien détruit la liaison naturelle des causes et des effets. Je vais en donner une preuve : l' Anneau du Nibelungen (1) choque par certains côtés le goût français ; quelques parties peuvent être critiquées au point de vue scénique ; mais c'est une œuvre d'une originalité incontestable, et qu'il faut bien se garder de juger, contrairement aux intentions de l'auteur lui-même, comme un opéra ordinaire. L'intrigue de la dernière partie repose tout entière sur un quiproquo causé par le merveilleux. Siegfried a franchi le mur de feu qui enferme Brunehilde ; ils s'aiment, et tous les deux sont les plus beaux personnages du drame. Mais Siegfried arrive chez le roi Gunther : celui-ci a entendu parler de Brunehilde et voudrait la posséder ; sa sœur s'éprend de Siegfried, et lui fait boire un philtre qui lui donne l'oubli du passé. Pour gagner la main de Gutrune, Siegfried s'engage à traverser de nouveau le feu. Au moyen de son casque magique, il prend la forme de Gunther, et amène à celui-ci Brunehilde pour femme. Jugez du désespoir de Brunehilde, de son indignation et de l'irritation de tous les personnages, lorsque la Walkyrie réclame Siegfried comme son véritable époux. Le philtre me paraît ici un moyen plus commode que légitime de compliquer l'action. La malédiction attachée à l'anneau magique n'est pas une excuse ; la question reste la même. Le philtre est le Deus ex machina embrouillant les choses au lieu de les débrouiller.

Je reviendrai à une autre occasion sur les principales idées de Wagner concernant la poésie dramatique ; pour le moment, la partie musicale de son livre m'importe le plus. Mais avant de vous dire définitivement ce que c'est que « la musique de l'avenir », il me faut fixer quelques points essentiels et qui ne sont nullement hors de discussion. L'opéra, et en général l'union de la poésie et de la musique, est-ce une forme rationnelle de l'art ? Cette question en suppose une autre : la musique par elle-même a-t-elle un sens, est-elle un art expressif ? Vous savez que grâce à l'orgie d'airs de danse qu'on appelle l'école française actuelle, il est fort à la mode de répondre par la négative. S'il en est ainsi, si la musique n'est que plus ou moins agréable à entendre, elle ressemble à une personne jolie, agréable à voir, mais ne sachant pas dire deux mots raisonnables. Mettre des paroles en musique revient à faire apprendre à cette jolie oie des phrases, des discours pour déguiser sa stupidité. Si le texte musique est oeuvre d'un vrai poëte, on le profane : si l'on ne met en musique que « ce qui ne peut pas être dit », on ajoute zéro à zéro pour faire un entier.

Il est donc entendu, pour mes lecteurs et pour moi, que la musique peut exprimer les sentiments et les caractères, en tant que ceux-ci se manifestent par les sentiments. Ces deux points sont inséparables si la musique ne pouvait faire chanter donna Anna autrement que Zerline, Juliette autrement que des marionnettes d'opéra-comique, ce ne serait pas la peine qu'elle s'en mêlât.

Commençons par écarter le mélodrame. Exécuter des morceaux de musique pendant des scènes parlées est, selon l'observation très juste de Wagner, aussi absurde que de le faire pendant qu'on mettrait sous les yeux des auditeurs des tableaux dont la musique serait censée fortifier l'expression. Si le dialogue subsiste dans l'opéra-comique, c'est d'abord parce que le public, comprenant peu les paroles chantées, aime à suivre l'action à l'aide de scènes parlées ; c'est ensuite parce que l'assaisonnement d'une prose facétieuse ne lui déplaît pas ; c'est enfin parce que ce mélange hétérogène donne plus de facilité aux vaudevillistes de faire passer leurs farces pour des opéras.

La musique est un art expressif; mais si elle peut donner une expression suffisante par elle-même, à quoi servent les paroles dans la musique vocale ? Et si la poésie seule peut donner au drame toute sa puissance, à quoi lui sert la musique ? Beaucoup de gens regardent l'opéra comme un genre bâtard ; ils n'ont pas tout à fait tort pour l'opéra usuel.

Dira-t-on que la musique ne peut exprimer les sentiments que d'une manière générale ; que cette expression ne peut être bien saisie que par les personnes ayant fait une étude spéciale de la faculté expressive de la musique, mais que l'immense majorité du public étant peu ou superficiellement musicienne, ou ne l'étant pas du tout, a besoin d'un texte explicatif ? En ce cas, MM. les versificateurs sont bien bons de nous servir de cicérones, et les vrais poètes ont raison de dédaigner cet humble métier. Quant au compositeur, il se trouve dans la situation d'un peintre qui, pour rendre son barbouillage intelligible, serait obligé de mettre dans la bouche des personnages une bande contenant les paroles qu'ils sont censés dire, ou bien d'écrire sous telle figure informe « Ceci est un arbre », sous telle autre « Ceci est une maison» ; sous une troisième « Ceci est un cheval », et ainsi de suite. Les mélodies sans paroles abondent aujourd'hui ; les auteurs d’œuvres pareilles ne se doutent pas qu'ils font une satire ; car à quoi leur serviraient des paroles, puisque leurs mélodies s'en passent, tout en ressemblant comme deux gouttes d'eau aux mélodies avec paroles ? M. F. Hiller a même écrit toute une « opérette sans paroles. » Si le sens d'un morceau n'est pas assez clair par lui-même, un simple titre suffira pour l'expliquer, et, à ce point de vue, la symphonie pastorale est une œuvre beaucoup plus rationnelle que Fidelio. La divinité qui préside aux destinées de l'opéra, c'est la mélodie absolue, celle qui ne perd rien à se passer de paroles, ou qui même s'en soucie peu. Ce n'est pas à dire qu'on dédaigne la musique purement dramatique ; mais si, dans un opéra, il n'y a pas une ample dose de mélodies qu'on puisse agréablement jouer sur la flûte ou le violon, transformer en pas redoublés, en valses on en quadrilles, la condamnation "Pas de mélodie!" ne manque jamais. Gluck lui-même a dû principalement son succès, en France, à ce que ses mélodies étaient conformes au goût du public ; aujourd'hui, il se trouve que ce ne sont pas des mélodies absolues; aussi Alceste et Iphigénie en Tauride ont-elles causé de l'ennui à la plupart des gens. Certains mêmes disent que ce n'est que de la déclamation. L'expérience m'a encore appris à me méfier des fanatiques de Mozart ; le plus souvent ils ne cherchent dans ses œuvres que des mélodies mielleuses et absolues. C'est ainsi que partout on dénature le duo Là ci darem, parce qu'on le traite en mélodie absolue ; la dernière partie du morceau devient un niais air de quadrille. Weber non plus ne trouverait point grâce, s'il n'avait pas mis dans le Freischütz et Oberon un bon nombre de mélodies absolues.

Au reste, le public prend généralement fort bien son parti sur les contresens occasionnés par la mélodie absolue, pourvu qu'elle lui plaise; il ne s’aperçoit même pas des mystifications continuelles qu'elle produit. Je vais en citer deux exemples remarquables. Tout le monde sait par cœur le passage de Guillaume Tell « O Mathilde, idole de mon âme, etc. » A voir le texte, il semble qu'Arnold est décidé à vaincre sa flamme, et qu'il donne seulement un regret à l'objet de son amour. La mélodie, au contraire, avec ses jolis triolets dit « O Mathilde, idole de mon âme, » et pas un mot de plus. Quant à la dislocation des paroles « II faut donc ... vaincre ma fla...mme, » c'est une des libertés indispensables à la mélodie absolue.

Un des plus célèbres morceaux de Don Juan, c'est le trio des masques. Nous avons pu amplement constater que s'il n'est pas exécuté purement, il manque tout son effet, tandis que d'autres morceaux, médiocrement rendus, restent suffisamment intelligibles. Voulez-vous en savoir la cause? Songez à la situation douloureuse de donna Anna, de donna Elvira, de don Ottavio, et dites si la musique de Mozart y répond. C'est un délicieux morceau de musique absolue et italienne, mais dont pas une phrase n'a de rapport avec le sens des paroles. Ici, du moins, il n'y a pas de la faute du poète mais, de même que le bon Homère, Mozart parfois sommeille doucement. J'en ai dit assez pour prouver que si l'opéra doit être une forme rationnelle de l'art, il faut, d'une part, que la musique y soit étroitement liée aux paroles, et ne puisse pas s'en passer impunément ; d'autre part, que les paroles ne jouent pas le rôle d'un simple texte explicatif. Mais ce ne serait pas assez de démontrer que cette forme est possible il s'agit de savoir si elle est nécessaire ; ce ne serait pas assez non plus d'une simple juxtaposition du texte et de la musique, il faut entre eux une union aussi intime que possible. Pour atteindre ce double but, Wagner analyse la nature de la musique et de la poésie. Voici ses conclusions: Tous les arts tendent à un même but, mais chacun a ses moyens propres et ses limites, qu'il ne saurait dépasser sans s'égarer et tenter l'impossible. Par exemple la musique, lorsqu'elle ne veut pas se borner à exprimer les sentiments, et quelle veut peindre réellement les objets, empiète sur d'autres arts et tombe dans l'absurde, quoique les plus grands compositeurs n'aient pas toujours dédaigné la musique imitative et descriptive. Le privilège de la musique, c'est d'être l'expression la plus directe des sentiments, mais cette expression laisse à désirer en précision. Le langage parlé, au contraire, a le plus de précision ; mais plus il s'est éloigné de son origine, plus il est devenu l'organe de l'entendement et de l'intelligence ; il n'exprime pas réellement les sentiments, il ne fait que les décrire ou les indiquer. « Je vous aime » peut rendre des sentiments très divers ; c'est le ton qui fait la chanson, comme on dit vulgairement. Tous les artifices qui constituent la poésie n'ont d'autre but que de donner au langage parlé la forme la plus propre pour agir sur les sentiments par l'intermédiaire des sens et de l'imagination.

Il résulte de là qu'arrivées à un certain point, la poésie et la musique éprouvent le besoin de s'unir pour se compléter l'une par l'autre. A cet effet, il ne suffit pas de choisir une action assez simple, de développer suffisamment dans le texte « les motifs intérieurs, » c'est-à-dire les sentiments et les passions, d'employer un langage poétique concis, il faut encore que le texte prenne une forme aussi musicale que possible, jusque dans ses détails. Wagner rejette la rime ; j ai dit plus d'une fois qu'elle n'a rien à faire en musique, elle n'y engendre que des sottises. Il condamne également les vers métriques de certaines langues modernes, par exemple de la langue allemande. Ce ne sont que de mauvaises imitations de la poésie antique.

Le rythme d'un vers grec était un rythme essentiellement musical, d'où sa grande richesse ; les vers allemands, au contraire, reposent sur une prosodie, en partie, très arbitraire ; lorsqu'on veut observer les valeurs fictives des syllabes, c'est-à-dire scander les vers, le débit devient insupportable ; il faut absolument les dire comme de la prose. La valeur dominante dans la prosodie moderne, ce doit être l'accentuation ; or, celle-ci change selon le sens des phrases. Par exemple, dans la phrase que j'ai citée plus haut « II faut donc vaincre ma flamme. » il y a deux syllabes fortes ou accentuées, celles qui sont en italiques. Ce n'est pas tout encore. Pour donner à ses vers libres une harmonie véritablement poétique et musicale, Wagner remonte à l'origine des langues, et que comment leurs principaux éléments turent d'abord le produit direct des impressions et des sentiments éveillés dans l'homme par les objets extérieurs. La poésie populaire lui indique le moyen d'obtenir l'harmonie cherchée, au moyen d'allitérations, et, en général, par le choix des voyelles et des consonnes, selon l'analogie ou l'opposition des sentiments. Son procédé ne s'applique d ailleurs qu'à la langue allemande, parce que, dans celle-ci, les syllabes radicales ont gardé une importance qu'elles n'ont plus en français, où l'accent tombe généralement sur la dernière syllabe valable d'un mot, c'est-à-dire n'étant pas muette. Cependant, en suivant les principes fondamentaux de Wagner, il ne serait pas impossible d'opérer la même réforme dans toutes les langues, en supposant que quelqu'un voulût la tenter (2).

La mélodie, par son caractère, ses inflexions, ses modulations, s'adaptera fidèlement aux paroles, de manière à se fondre le mieux possible avec elles, sans les dénaturer aucunement. C'est une liaison plus étroite que dans la musique de Gluck. Ne vous imaginez pas que cette mélodie soit de genre nouveau; Wagner cite certaines parties du finale de la neuvième symphonie de Beethoven, et vous vous rappelez ce qu'il a dit d'Euryanthe et du duo du quatrième acte des Huguenots.

La réforme complète du texte, l'union intime des paroles et de la mélodie, la variété rythmique qui en résulte, sont le premier point essentiel dans ce qu'on appelle la troisième manière de Wagner. Le second point concerne la forme du drame lyrique. Wagner rejette le moule conventionnel d'opéra auquel le texte est forcé de s'adapter tant bien que mal ; le drame doit suivre son développement libre et logique ; la forme de 1 œuvre n'en doit être qu'une conséquence ; elle deviendra ainsi plus vraie et plus riche. Les formes arrêtées ne sont pas seulement le fléau de l'opéra, mais aussi du ballet. Raisonnablement, le maître de ballet devrait composer les pas selon son esprit inventif et selon l'action de la pièce, puis le musicien devrait en écrire la traduction musicale. Au contraire. celui-ci fait des airs de danse ressemblant la plupart à des airs populaires et rebattus la danse et la pantomime s'y appliquent comme elles le peuvent d ou la pauvreté et l'incohérence de nos ballets en général.

Wagner ne veut pas non plus qu'on traite un être humain comme un simple instrument de musique polyphone dans les morceaux à plusieurs parties, chaque personnage doit garder son individualité. C'est faire le procès aux bruyants morceaux d'ensemble et restreindre l'emploi du chœur à un petit nombre de cas. Dans tout l'Anneau dit Nibelungen le chœur se rencontre peu.

De l'usage de traiter la voix comme un simple instrument de mélodie absolue et de musique harmonique, est venu aussi l'habitude de la faire doubler par les instruments de l'orchestre. Cet abus est encore condamné par Wagner. En effet, du moment où le texte et la mélodie ont une importance à peu près égale, pourquoi doubler la mélodie sans doubler les paroles ? L'orchestre doit garder un rôle distinct et subordonné; il donnera à la mélodie son complément harmonique nécessaire ; il la soutiendra et la rappellera selon la liaison logique des scènes.

Wagner critique la manière ordinaire de faire les ritournelles, l'ouverture et les entr'actes. L'unité des thèmes doit être donnée dans le drame même, et non pas dans l'ouverture qui, en guise d'extrait ou de résumé, devrait logiquement être exécutée à la fin de l'opéra, et non pas au commencement. Le prélude instrumental ne doit exprimer qu'un pressentiment, c'est-à-dire l'attente vague d'un sujet encore inconnu. C'est en rappelant une mélodie entendue dans une circonstance précise que l'orchestre peut éveiller des idées. Son rôle général est de dire à l'oreille ce que la pantomime de l'acteur dit aux yeux, d'où la nécessité pour celui-ci do jouer avec le même soin qu'il doit chanter et articuler les paroles.

En un mot, tous les efforts de Wagner vont à créer un drame poétique et musical d'une parfaite unité, et dont la forme et les éléments sont subordonnés au but suprême l'expression des sentiments et des caractères et la gradation énergique de l'effet dramatique.

Je me contenterai de ces observations générales. Ma seule intention a été de montrer que le livre de M.Wagner n'est rien moins qu'une élucubration dont on puisse se débarrasser par quelques plaisanteries, par des banalités ou de creuses divagations, surtout quand on ne l'a ni lu ni mûrement examiné. « Celui qui m'a compris, dit l'auteur dans sa conclusion, comme si j'avais voulu établir un système arbitraire auquel désormais le poète et le musicien (3) devront se conformer, celui-là n'a pas voulu me comprendre. Celui qui s'imaginera que ce que j'ai pu dire de nouveau repose sur une pure hypothèse, et n'est pas identique à l'expérience et à la nature du sujet traité, celui-là ne pourrait pas me comprendre, lors même qu'il le voudrait. » En effet, il n'y a point là de système ou si vous aimez mieux, il n'y en a qu'en tant que chacun se fait le sien. Est-il donc défendu à un peintre de réfléchir sur la nature et le but de son art, et Schiller a-t-il été moins grand poëte parce qu'il était philosophe et auteur d'écrits esthétiques ? Je pense plutôt que c'est précisément le malheur des musiciens de ne point réfléchir assez sur leur art, et de se fabriquer de misérables petits systèmes pour leur usage personnel. D'ailleurs, si rationnels que soient les principes d'un art, dès qu'on en arrive à la pratique, le génie de l'artiste reprend ses droits, parce que ces principes ne sauraient avoir qu'une valeur générale ; la difficulté réelle consiste dans leur application. On aurait eu beau dire à Gluck que ses opéras étaient mauvais, il aurait soutenu que ses principes n'en étaient pas moins vrais. Wagner également doit être moins choqué du mal qu'on dit de sa musique, même de celle de sa troisième manière, que d'être traité comme l'ogre musical par excellence, tandis que ses intentions sont les plus pures, et qu'il a la certitude d'avoir raison, du moins pour l'essentiel. Dans la Lettre sur la musique, il semble tenir en trop grande estime l'intelligence musicale du public ; c'est pour cette raison que je lui avais reproché de tenter l'impossible. Dans Opéra et Drame, au contraire, il prend le public pour ce qu'il vaut, et déclare que ce n'est pas à des chanteurs d'opéras, habitués à massacrer ou à supprimer les paroles, qu'on peut confier l'exécution d'un drame musical où le texte est de première nécessité.

Un jour, un journal reprochait à M. Gounod d'avoir dit que «Wagner avait tracé un sillon de feu. » M. Gounod aime les images, témoin le couteau de l'insuccès qui a tranché les jours de sa tendre Colombe. Sa pensée, néanmoins, est vraie au point où en sont l'art, le public et les chanteurs, la réforme demandée par Wagner est trop radicale pour recevoir une large application, mais ses idées ne manqueront pas de porter fruit. Sous ce rapport, il a travaillé en effet pour l'avenir comme d'autres l'ont fait.

J. WEBER.

(1) Un volume in-12. Leipzig, 1863, chez J. J. Weber.
(2) Voici un exemple pris au hasard dans l'Anneau du Nibelungen
Wie Wunder tönt, was wonnig du singst;
doch dunkel dünkt mich der Sinn.
Deines Augen Leuchten seh' ich licht;
deines Atems Wehen fühl' ich warm:
deiner Stimme Singen hör' ich süß:
doch was du singend mir sagst,
staunend versteh' ich's nicht.
(3) Est-il nécessaire de dire que Wagner ne prétend aucunement que le poète et le musicien doivent être une seule et même personne ? 

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