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mercredi 7 août 2019

Opéra et drame de Richard Wagner (Réédition de 1869). Une critique de 1869 (Première partie).

En 1869, l'éditeur lipsiote J.-J. Weber publiait une édition revue d'Opéra et drame de Richard Wagner, un ouvrage qui est considéré comme l'œuvre théorique la plus complète et la plus importante du compositeur. Wagner l'avait rédigé de septembre 1850 à février 1851 alors qu'il était en exil à Zurich et l'avait dédiée à son ami Theodor Uhlig. Plus tard, il publia cet ouvrage volumineux dans les volumes trois et quatre de ses écrits. Richard Strauss le tenait en grande considération, il le désigna comme "le livre de tous les livres sur la musique" ("das Buch aller Bücher über Musik").

L'éditeur J.-J. Weber (1803-1880) était aussi un critique musical parfaitement bilingue qui en 1869 publiait ses critiques en feuilleton dans le quotidien parisien Le Temps. Entre 1825 et 1830, Weber avait travaillé aux éditions J.J. Pachoud à Genève, Firmin Didot Frères à Paris, Breitkopf & Härtel à Leipzig, ainsi que dans la librairie Herder à Fribourg-en-Brisgau. Il fonda en 1834 sa maison d'édition à Leipzig

Nous avons retrouvé les deux articles du Temps qu'il consacra à Opéra et drame et que ce journal publia dans ses éditions des 16 et 31 août 1869.

Rappelons que la presse française (et belge) de 1869 s'intéressa abondamment à l'oeuvre de Wagner en raison notamment de la création parisienne de Rienzi en avril de cette année, mais aussi du voyage munichois de plusieurs journalistes français (Catulle Mendès, Judith Mendès-Gautier, Villiers, Albert Wolff, Léon Leroy, etc,) partis en Bavière pour rendre compte de la création de l'Or du Rhin (Voir le livre Les Voyageurs de l'Or du Rhin que nous avons publié à ce sujet). La réédition augmentée du Judaïsme dans la musique la même année, puis sa traduction en français, avait elle aussi attiré l'intérêt du public francais pour l'oeuvre du musicien.

Voici le premier article de Weber. 
Johann Jakob Weber (vers 1870)

Le Temps du 16 août 1869

CRITIQUE MUSICALE

Opéra et Drame, de R. Wagner, 2° édition. Un volume in-8°. Leipzig, 1869, chez J.-J. Weber.

Dans les universités, tout comme dans les ateliers de peinture et les théâtres, il circule des contes ou des mots plus ou moins spirituels, plus ou moins railleurs, des blagues, enfin, puisqu'il faut les nommer. Par exemple, on raconte que Hegel, à son lit de mort, déclara n'avoir jamais été compris par personne, hormis un seul élève, encore n'en était-il pas bien sûr. R. Wagner me paraît avoir envie d'en dire autant. Dans la préface de la seconde édition d'Opéra et Drame, il parle de l'effet produit par son livre ; il avoue finalement que personne ne semble en avoir tiré profit, et que lui-même n'en a éprouvé que des désagréments. Ce n'est pourtant pas trop sa faute, si dans la patrie de Beethoven, comme dans celle de M. Auber, la critique a trouvé plus commode de le décrier à tort et à travers, que de chercher à le comprendre. Il a écrit son ouvrage en grand musicien aimant et respectant profondément son art, en critique philosophe, l'ayant longuement médité, en littérateur habile et expérimenté, en poëte à l'imagination vive et aux libres allures germaniques. Tantôt le lecteur est frappé d'observations fines, justes et pleines d'originalité, tantôt il est arrêté par des pages abstraites, dont l'auteur n'a pas voulu mitiger la forme sévère ; ces pages, très nombreuses, font un singulier contraste avec des images et des comparaisons dans lesquelles se complaît Wagner, espérant rendre sa pensée plus saisissable. L'œuvre entière porte 1'empreinte d'une conviction si chaleureuse, si entraînante, qu'on se dit sans cesse « C'est bien, mais où veut-il en venir ? » Préoccupé de cette terrible question, on court impatiemment, on arrive à la dernière page, et l'on n'a compris qu'à demi, ou l'on n'a pas compris du tout. Ajoutez que la plupart des lecteurs abordent le livre avec méfiance, prévention ou malveillance ; sans parler des connaissances musicales et littéraires, et des études esthétiques qu'exige un tel travail. Pour le bien comprendre, il faut le relire lentement, attentivement; il faut le méditer.

La seule publication française contenant des renseignements authentiques sur la théorie esthétique de Wagner, c'est la lettre placée en tête de la traduction de quatre de ses poèmes. Mais cette lettre est tout à fait insuffisante ; elle ne donne que des indications générales, incomplètes, et souvent incompréhensibles pour qui n'en a pas lu le développement ou la démonstration dans Opéra et Drame. Le texte français n'est pas même le texte original ; Wagner a écrit sa dissertation en allemand; il l'a publiée dans cette langue sous le titre ironique « La Musique de l'avenir » (les guillemets y sont) (1). Or, il est indispensable qu'un traducteur comprenne ce qu'il doit traduire ; le traducteur de Wagner ne remplissait nullement cette condition. Malgré sa bonne volonté, il commet des inexactitudes, aggravées d'expressions qui peuvent n'être point choquantes dans une langue, mais qui, rendues littéralement, deviennent grotesques dans une autre. Tel est par exemple le « silence retentissant ». La « mélodie de la forêt » s'explique facilement par les symphonies de Beethoven ; mais le trait final, « une mélodie à l'italienne», ne se trouve pas dans le texte allemand, et forme un manifeste contresens qui ne peut que dérouter le lecteur.

Je suis bien forcé de dire ici quelques mots de l'ouvrage de Gasperini sur Wagner. Il y a quelques années, en rendant compte de cette publication, je m'en suis montré médiocrement satisfait. Ce n'est qu'un recueil d'articles bâclés pour un journal de musique. Arrivé au bout du volume, le lecteur doit être très embarrassé de dire ce que c'est que Wagner ; le mieux pour lui ce sera de n'en rien dire. Gasperini, d'ailleurs, ne savait point l'allemand ; je donnerai plus loin quelques exemples de la manière dont il a procédé. Son volume n'a servi et n'a pu servir qu'à causer à Wagner de nouveaux «désagréments». On en a pris quelques passages pour les commenter avec la bienveillance et la sagacité que vous savez, sans se douter qu'on se battait contre des moulins. Ainsi, une des comparaisons favorites de Wagner, c'est d'assimiler, dans l'opéra, le poëte et le musicien à mari et femme. L'article 213 du Code civil disant que la femme doit respect et obéissance au mari, on s'est hâté d'en conclure que Wagner voulait faire du musicien le très humble serviteur du poëte ; c'était une riche matière à déblatérage (2). Réduit à sa plus simple expression, la comparaison de Wagner revient à cet axiome de M. de la Palisse : le compositeur doit mettre en musique le texte du poëte ; or, comme dit la chanson du Prisonnier, de Délia Maria 

Il faut des époux assortis
Dans les liens du mariage.

Un mot encore, avant d'aborder mon sujet. Si quelqu'un s'avisait de jeter sans cesse à la tête des peintres contemporains les noms de Raphaël, de Titien, de Poussin, de Rubens, on se moquerait de lui. Il est dix fois plus absurde encore de s'écrier à chaque instant O Mozart ! O Meyerbeer ! O Rossini ! Le respect pour les maîtres n'implique pas la négation des progrès ou des transformations rationnelles de l'art. Le fétichisme n'est point la critique.

C'est un mauvais signe pour un art d'être beaucoup sujet à la mode; or, l'opéra l'est tout particulièrement. Wagner fait observer que ce genre est né et s'est développé d'abord dans le pays où la littérature dramatique est à peu près nulle. En effet, sur ce dernier point, l'Italie ne saurait être comparée ni à l'Allemagne, ni à l'Angleterre, ni à la France, ni même à l'Espagne.

Vous savez quelle fut l'origine de l'opéra. On voulait ressusciter l'ancienne tragédie grecque ; la chose n'étant ni possible ni réjouissante, elle ne tarda pas à changer de nature. Jusqu'alors la mélodie s'était développée principalement sous deux formes comme air populaire et comme air de danse. Je vous ai dit que c'est aussi dans ces deux genres que, par un effet nécessaire du sentiment musical, s'est manifesté d'abord la tonalité moderne. La mélodie populaire, dans sa primeur, comme produit spontané d'une nation, ne se sépare point du texte et a toujours une liaison étroite avec lui. L'arracher à cette liaison pour la mettre au théâtre ou l'imiter artificiellement, c'est commettre un contresens aussi flagrant que de faire jouer un air dramatique de Gluck sur une musette.

Les premiers éléments de l'opéra, ce furent donc l'air, le récitatif et la mélodie de ballet. Si le chanteur avait été réellement le représentant d'un personnage dramatique, lui, le poëte et le musicien auraient pris chacun leur place naturelle. Mais au moment où le chanteur ne voulait être que chanteur, disons mieux une voix exercée, le compositeur n'avait à lui fournir que des mélodies agréables qu'il pût broder à sa guise ; le poëte devait arranger une action théâtrale de façon qu'on prit placer les rnorceaux de musique nécessaires, et que le texte, ni par sa forme ni par son fond, ne gênât point les caprices du chanteur. Vous savez ce qui en résulta et ce qui en résulte souvent encore aujourd'hui. Cet état de choses ne laissait au compositeur que l'alternative de l'exploiter de son mieux ou de s'insurger. La première tendance est la tendance frivole la deuxième, la tendance sérieuse. Cette dernière est celle de Gluck. Certainement, avant lui, des compositeurs avaient t écrit de la musique expressive, et des chanteurs l'avaient rendue avec âme ; mais ce fut le mérite de Gluck d'ériger l'expression dramatique en principe et de remettre le chanteur à sa place véritable. La révolution opérée par l'auteur d'Alceste n'affranchit que le musicien ; le poète resta subordonné, il changea seulement de maître. Nous voyons ici combien en se méprend en torturant certaine comparaison dont s'est servi Gluck. Il communiqua ses projets à Calzabigi, et lui fit écrire les textes d'Alceste et de Paride e Elena ; puis il se fit arranger un poème par le bailli Du Rollet, d'après Iphigénie, de Racine. Je vous recommande la comparaison de l'arrangement avec l'original. Jamais un poëte ne se serait avisé de faire plus que ne lui demandait ou ne permettait le compositeur. Dans le fond, les éléments principaux de l'opéra étaient restés les mêmes ; le récitatif, l'air et la mélodie de ballet gardaient leur opposition tranchée, comme auparavant, et comme le plus souvent encore aujourd'hui. Les duos ou les trios qu'on rencontre quelquefois chez Gluck, ne sont guère que des airs à deux ou trois parties.

L'œuvre de Gluck fut continuée par les compositeurs français et italiens qui écrivirent des ouvrages pour l'Opéra de Paris, particulièrement par Cherubini, Méhul et Spontini. Ce dernier fut accusé d'un orgueil démesuré, lorsque, dans sa vieillesse, il soutenait que la tendance soi-disant romantique n'était pas un progrès. Il avait raison cependant. Le cadre de l'opéra s'était agrandi ; le poète avait acquis plus de liberté a mesure que le musicien en acquérait, lui-même mais au fond, la position du poète n'avait pas changé. Dans les trois principaux ouvrages de Spontini, la Vestale, Fernand Cortez et Olympie, le texte ressortit à la tragédie classique française, genre faux, détérioré au surplus par le librettiste qui traduisait le langage poétique en langage d'opéra. Le musicien remplissait de son mieux une forme creuse, et déguisait un verbiage plus ou moins guindé; c'était lui qui, dans le fait, créait le drame.

A la tendance sérieuse, réfléchie de Gluck, se rattache la tendance naïve, c'est-à-dire procédant uniquement du sentiment musical, sans principes esthétiques ou autres (3) c'est celle des meilleurs compositeurs de l'ancienne école d'Italie ; c'est aussi celle de Mozart. Wagner commet une erreur en disant que Mozart acceptait indifféremment n'importe quel poëme ; l'ouvrage de M. O. Jahn lui fournira la preuve historique du contraire. Mais pour le reste il a raison : jamais compositeur n'a eu un tact exquis pour distinguer le côté musical d'un texte, comme l'a eu Mozart ; il ne demandait pas à un poëme plus que celui-ci ne lui donnait ; il le mettait en musique, selon l'intérêt plus ou moins chaleureux que ce poëme lui inspirait. Pour comprendre l'admiration toute particulière de Wagner pour Mozart, il faut songer à ce qu'est aujourd'hui l'opéra. Les vrais poëtes professent un complet mépris pour le genre libretto, et ils ont raison. Les librettistes ne sont que des faiseurs ou des arrangeurs. « Des situations ! » voilà le grand mot des littérateurs quand ils parlent d'opéra. Le drame se tient mal ; les caractères sont fades ou nuls, le texte est plat comme vous le savez, à peine si c'est du français. N'importe, il y a des situations, c'est-à-dire des prétextes à musique ; le compositeur fait le reste avec de jolies mélodies dont on n'a pas besoin de comprendre les paroles ; des airs à grand effet, de brillantes roulades, des duos qui ne sont guère que des airs à deux voix, des chœurs et des morceaux d'ensemble où l'absurdité des détails disparaît sous le fracas; quant aux récitatifs, ce sont des bouche-trous. L'indispensable ballet complète le régal. En un mot, au théâtre, la musique est devenue le but, au lieu de n'être qu'un moyen.

La dernière phrase que je viens d'écrire résume tout le livre de Wagner ; aussi déclare-t-il que si Mozart avait trouvé le vrai poëte qu'il lui aurait fallu, il aurait été homme à résoudre le problème du drame musical. Dans la conclusion de la première partie du volume, celle dont je m'occupe en ce moment, il revient sur ce sujet, et il dit « Regardez Mozart ! A-t-il été un moindre musicien parce qu'il était purement et uniquement musicien, parce qu'il ne pouvait et ne voulait être autre chose que musicien ? Voyez son Don Juan ! Ou jamais la musique a-t-elle acquis une individualité aussi infiniment riche, une expression caractéristique aussi sûre, aussi précise, d'une plénitude aussi complète, aussi merveilleuse, sinon dans cette œuvre, où le musicien, par la nature même de son art, n'a été absolument rien autre chose qu'une femme aimant sans condition (4) ? »

A la tendance sérieuse est opposée la tendance frivole, c'est la mauvaise tendance italienne ; c'est celle qu'adopta de gaieté de cœur Rossini (sous certaines réserves que je fais pour ses opéras bouffes). Les éléments caractéristiques de cette tendance, ce ne sont pas seulement les formes conventionnelles et les vocalises employées au mépris de la marche de l'action et de l'expression dramatique, c'est aussi la mélodie absolue. Voilà un nom qui surprend au premier abord, et dont, à ce qu'il paraît, la presse allemande et anglaise a fait des gorges chaudes, comme l'a fait la presse française pour la « mélodie infinie. » La mélodie absolue est celle qui n'a que faire de paroles, qui le plus souvent même s'y applique mal ou gagne à s'en passer, celle qu'on peut fredonner, jouer sur le piano ou le violon sans en éprouver moins de plaisir ; en d'autres mots, c'est une mélodie purement instrumentale. Tous les airs de danse, avec ou sans paroles, sont des mélodies absolues. Les romances sont presque toujours des mélodies absolues. L'Ave Maria de Schubert est une mélodie absolue, et qui ne convient pas du tout au texte. Le Roi des Aulnes n'est pas une mélodie absolue.

Après Rossini, l'histoire de l'opéra n'est, à vrai dire, que celle de la mélodie d'opéra. Doué d'une âme ardente, d'un génie poétique et original, vivant au surplus dans un temps de réveil de l'esprit national, Weber voulut opposer une digue à l'invasion de la musique étrangère. Nous retrouvons dans les mélodies du Freyschütz les caractères des mélodies populaires allemandes ; quelques-unes n'en sont que des copies. Pour la marche du premier acte, Weber s'est servi d'une vieille marche triviale qu'on entend encore en Bohème. C'est lui qui a donné au drame sa véritable couleur ; l'auteur du texte y a peu de part. Cependant Weber n'a pas été heureux partout. Plus d'une fois la mélodie absolue, si séduisante qu'elle soit, lui a fait faire fausse route. Je vais en donner quelques preuves. Dans l'air d'Agathe, la partie la moins importante, c'est la la prière ; à tout prendre, ce n'est pas une prière, et la manière dont les paroles s'appliquent à la musique est assez boiteuse (5). Dans l'allegro de l'air d' Annette, au troisième acte, Weber s'est simplement moqué du texte. Voilà un modèle de mélodie plus propre à être jouée sur la flûte que chantée. Dans le sextuor du finale, Weber a traité les paroles tout aussi cavalièrement. La forme de ce sextuor est d'ailleurs d'une simplicité primitive c'est un motif en deux phrases de quatre mesures chacune, dont l'une est répétée neuf fois et l'autre trois fois, avec une coda de six mesures. Dans des cas pareils, Weber voulant rendre sa musique plus accessible au public, a fait de trop larges concessions aux adversaires qu'il combattait. Malgré l'immense succès du Freyschütz, l'auteur ne se tint pas pour satisfait. Il voulait, non plus mettre en musique des scènes isolées, comme dans cet opéra, mais créer un drame musical complet. Il s'adressa à un littérateur qui voulut bien se plier à ses idées ; malgré cela, ce furent entre eux des discussions continuelles. Il n'en résulta qu'un poëme médiocre et dont le sujet est mal choisi : c'est Euryanthe. Weber ne paraît pas avoir été d'accord avec lui-même sur la route à suivre. En voici quelques exemples le motif principal de l'ouverture (commençant au dernier temps de la huitième mesure) est une mélodie absolue, empruntée au finale du premier tableau il forme une période de dix-neuf mesures, bâtie tout entière sur une phrase de sept mots, que Weber répète avec le sans-façon dont on a coutume de traiter les paroles dans une fugue. Pour comble, cette période revient dans le finale du second acte, avec d'autres paroles assez banales, et s'appliquant très mal à la musique. Dans le duo de femmes et dans 1'air d'Eglantine, Weber a même eu recours à la vocalise absolue. Ailleurs, au contraire, la mélodie n'est guère que de la déclamation avec un léger vernis mélodique. Malgré ces contradictions, il y a dans Euryanthe des parties admirables, vrais chefs-d'œuvre au point de vue de l'expression dramatique et de l'union du texte et de la musique. « Jamais, dit Wagner, dans aucun ouvrage, depuis qu'il existe des opéras, les contradictions inhérentes au genre n'ont été développées d'une manière plus conséquente et plus manifeste, par un compositeur aussi bien doué, d'une sensibilité aussi profonde, animé d'un amour aussi ardent pour le vrai, d'un désir aussi noble d'atteindre la perfection. Découragé par le succès incertain de sa tentative, Weber écrivit une féerie, Obéron, comme pendant du fantastique Freyschütz. La mort lui permit à peine d'achever son œuvre.

En ce temps-là commençait en France le sabbat préparé par Rossini. (Le mot est de lui, je le lui renvoie.) Ce n'était pas seulement de la mélodie absolue que l'on voulait, car celle-ci, remarquez-le bien, tout en s'appliquant lâchement ou gauchement aux paroles, peut ne point faire contresens avec l'expression générale du texte et la situation dramatique.

Ce qu'on demandait, c'était de la mélodie absolue à tout prix, pourvu qu'elle fut agréable et séduisante à l'oreille. Alors s'ouvrit la grande battue des mélodies populaires, surtout des mélodies de danse. Tous les peuples de l'Europe durent fournir leur contingent; l'opéra comique en fut infesté; l'opéra sérieux lui-même en eut sa bonne part. La critique allemande a vu là l'origine d'une « tendance historique ». Wagner réfute assez longuement cette invention grotesque ; la critique française s'étant peu rendue complice d'une telle absurdité, je ne m'y arrêterai pas.

Wagner ne parle de l'opéra-comique français qu'en passant ; le bien qu'il en dit (page 84) se rapporte évidemment à l'ancien opéra-comique, et non pas aux répertoires de valses et de contredanses qu'on décore aujourd'hui de ce nom. Boïeldieu se tenait entre les deux camps; il donna tantôt dans l'un et tantôt dans l'autre. Croyez-vous par exemple qu'en écrivant le duo du Chambertin, il se soit dégradé, parce qu'il s'est borné à rendre en musique la scène telle que le poëte l'avait conçue ? Croyez-vous qu'il aurait mieux fait de disloquer ou d'étrangler les paroles pour les adapter à des motifs pimpants et sautillants comme on ferait aujourd'hui, ou pour les accommoder avec des vocalises, comme il l'a fait lui-même dans les mauvaises parties du duo de la peur, de la Dame blanche? Je dis les mauvaises parties ; vous reconnaîtrez facilement les bonnes, par la manière dont (au commencement surtout) la musique suit l'accent comique des paroles.

Wagner dit peu de chose aussi de Guillaume Tell. On n'a jamais écrit, à ma connaissance, une critique détaillée, rationelle et approfondie de cet ouvrage, de manière à rendre pleine justice au génie de Rossini, mais à en faire ressortir aussi tous les côtés faibles et à montrer combien le « chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre » est loin de réaliser l'idéal de l'opéra. Le mieux pour Rossini était de ne s'occuper de son mauvais texte qu'autant qu'il y était forcé ; c'est ce qu'il a fait.

Quant à Meyerbeer, Wagner lui accorde une attention toute particulière. Dans sa préface, il déclare avoir hésité à dire toute sa pensée, de peur d'une fausse interprétation ; mais il a dû parler franchement, à moins de renoncer à écrire son livre. En effet, Meyerbeer est en quelque sorte le résumé de l'opéra moderne, avec toutes ses qualités et tous ses défauts possibles. En d'autres termes, il a mis l'opéra au pied du mur, où ce malheureux se débat sans pouvoir se dépêtrer.

Beethoven avait porté la musique instrumentale à son plus haut point de développement possible,pour l'essentiel du moins. Il avait montré comment, au lieu d'établir une mélodie complète dès l'abord, pour en employer ensuite les fragments dans un travail symphonique, on pouvait faire naître la mélodie de ce travail même. Un malentendu, auquel certaines parties de ses ouvrages donnèrent lieu, produisit un genre nouveau et singulier : c'est le « néo-romantisme », dont le héros fut Berlioz. Wagner appelle ce maître le « messie de la musique absolue », parce que Berlioz a poussé au plus haut degré la tendance de vouloir tout exprimer d'une manière précise par la musique absolue, c'est-à-dire par la musique instrumentale pure; il l'a fait avec un grand talent, une habileté consommée, et un ardent amour de l'art. Wagner traite sa musique d'aberration ; il est certain qu'à part un petit nombre de morceaux, la musique instrumentale de Berlioz ne peut être goûtée que si l'on veut bien se placer à son point de vue.

Meyerbeer, dont le trait caractéristique était de faire flèche de tout bois, introduisit les ressources symphoniques dans l'opéra ; de là viennent les passages assez nombreux où il emploie les voix comme des jeux d'orgues, pour un développement instrumental sous lequel les paroles jouent un rôle ridicule ; songez par exemple au finale du quatrième acte du Prophète. Les défauts de la musique de Meyerbeer sont d'ailleurs connus. Je ne sais si l'amour de Wagner pour les comparaisons me gagne, mais passez m'en une en parcourant les rues d'une grande ville, on arrête son attention sur les beautés réelles, on la détourne des parties insignifiantes, et l'on évite les endroits misérables. Mais vu de loin, en ballon par exemple, le tout prend l'apparence d'un tohu-bohu, d'une fourmilière enragée. Eh bien, l'œuvre de Meyerbeer, depuis Robert jusqu'à l'Africaine, considéré pour ainsi dire du haut des nuages, devient un microscome ; pis que cela, le chaos le plus bigarré, le plus grotesque que jamais musicien ait produit. L'histoire des poèmes de ses opéras est d'ailleurs assez curieuse. Robert fut d'abord un opéra comique ; L'Africaine a eu des vicissitudes semblables ; l'action des Huguenots repose sur une absurdité gratuite ; j'ai parlé il y a peu de temps du Prophète ; dans l'Etoile du Nord, il a fallu glisser quelques morceaux du Camp de Silésie, y compris le finale du second acte, une des plus grandes erreurs de Meyerbeer ; quant au Pardon de Ploërmel, vous m'en ferez grâce.

Entraîné par la polémique contre les journalistes allemands, Wagner va trop loin en ne traitant Meyerbeer que d'habile arrangeur, comme font les rossiniens. Cependant il compte certaines parties du duo du quatrième acte des Huguenots, et particulièrement la mélodie en sol bémol « oui, tu l'as dit», parmi les plus sublimes inspirations musicales. Cela seul suffirait à prouver qu'il n'est pas aussi ennemi de la mélodie qu'on le dit. Le point culminant d'Hamlet, de M. A. Thomas, c'est une scène de folie comprenant des récitatifs puis une valse, c'est à-dire une imitation de mélodie populaire dansante, enfin une mélodie suédoise qui, malgré sa transplantation violente, est restée le morceau le plus caractéristique ; le tout a été débité par une charmante et blonde personne qui, n'ayant pu réussir ailleurs autant que dans cette scène, s'en va en Amérique. M. A. Thomas se serait proposé de prouver combien l'opéra est devenu un genre creux, absurde, misérable, il n'aurait pu faire mieux.

Je terminerai cette étude dans mon prochain feuilleton.

J. WEBER.

(1) « Zukunftsmusik », une brochure in-8°. Leipzig, 1861, chez J.-J. Weber.
(2) Gasperini lui-même dit (page 100) « II est clair qu'il subordonne toujours la musique à la poésie, que toutes ses prédilections sont pour le drame, dont le poëte est l'interprète le plus clair et le plus direct. » Les deux clair ne rendent pas la chose plus claire, ni surtout plus vraie.
(3) Je n'admets pas trop cette distinction Wagner; mais j'y reviendrai.
(4) Gasperini reproduit (page 99) ce passage ainsi : « Regardez Mozart et son immortel Don Juan ! Est-il possible que la musique se donne jamais à l'un de ses élus avec plus d'impétuosité, d'abandon, de tendresse, et qu'elle s'épanche en de plus splendides débordements d'allégresse et de passion ! » Ce serait bien la peine d écrire un volume pour débiter des banalités pareilles ! 
(5) Ou assure que le motif principal de lit dernière partie de l'air, motif reproduit dans l'ouverture, et mal à propos aussi dans la conclusion de l'opéra, est une réminiscence d'un sonate d'un autre compositeur. Pourtant, je ne suis pas en mesure de garantir le fait.

(A suivre )

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