En 1895, Marcel Hébert* publiait à la librairie Fischbacher Le sentiment religieux dans l'oeuvre de Richard Wagner. Le 7 octobre de la même année Paul Demarly rendait compte de ce livre dans sa causerie artistique à la une du journal catholique parisien L'Univers. Voici ce compte-rendu :
FEUILLETON DE L'UNIVERS du 7 octobre 1895
CAUSERIE ARTISTIQUE (Extrait)
[...] Nous avons aussi parlé d'une étude qui nous paraît réellement intéressante. Elle est de M. Marcel Hébert et a pour titre: Le sentiment religieux dans l'œuvre de Richard Wagner. Certains lecteurs vont certainement se demander si Wagner s'est jamais préoccupé de manifester un sentiment religieux quelconque et s 'il n'est pas tout simplement un musicien ne visant à autre chose qu'à produire des effets musicaux. Mais plus on étudiera le maître allemand et plus on s'apercevra que Richard Wagner est philosophe en même temps que poète et musicien. Religieux, il l'est aussi, en ce sens qu'au lieu de demeurer dans cette insouciance de l'au-delà qui est la caractéristique des brutes, - et celle aussi, hélas ! de tant d'esprits subalternes jetés par le hasard sur les sommets politiques de ce temps, - il a toujours été tourmenté par le mystère de l'origine et de la fin de la vie. Lisez ses études critiques ou lisez les livrets qu'il a composés, vous le voyez sans cesse occupé de relier l'existence terrestre et les phénomènes moraux qu'elle comporte à un monde supérieur qu'il rêve et qu'il cherche sans jamais se lasser. Wagner en est-il toujours resté au même point sur cette religieuse et très haute question de l'origine et de la lin des choses ? A-t-il tourné sur place? Ou bien, si son esprit a évolué, quel a été le sens de son évolution ? Voilà les questions réellement intéressantes, et ce sont celles auxquelles répond le volume de M- Marcel Hébert. Oui, Wagner a évolué dans sa recherche de l'au-delà et le sens de son évolution a été celui-ci : après avoir montré, au début de sa carrière, le plus orgueilleux mépris à l'égard du christianisme, il a, au fur et à mesure où il avançait dans la vie, de mieux en mieux compris l'essence intime et profonde de l'esprit chrétien. Il s'en est rapproché tellement et il en a parlé en de tels termes que Nietzsche et ses disciples se séparèrent ouvertement de lui en l'accusant d'apostasie. M. Marcel Hébert étudie cette évolution du maître allemand qu'il suit dans ses ouvrages critiques et dans ses compositions dramatiques. Il nous le montre dans la première partie de sa vie, jetant l'insulte à la religion chrétienne et en arrivant plus tard à dire : « On devrait s'estimer heureux d'avoir été, dès l'enfance, imbu des traditions religieuses ; rien qui vienne du dehors ne saurait les remplacer. C'est seulement peu à peu que se dévoile toujours davantage leur sens profond par le bonheur qu'elles nous apportent. Savoir qu'un Sauveur est venu demeure pour l'homme le bien le plus précieux. Vouloir rejeter tout cela, prouve un grand manque de liberté, un esclavage de la pensée, amené par des influences démagogiques insensées. Oui, décidément, ce n'est que de la fanfaronnade. » Un autre jour, le compositeur allemand, au cours d'une conversation, prononçait des paroles plus révélatrices encore de son état d'âme. « On pourrait dire, remarquait-il : puisqu'il y a eu tant de saints, tant de martyrs, pourquoi attribuer spécialement à Jésus la divinité ? Mais tous ces saints et ces saintes sont devenus tels seulement par la grâce divine, par une illumination, une expérience, un changement intérieur, qui de pécheurs les transforme en êtres surhumains ne paraissant même plus des hommes. Bouddha, lui aussi était un prince voluptueux, vivant dans son harem, avant qu'il eût reçu la céleste illumination. Il s'est montré moralement grand, sublime, en renonçant à toutes les satisfactions terrestres, mais il n'était point divin. En Jésus, au contraire, c'est, dès le commencement, une entière absence de péché sans ombre de passion, une toute divine pureté de nature. Et cependant, il ne nous apparaît pas comme un être « intéressant » ou ne faisant pas partie de l'humanité. Sa toute pure divinité est tout ensemble une toute pure humanité qui doit nous émouvoir par la souffrance et la pitié, sentiments communs à tous les êtres humains. C'est une apparition unique, incomparable. Tous les autres ont besoin d'un sauveur. Lui, il est le Sauveur, ». Les écrits théoriques de Wagner qui sont encore presque inconnus en France et qui révèlent une intelligence absolument supérieure, marquant les étapes de l'évolution que nous venons d'indiquer et dont on peut également suivre la marche dans ses compositions dramatiques. Parmi celles-ci, les premières en date ne contiennent que des rêveries panthéistiques. La dernière, Parsifal, expose une conception du monde toute opposée. « C'est, expliquait le compositeur, lui-même, la recherche du Saint-Graal qui remplace maintenant la lutte pour l'or. La charité a vaincu l'égoïsme. » Wagner aurait-il donc, se demande M. Marcel Hébert, fait dans son dernier chef-d'œuvre un acte de foi à la doctrine catholique ou luthérienne? A cette question, il donne selon nous la vraie réponse, et, en somme, la réponse importante.
« Il nous semble, dit-il, que l'on tombe ici dans une confusion entre la religion et la dogmatique, entre la croyance et la formule. Que Wagner n'ait donné son adhésion à aucun symbole catholique ou protestant, nous en sommes convaincus ; qu'il soit arrivé à mieux comprendre, à mieux apprécier l'esprit de l'Évangile, que les sentiments chrétiens se soient peu à peu réveillés dans son âme, nous ne craignons pas de l'affirmer. » M. Marcel Hébert a fait suivre son étude d'un chapitre qu'il intitule :
« La lettre tue ; c'est l'esprit qui donne la vie. » Est-ce pour arriver aux perspectives entrouvertes dans ces dernières pages qu'il a écrit tout le livre ? Peut-être ; et s'il en était ainsi, ce n'est certes pas nous qui l'en blâmerions. On a souvent remarqué en effet que les bons livres se présentaient forcément de telle façon pour la plupart, qu'ils ne pouvaient être lus que par ceux qui en avaient le moins besoin. Le livre de M. Marcel Hébert, qui nous montre comment une des grandes intelligences de notre époque en est venue, par une libre évolution, à reconnaître la supériorité de l'esprit chrétien au point de vue moral et social, est certainement un bon livre. En outre il a cette chance qu'en raison de son titre, du sujet dont il s'occupe et de la façon dont ce sujet est traité, les belles pages qui le terminent doivent être lues par ceux à qui il est le plus nécessaire qu'elles parviennent. C'est là un résultat appréciable et dont on ne peut que féliciter l'auteur.
Paul Demarly
* Hyacinthe Jules Albert Marcel Hébert, né le 22 avril 1851 à Bar-le-Duc et mort le 12 février 1916 à Paris, est un philosophe français, d'abord prêtre catholique puis professeur à l'Université libre de Bruxelles. Il joue un rôle dans la crise moderniste. Ses ouvrages abordent la question religieuse tant sous l'angle philosophique que psychologique. Sa foi fut ébranlée pour des motifs essentiellement phiosophiques et il se défroqua en 1903. Voir une notice plus complète sur Wikipédia.
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Luc-Henri ROGER
Les Voyageurs de l'Or du Rhin. La réception française de la création munichoise de l'Or du Rhin de Richard Wagner à l'été 1869, BoD 2019
- Fnac
- Bod
- Hugendubel (Portofrei in Deutschland)
- en librairie ISBN 9782322102327
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