Catulle Mendès (Photo Atelier Nadar, 1900). |
En 1886, Catulle Mendès publiait chez G. Charpentier et Cie (Paris) son Richard Wagner, une monographie consacrée au compositeur qu'il avait eu l'occasion de visiter à Triebschen en 1869 en compagnie de son épouse Judith Gautier. Après un avant-propos, le livre commence par deux chapitres de "Souvenirs personnels", intitulés respectivement "A Triebschen" (voir ce texte) et l'"Épître au roi de Thuringe", que nous reproduisons ci-dessous.
Pour comprendre cette lettre en fait adressée au roi Louis II de Bavière, il faut savoir que Catulle Mendès avait publié en 1881 un roman intitulé Le roi Vierge, dont l'action se déroulait à la cour du roi de Thuringe, et dont la clé de lecture avait aussitôt été comprise. Lieux, titres d'oeuvres et personnages avaient été grossièrement maquillés et on se rend vite compte que le roi Frédérick de Thuringe, très lié au cygne, n'est autre que le roi Louis II de Bavière, que son compositeur Hans Hammer (Jean Marteau) cache à peine Richard Wagner dont l'oeuvre L'Or du Rhin (L'Or du Danube du roman) est jouée contre son gré au Théâtre de la Cour de Nonnenbourg (Nymphenburg / Munich). Il semble que la traduction allemande du Roi Vierge ait été interdite en 1886 en Bavière et que Mendès se venge ici de cette interdiction.
"II. ÉPITRE AU ROI DE THURINGE
SIRE,
Vous avez daigné faire saisir par votre police, dans toutes les librairies de votre royaume, la traduction allemande du ROI VIERGE. Hélas ! c'est donc vrai que Votre Majesté prend du ventre ? Car jamais l'adolescent frêle et grêle, que j'ai vu autrefois, le prince pâle aux yeux profonds et purs comme les lacs où les cygnes seuls se sont mirés, l'éphèbe farouche et beau, incessamment occupé des rêves, et lui-même pareil à un rêve, — les oreilles trop grandes seulement et les cheveux trop pommadés s'érigeant sur le côté droit de la tête en un petit escalier d'ébène verni ! — jamais Frédéric II qui était roi à Nonnenbourg, comme Thésée était duc à Athènes, ne fût descendu des chimériques Edens où soupirent parmi les musiques des amoureux sans amoureuses, pour sévir contre un pauvre livre que personne en Thuringe n'aurait acheté si vous n'aviez défendu de le vendre ! J'ajoute ceci : ce livre, autrefois — avant le ventre — vous aurait plu. Oui, raillé à cause de votre sauvagerie et de vos disparitions d'enfant qui boude, bafoué à cause de vos extases dans la solitude et de la réalisation de vos songes dans des palais machinés comme un théâtre de féerie, calomnié à cause de votre mystérieux et jaloux célibat, vous auriez aimé ce roman où vous n'étiez ni calomnié, ni bafoué, ni raillé. Vous auriez souri de voir votre ressemblance mêlée aux mensonges des aventures, — le mensonge seul vous était cher ! — et de vous reconnaître enthousiaste et mélancolique, un peu fou, un peu féroce, mais fou à force de candeur, féroce à force de pureté ! Vous n'auriez même pas désapprouvé la mort que je vous donne, cette mort sur la croix de Jésus dans une comédie sacrée, — fin d'artiste et de dieu ; — car, à cette mort, vous avez songé longtemps. Ne dites pas non, Sire ! vous savez bien que j'ai pu le savoir et que je le sais.
Mais le développement houblonneux de votre abdomen — ô bière, ivresse croupissante où s'empêtrent et s'enfoncent les ailes des rêveries ! — a eu pour corrélatif, dans vos pensées, un très sensible rétrécissement d'envergure. L'esprit se dégonfle et s'aplatit quand la panse ballonne. Rien ne change le caractère d'Obéron comme de prendre la forme de Falstaff.
Et puis, qui sait ? votre irritation contre le Roi Vierge — ou contre son auteur — n'a peut-être pas pour cause unique le regrettable épanouissement adipeux de votre personne. Même du temps où vous étiez svelte comme une jeune miss, vous étiez passablement rancunier, on l'affirme ! et il se pourrait que vous n'eussiez jamais oublié une ancienne aventure où j'ai eu le regret de combattre votre volonté, Sire, et l'honneur d'en triompher. C'est une histoire qui vaut la peine d'être contée ; et c'est pourquoi je vous adresse cette épitre, dût-on m'accuser de faire de la « réclame » à mon livre, et à votre trône.
En ce temps-là, votre Thuringe n'avait pas encore guerroyé contre la France ; des Parisiens étaient venus à Nonnenbourg, — musiciens, poètes, peintres, — afin d'entendre l'Or du Danube, de Hans Hammer, qui allait être représenté pour la première fois. Et de toute l'Europe, d'Asie aussi, d'autres gens étaient accourus. Il y avait l'abbé Glinck, magistral et bénin, avec son troupeau d'élèves blondes, — ainsi les Arétines suivaient Pierre d'Arrezzo; la comtesse Loukhanoff éternellement blanche, laissant pendre l'élégie larmoyante de ses dentelles et de ses mousselines, pareille à un saule de neige, — comparaison d'autant plus exacte que la comtesse avait une jambe de bois figurant le tronc de l'arbuste ; Mme de Sternitz qui venait d'épouser le ministre de l'intérieur, en Prusse, et qu'on appelait la princesse Trompette, en moquerie de son petit nez très drôle, joli d'ailleurs ; le prince Flédro-Schèmyl, le plus chambellan des hommes ; et des magnats dorés et passementés, et des pianistes, et des diplomates, et des ténors, et des ambassadeurs, et le marquis Yésado, plénipotentiaire japonais, qui, d'un séjour à Inspruck, avait gardé l'habitude de s'habiller en pâtre tyrolien.
C'était avec une impatience fébrile que nous attendions la première représentation de l'Or du Danube. Nous allions pleinement connaître le chef-d'œuvre dont nous avions tant de fois lu, relu la partition ! Quelque chose pourtant gênait ma joie ; je n'ignorais pas que Hans Hammer avait protesté contre l'exécution d'un ouvrage qui n'était que la première partie, le prologue d'une colossale épopée dramatique, inachevée encore ; le poète-musicien avait dû enfin soumettre sa volonté à votre caprice, Sire ! Mais, plein d'une sourde colère, il s'était borné à livrer ses manuscrits, n'avait assisté à aucune répétition, s'abstenait même de paraître à Nonnenbourg. Ah ! je vous en voulais, Majesté, de jouer l'œuvre de Hans Hammer malgré Hans Hammer lui-même! et bien souvent je méditais là-dessus, assis dans la brasserie, près de la fenêtre d'où l'on apercevait les fenêtres de la Résidence, pendant que Lotte ou Ottilia plaçait devant moi le grand verre de bière brune, non sans avoir trempé ses lèvres roses dans la neige mousseuse qui déborde. Comme il y a longtemps de cela! Qu'êtes-vous devenues, petites servantes blondes, à qui les voyageurs français demandaient de leur apprendre comment on dit « je vous aime » en allemand ? vos fiancés sont-ils allés à la guerre ? en sont-ils revenus ? êtes-vous vieilles, êtes-vous mortes ? Mais où est la mousse des chopes d'antan ?
Après la répétition générale, je quittai l'opéra et j'entrai à la brasserie, furieux, des jurons aux dents ! Miséricorde ! Que voulait dire ceci ? Étions-nous à Nonnenbourg ou dans quelque bourgade de Poméranie? Sortais-je de l'un des premiers théâtres du monde ou d'une baraque de kermesse? Les chanteurs, vaille que vaille, étaient suffisants ; sous la direction enthousiaste et savante du maître de chapelle Otto Fichter, l'orchestre avait bien fait son devoir; mais les décors, les costumes, les changements à vue, la machinerie tout cela était monstrueusement grotesque et piteux! Il y avait à la seconde scène un dragon qui aurait paru puéril dans un drame fantastique représenté au théâtre Guignol, et dont eussent pouffé de rire les enfants mêmes qu'effrayent encore les serpents à deux sous que l'on achète dans les bazars. Le trésor du Danube avait été transformé en une ferblanterie qui eût déshonoré la cuisine d'une gargote, et le lumineux pont de l'arc-en-ciel par où les dieux triomphants montent dans le Valhalla était une planche de sapin sur laquelle on avait collé du papier tricolore ! Imbécillité des machinistes? peut-être. Mauvaise volonté des gens du théâtre? probablement. Quoi qu'il en fût, jouer l'œuvre dans do telles conditions, c'était la condamner à la risée, au désastre.
Quelques personnes s'entremirent, demandèrent une audience au roi. Vous ne daignâtes même pas les écouter jusqu'au bout, Sire, vous bornant à répondre qu'il vous plaisait d'entendre l'Or du Danube et que vous l'entendriez avant deux jours. Ceci redoubla ma fureur ! Je ne songeai pas à ce qu'aurait d'absurde et de chimérique et de stérilement périlleux la révolte d'un seul homme, d'un étranger inconnu, contre la volonté d'un prince subtil et tyrannique; et sans même regarder la belle chope d'or brun qui pétille et qui mousse, je tendis les poings vers la fenêtre de la Résidence, en jurant que l'Or du Danube ne serait pas joué! la Brasserie avait déclaré la guerre au Palais.
Le lendemain, Hans Hammer était a Nonnenbourg. Je lui avais télégraphié : « Venez. » Il avait pris l'express, il était là. Votre Majesté avait compté sans l'hôte que je lui amenais : l'auteur de l'Or du Danube saurait bien empêcher que l'on représentât l'Or du Danube. Je triomphais! Voici ce qui se passa. Quatre fois Hans Hammer se présenta à la Résidence : quatre fois il ne fut pas reçu. Il écrivit au roi : le roi ne répondit point. Que faire ? nous courûmes au théâtre. Hans Hammer demandait peu de chose, deux ou trois répétitions de l'œuvre, devant lui, sous sa direction. Il espérait pouvoir en quelques heures de travail mettre une apparence d'ordre dans le chaos de la mise en scène. Mais on ne lui accorda pas une répétition, pas une, pas une seule ! On dit à l'auteur : « Votre œuvre est à nous. Nous ne vous connaissons pas. Mêlez-vous de vos affaires. » Puis, le soir, vous ne l'avez pas oublié, Sire, nous reçûmes la visite d'un de vos serviteurs, —son nom ? je me souviens que Hans, qui faisait volontiers des calembours en français, l'appelait « tartufflip », — et Hammcr fut prié, avec une exquise politesse, de quitter immédiatement Nonnenbourg ; en un mot, expulsé. Ceci dérange un peu la légende du jeune roi mélomane, éperdu de son musicien ! j'en suis fâché. Je dis ce que j'ai vu et entendu.
Hans Hammer parti, je ne pouvais plus rien, semblait-il. Ah ! j'étais encore à l'âge hardi des enthousiasmes emportés et des colères qui réfléchissent peu; je me hasardai à continuer la lutte contre Votre Majesté. Je courus chez le maître de chapelle Otto Fichter, enthousiaste comme moi de la musique nouvelle, ami comme moi de Hans Hamme ; je lui demandai :
— Combien faudrait-il de jours à un excellent chef d'orchestre pour étudier l'Or du Danube ?
— Pour l'étudier de manière à en diriger l'exécution ?
— Oui.
— Quinze jours.
— Vous en êtes sûr ?
— Parfaitement sûr.
— Eh bien, mon cher Fichter, donnez votre démission.
Fitcher, aujourd'hui, est l'un des chefs d'orchestre les plus renommés et les plus chèrement rétribués de l'Allemagne entière. Mais, jeune alors, il était pauvre, n'avait d'autre ressource que sa place qui lui valait quatre ou cinq mille florins. J'osai pourtant lui conseiller d'abandonner cette place, parce que je sentais bien que, moi aussi, pardieu ! j'eusse été capable d'un pareil sacrifice. Il s'écria en se frottant les mains : « Comment diantre n'avions-nous pas pensé à cela ?» Et sans hésitation, joyeusement, il écrivit et signa sa démission que nous envoyâmes sur-le-champ à la Résidence. Vous étiez vaincu, Sire ! Hélas, non. En sortant de chez moi le lendemain, je vis que l'Or du Danube était affiché pour le soir même. Il s'était trouvé un maître de chapelle pour dire : « cette partition? je la sais par cœur ! » C'en était donc fait ! vains efforts ! vains serments ! le Palais triomphait de la Brasserie.
Le jour suivant, vers cinq heures et demie du soir, sous le soleil encore vif, une foule pacifique et lente comme l'est tout bon public allemand, montait les vastes marches de l'opéra de Nonnenbourg; et vous, Sire, ayant suivi le corridor des Tapisseries qui. conduit de la Résidence au théâtre, vous étiez déjà dans votre loge, au fond, seul. Le nouveau maître de chapelle, — un petit juif, jaune et chauve comme une tête de mort, — était debout, allait lever le bâton. Vous attendiez, content.
Pendant ce temps, deux hommes à travers les rues presque désertes s'en allaient vers le chemin de fer, le collet de l'habit relevé, le chapeau sur les yeux. L'un gros, l'autre maigre. Celui qui était maigre, c'était moi. Arrivé à la gare, je pris un billet de seconde classe, et courus le remettre à mon compagnon qui était déjà près de la voie, devant un wagon ouvert. Il me dit : « Nous faisons une chose très grave. A proprement parler, l'Opéra de Nonnenbourg n'a pas de directeur ; c'est envers le roi seul, envers le roi lui-même que les artistes sont engagés : je ne m'expose pas seulement à payer un dédit; je risque — car je puis être rattrapé ! dans une heure, toute la police sera à mes trousses ! — je risque une condamnation sévère, la prison, l'amende. Mais n'importe. Vous avez raison, la gloire de Hans Hammer avant tout. Seulement vous devriez partir avec moi.
— Pourquoi donc ?
— Le roi saura que vous avez été mon complice.
— Eh ! j'y compte bien.
— Vous serez inquiété : montez dans le wagon.
— Bah ! je tiens à entendre l'Or du Danube, dis-je en éclatant de rire.
Nous nous serrâmes la main. Un coup de sifflet, un coup de cloche, le train se mit en marche.
Une heure après j'entrais au théâtre. La toile se levait, mais ce ne furent pas les fluides filles du Danube qui apparurent sur la scène dans le mystère transparent de l'eau. Un vieux régisseur s'avança, fort piteux : « la représentation était remise ; l'un des chanteurs — qui devait remplir un rôle important — ayant disparu ». Il y eut dans votre loge, Sire, un grand bruit violent de fauteuils renversés ! colère inutile, quoique royale : l'Or du Danube ne fut joué que l'année suivante, dans un luxe de merveilleux décors, avec un art parfait de mise en scène ; j'avais commis le crime de lèse-majesté pour vous empêcher de commettre celui de lèse-génie ! Mais il parait que vous ne m'en sûtes aucun gré. Au contraire, quelqu'un alla jusqu'à me dire que je pourrais bien être arrêté. J'attendis. Rien. Vous vous êtes borné à faire saisir mon lire quatorze ans plus tard."
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