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vendredi 17 octobre 2025

Les clés de Tolède — La musique des Juifs sépharades par le Jewish Chamber Orchestra de Munich

 



Le contexte

Les Juifs s'étaient implantés en Espagne, qui était devenu leur pays, ils en parlaient la langue et avaient pour certains occupé de très hautes fonctions dans les royaumes espagnols. Ils furent pourtant chassés du pays d'Aragon et de Castille par un édit de 1492 qui fixait au 31 juillet, date limite de leur départ forcé. Cette date dut être ressentie comme une malédiction par la communauté juive. Le 31 juillet, le 9 av dans le calendrier juif, est la date anniversaire de la destruction du Temple de Jérusalem.

Une donnée de base de la situation est l’attachement des juifs à l’Espagne où ils sont implantés de très longue date, peut-être depuis l’Antiquité. L’Espagne est leur pays, dont ils parlent la langue et à la vie duquel ils sont intimement mêlés, leurs élites ayant occupé de très hautes fonctions dans les royaumes de la péninsule. D’ailleurs, en 1492, la première réaction des représentants communautaires, mobilisant tous les ressorts d’influence qui restent entre leurs mains, fut de demander l’annulation du décret d'expulsion. Tout ce qu’ils obtinrent fut un report d’exécution. Le Tisha BeAv est un jour de jeûne et de deuil intense dans le judaïsme qui commémore la destruction du Premier et du Second Temple de Jérusalem. Ce jour est considéré comme le plus triste du calendrier juif.

Beaucoup d'exilés pensaient que leur situation ne devait être que temporaire. La tradition veut qu’ils partirent en emportant la clef de leurs maisons. Ces clés symbolisaient leur foyer et exprimaient leur espoir d'y revenir un jour. Aujourd'hui encore, certaines familles possèdent ces clés. Beaucoup s'exilèrent dans les royaumes voisins, pour se voir ensuite expulsés à nouveau. 

Outre leurs clés, les exilés emportèrent leur langue, le ladino, ainsi que leur musique, qui devinrent toutes deux essentielles pour les Juifs séfarades en exil, leur permettant de préserver une identité communautaire. 

Des siècles après leur expulsion, en 1933, des Juifs se sont présentés à l'ambassade de la République espagnole pour demander l'asile. Ils se comprenaient linguistiquement, mais l'Espagne de la Deuxième République ne leur accorda pas l'asile. Le décret de 1492 ne fut aboli qu'en 1967 par le gouvernement Franco. Et il fallut attendre 2012 pour que l'Espagne accepte d'accorder la nationalité espagnole, sous certaines conditions, aux personnes pouvant attester d'une ascendance séfarade.

Daniel Grossmann

Le concert

Le Jewish Chamber Orchestra de Munich fut fondé par le chef Daniel Grossmann en 2005 sous le nom Orchester Jakobsplatz de Munich et rebaptisé sous le nom actuel depuis la saison 2018/2019. Le concert intitulé Les Clés de Tolède a été conçu en collaboration avec la famille de musiciens séfarades Esim d'Istanbul et l'actrice séfarade Alexandra Chatzopoulou-Saia,  elle-même descendante de survivants de la Shoah de Thessalonique. L'Orchestre de chambre juif de Munich explore comment le judaïsme séfarade a su préserver ses traditions pendant des siècles. Et comment cet héritage a failli être anéanti par la Shoah en quelques mois.

Alexandra Chatzopoulou-Saia

Les Clés de Tolède est une pièce musicale dans l'arrangement du compositeur ukrainien Evgeni Orkin avec un texte de Martin Valdés-Stauber qui retrace un parcours qui relie l'expulsion de 1492, la diaspora, l'Holocauste et la loi de 2015 sur la nationalité des Séfarades, proposant une réflexion sur l'identité, l'exil et la mémoire collective. La pièce parcourt l’histoire du judaïsme séfarade et fait résonner sa musique de couleurs vives. Le judéo-español (ladino) est la langue du spectacle,  surtitrée pour les non-hispanophones. L'actrice Alexandra Chatzopoulou-Saia est une des étoiles du Théâtre de Grèce du Nord à Thessalonique. Très engagée dans la préservation de la mémoire des Juifs séfarades, elle a  En 2023, elle a créé la pièce 96 %, mise en scène par Prodromos Tsinikoris. Présentée jusqu'à présent au Théâtre national de Grèce du Nord à Thessalonique, ainsi qu'à Madrid, Oberhausen, Sofia et Varna, cette pièce explore l'histoire de Thessalonique et de sa communauté séfarade pendant la Shoah. Cet engagement se ressent de manière vibrante dans sa narration des Clés de Tolède, qui plus encore qu'un simple récit, par la superposition organisée de la ligne vocale et des lignes mélodiques, entre en dialogue contrapuntique avec la musique.

Cette musique prend sa source dans un temps béni où les musulmans et les juifs vivaient ensemble en Espagne jusqu'en 1492, époque à la suite de laquelle les juifs expulsés d'Espagne étaient principalement accueillis par des pays musulmans. Cette musique est très proche de la musique juive orientale, cantorale ou synagogale. Daniel Grossmann observe, dans une interview accordée au Sueddeutsche Zeitung, que " Musicalement la musique séfarade ouvre un monde probablement totalement surprenant pour nous, Juifs et non-Juifs d'Europe centrale, mais parfaitement familier aux Juifs d'Israël, par exemple. À savoir, une musique fortement influencée par un idiome que nous associons à la musique arabe, aussi en termes de ton. L'ensemble ressemble tout à fait à de la musique orientale, pour le dire simplement. Il est intéressant de noter que les chansons interprétées ce soir-là par un groupe juifsépharade d'Istanbul se retrouvent dans la musique turque de la même manière, mais avec des paroles différentes."

Ensemble Esim et Janet

La première parie du concert a rendu hommage au compositeur juif hollandais Andries De Rosa (1869-1943), qui, lors de sa période parisienne, publia ses compositions sous le nom d'Armand du Roche. Sa Rhapsodie orientale a donné le ton en ouverture du concert. S'ensuivent des chansons traditionnelles sépharades avec deux intermèdes nourris par la musique d'Alberto Hemsi (1898-1975), un Juif sépharade né dans l'empire ottoman qui se donna pour tâche de collecter les chansons sépharades. Il a consacré une grande partie de sa vie à sauver une musique menacée de disparition, voire ses propres œuvres, d'une originalité remarquable, menacées du même sort, une mission de recherche et de restitution de la musique du XXe siècle, réprimée ou marginalisée par les régimes répressifs. Ses Coplas Sefarades constituent un jalon important pour une culture terriblement mise à mal par les persécutions et l'holocauste. On a pu entendre deux Danses nuptiales grecques du compositeur. L'ensemble séfarade turc Janet et Esim participe du même esprit, notamment  dans leur CD Sefardim qui propose une compilation de romansas (ballades d'amour) populaires composées par des Juifs ladinophones d'Istanbul. Les Séfarades ont survécu à 500 ans d'exil et ont profondément influencé la musique turque. Janet et Jak Esim sont accompagnés par le virtuose de la guitare sans frettes Erkan Oğur et le maître des percussions Okay Temiz. Ils ont minutieusement recueilli chansons, mélodies et paroles des derniers locuteurs ladinophones encore en vie.

Daniel Grossmann a donné une impulsion dynamique et vibrante au Jewish Chamber Orchestra de Munich qui a livré une interprétation enthousiasmante et sensible des chansons séfarades traditionnelles.
Les hispanophones parmi le public auront compris sans peine le ladino, qui nous a semblé beaucoup plus proche de l'espagnol que ne l'est le yiddish de l'allemand. Les titres des chansons se comprennent sans peine Komo la rosa en la vuerta, Por la tua puerta yo pasí. Komo guardo el shabat, Àrvoles lloran por lluvias, Adio kerdida ou Si la mar era de leche. Le public a célébré tous ces merveilleux interprètes d'une énorme ovation

Le concert Les clés de Tolède part en tournée européenne. Il se donnera à l'Auditorio Nacional de Madrid ces 19 et 20 octobre, puis à Thessalonique début novembre, puis à Hambourg.

À noter que la chanteuse d'origine catalane Bertille Puissat a elle aussi axé son travail de recherche et de répertoire vocal sur les musiques populaires ibériques et séfarades.

Photo prise à Sarajevo

Les Clés de Tolède — La musique des Juifs séfarades 

Concept : Daniel Grossmann et Martin Valdés-Stauber 
Composition d'Evgeni Orkin 
Texte de Martin Valdés-Stauber 

Alexandra Chatzopoulou-Saia (Thessalonique), comédienne 
Ensemble Janet et Esim  (Istanbul) 
Orchestre de chambre juif de Munich 
Daniel Grossmann, chef d'orchestre 


lundi 13 octobre 2025

Transatlantic Sounds, un concert du Münchner Rundfunk Orchester au Prinzregententheater de Munich

Verity Wingate, Nicholas Carter, Münchner Rundfunkorchester
Photo personnelle

L'Orchestre de la radio de Munich a donné son premier concert du dimanche de la saison au Prinzregententheater avec pour thème des sons transatlantiques. Au programme trois compositeurs majeurs du XXe siècle, originaires d'Angleterre et des États-Unis, avec des musiques qui évoquent des paysages et des personnages des deux côtés de l'Atlantique. 

Les Four Sea Interludes (Op. 33a), basés sur un poème de George Crabbe, sont une suite orchestrale du compositeur britannique Benjamin Britten, écrite en 1944 pour orchestre et inspirée des interludes de son opéra à succès Peter Grimes. Les « Quatre interludes marins »  dépeignent des scènes maritimes et le récit de l'opéra. Leur fonction dans l'opéra était de faire avancer l'intrigue et de permettre les changements de scène, la mer jouant le rôle d'un personnage à part entière. 

Knoxville : Sommer of 1915, une mélodie orchestrale de Samuel Barber, décrit une soirée mélancolique du point de vue d'un jeune garçon, tandis que la scène finale de la mort extraite de l'opéra Antony and Cleopatra marque la fin d'un grand amour. 

Même sans paroles chantées, la musique peut parler et se  montrer particulièrement obsédante tant dans les Four Sea interludes de Benjamin Britten que dans dans la Symphonie n° 5 de Ralph Vaughan Williams, qui s'éteint paisiblement. « Tout va bien en ce monde » serait le sentiment exprimé par le finale de la Symphonie n° 5 de Ralph Vaughan Williams selon feu le chef d'orchestre Sir Roger Norrington. L'œuvre fut composée en pleine Seconde Guerre mondiale. Mais Vaughan Williams était très singulier, interprétant les traditions à sa manière. 

© muenchner rundfunkorchester–br-raphael-kast

Ce premier concert a à nouveau signalé les exceptionnelles qualités du Münchner Rundfunkorchter. Le chef australien Nicholas Carter, qui prendra la saison prochaine la direction de la musique de l'opéra et de l'orchestre de Stuttgart, était particulièrement qualifié pour diriger ce concert : sa direction de Peter Grimes au MET avait été saluée par un public et une critique unanimes. Le contrôle dynamique de l'orchestre, la fluidité toute marine de sa direction, la différenciation nuancée des atmosphères et des émotions, une direction  passionnée, Nicholas Carter fait preuve d'une empathie musicale des plus sensibles. 

On attendait de retrouver Nicole Car pour la partie chantée, mais la chanteuse australienne  a malheureusement dû annuler sa participation au concert pour des raisons personnelles. C'est Verity Wingate, une étoile montante de l'opéra qui a pu la remplacer dans les plus brefs délais. La chanteuse britannique s'est fait connaître par sa brillante interprétation du rôle de la comtesse dans les Nozze di Figaro. À la Bayerische Staatsoper, elle a chanté le rôle de Wellgunde  dans Rheingold. De sa voix chaleureuse richement texturée, elle nous a offert une interprétation extrêmement sensible du poème de James Agee mis en musique par Samuel Barber, dans lequel Barber brosse un tableau idyllique et nostalgique de Knoxville, dans le Tennessee, la ville natale d'Agee. Une description simple et onirique d'une soirée dans le sud des États-Unis, racontée par un enfant qui semble parfois se transformer en adulte, le flou sur l'identité du narrateur renforçant le caractère onirique de l'œuvre. Nicholas Carter a merveilleusement rendu cette musique impressionniste aux sonorités délicates qui laisse éclore un jardin musical enchanteur. La ligne vocale de la soprano suit le flux spontané de la parole. Les mélodies et les harmonies dégagent une atmosphère familière. Cette mélodie est un joyau que Verity Wingate fait briller de tous ses feux. Elle poursuit avec le rôle de Cleopatra, qui avait été interprété par Leontyne Price lors de la création de l'opéra en 1966 au MET (mise en scène de Zefirelli). La soprano maîtrise à la perfection les aigus dramatiques poussés par la souveraine qui, suivant Marc Antoine dans la mort, dépose des vipères sur sa poitrine pour recevoir leur venin mortel. Verity Wingate rend cet épisode particulièrement captivant.

© muenchner rundfunkorchester–br-raphael-kast

En seconde partie, l'orchestre nous entraîne dans le pèlerinage musical de la cinquième symphonie de Ralph Vaughan Williams créée à Londres en 1943, qui avait dû apparaître comme une oasis paisible à un public profondément traumatisé par la Seconde Guerre mondiale. L'oeuvre est inspirée du Voyage du pèlerin, un manuel allégorique chrétien du prédicateur baptiste John Bunyan. Lente et paisible, profondément religieuse, la symphonie semble tracer un chemin vers le surnaturel avec ses mélodies en boucle qui évoquent les prières et les invocations liturgiques. C'est de toute beauté, Nicholas Carter rend avec une sensibilité extrême  « l’atmosphère noble et véritablement pieuse de cette œuvre », le mot est de Bruno Walter. 

Une grande soirée par un grand orchestre.

Programme

Direction d'orchestre Nicholas Carter
Verity Wingate Soprano
Orchestre de la radio de Munich

Benjamin Britten (1913-1976)
« Four sea Interludes »
de l'opéra Peter Grimes, op. 33a
• Aube. Lento e tranquillo
• Dimanche matin. Allegro spiritoso
• Clair de lune. Andante comodo e rubato
• Tempête. Presto con fuoco

Samuel Barber (1910–1981)
« Knoxville : Summer 1915 »
pour soprano et orchestre, op. 24

« Death of Cleopatra »
« Donne-moi ma robe » – scène de la mort de Cleopatra
dans l'opéra Antony et Cleopatra

Ralph Vaughan Williams (1872-1958)

Symphonie n° 5 en ré majeur
• Preludio. Moderato
• Scherzo. Presto
• Romance. Carême
• Passacaille. Moderato

Le concert a été enregistré audio à la demande jusqu'au 9 novembre

Source : la chronique a aussi trouvé son inspiration dans le programme particulièrement bien documenté de la soirée.

samedi 11 octobre 2025

Création mondiale de Der Tollste Tag (Le jour le plus beau) de Johanna Doderer au Gärtnerplatztheater de Munich

Réka Kristóf  (Comtesse),  Anna-Katharina Tonauer  (Susanne), 
Daniel Gutmann  (Figaro),  Juan Carlos Falcón  (Bacillus)

Après Liliom en 2016 et Schuberts Reise nach Atzenbrugg 2021 Johanna Doderer revient au Staatstheater am Gärtnerplatz de Munich avec une troisième composition de commande. La compositrice autrichienne a travaillé en étroite relation avec le librettiste Peter Turrini, autrichien lui aussi, qui a adapté sa pièce de théâtre Der Tollste Tag, créée à Darmstadt en 1972, dans laquelle il avait revisité l'opéra Le Nozze di Figaro (1786) de Wolfgang Amadeus Mozart et Lorenzo da Ponte lui-même issu de La folle journée ou Le mariage de Figaro de Beaumarchais (1784). 

Le jour le plus beau est bien sûr celui du mariage. À la différence de da Ponte et de Beaumarchais, la folle journée de Turrini est nettement plus explicite et plus crue sur le plan sexuel et se termine en catastrophe : le comte persiste dans ses intentions lascives et tente de violer Suzanne. Figaro qui surprend l'ignoble scène étrangle le comte et s'enfuit avec Suzanne vers un avenir incertain, mais qu'on leur souhaite meilleur. Turrini conclut son livret sur le mot Révolution. Josef E. Köpplinger, qui préside aux destinées du Theater-am-Gärtnerplatz et qui avait rédigé les livrets des deux opéras précédents de Johanna Doderer, intervient cette fois comme metteur en scène et réalise une nouvelle fois un travail d'orfèvre. 

Juan Carlos Falcón (Bacillus),  Réka Kristóf  (Comtesse), Daniel Schliewa  (Comte), 
Daniel Gutmann (Figaro),  Anna-Katharina Tonauer (Susanne)

La pièce de Turrini parle du droit fondamental de l'humanité à une vie libre, à un amour serein qu'aucune puissance supérieure ne peut perturber. L'histoire débute comme une comédie légère et érotique avec un couple d'amoureux insouciants, sur le point de se marier, pour ensuite sombrer  dans une tragédie désespérée à cause de l'abus de pouvoir du comte. Les personnages féminins ne sont plus de simples objets de désir passifs, mais possèdent un désir intense qui leur appartient en propre.  Johanna Doderer a offert une version féminine de ce drame, elle  écrit une musique sensuelle et rythmée, avec des airs qui entraînent le spectateur dans une tension croissante. L'ensemble crée un frisson auquel il est impossible de résister. Avec un esprit vif, des allusions modernes et une intrigue trépidante, les intérêts des serviteurs et des maîtres s'affrontent, tandis que les personnages jonglent entre ruse et passion. En fin de compte, la comédie perverse de Turrini évoque davantage qu’un simple mariage : elle parle de liberté, de justice et de rébellion contre un pouvoir arbitraire. 

La scénographie d'Heiko Pfützner nous introduit dans pièce un peu fantomatique à la manière d'un hypogée dont les piliers latéraux semblent mouvants. Au centre de cette pièce, en fait la chambre de Figaro et de Suzanne, un monticule désordonné de coffres et d'autres pièces hétéroclites, dont au moins trois sommiers. Cet amoncellement est le lieu central de l'animation et s'avère plus complexe qu'il n'y paraît. On l'escalade, on y fait l'amour, il s'y trouve des passages, des cachettes et des lieux de refuge.
Dans ce capharnaüm, les scènes succèdent à un rythme soutenu comme dans la pièce de Beaumarchais ou l'opéra de Mozart. 

Daniel Gutmann  (Figaro), Juan Carlos Falcón  (Bacillus), 
Daniel Schliewa  (Comte), Timos Sirlantzis  (Don Guzman), 
Levente Páll  (Bartholo)

Les extraordinaires costumes de Birte Wallbaum s'inspirent à la fois de la mode du 18ème siècle,  avec l'apparat des perruques, des matières soyeuses,  et de l'attirail particulier de la scène sado-masochiste cuir. Le comte Almaviva à moitié nu en caleçon et bottes de cuir noir, armé d'un fouet, porte une curieuse perruque rose à volutes. La comtesse, quand elle n'est pas en robe à paniers, apparaît en déshabillé ouvert qui dévoile une guêpière mettant son corps et sa poitrine en valeur. Parmi  les serviteurs, un maître hôtel hirsute arborant une longue barbe qui lui descend jusqu'aux pieds annonce les arrivées du comte en frappant le sol d'une canne à pommeau. Lorsque Marceline soulève le bas de sa robe à paniers mauve, elle dévoile une série de billets de banque témoignant de sa fortune. Tout ce vestiaire est bourré d'un humour qui fait pendant au drame mortel qui se noue. Peter Turrini a coloré ce scénario connu d'une bonne dose de burlesque que la mise en scène exploite à souhait. Le comte, dans la laideur de son costume sado-maso et de ses harcèlements répétés, se vautre dans la vulgarité. La comtesse bafouée n'est pas indifférente aux avances de Cherubino. Le personnage de Bazillus (Bacile en français), virulent messager de son maître,  porte bien son nom. Bazillus est gay  et tente de violer Cherubino. En somme, personne n'est vraiment innocent dans cette histoire.

Dans un interview accordé à BR Klassik, la compositrice a abordé sa conception de l'oeuvre : " La pièce est pleine d'esprit, on pourrait presque dire d'une grande force de langage. Ces duos et trios, ces dialogues, sont si captivants et brillamment écrits [par Turrini] , un échange de coups fantastique. C'est pourquoi j'ai écrit cet opéra au plus près du texte. Il était très important pour moi que tout soit aussi transparent que possible, afin que ce soit compréhensible. Il y a de la place pour des interludes orchestraux. Et comme dans l'original : le comte est brutalement assassiné à la fin. C'est nouveau. Pourtant, le début est incroyablement inoffensif. Le ton est léger et simple du début à la fin. C'est comme un bras qui se tend et qui tire tout vers le bas. Et il n'y a ni bons ni méchants. Ils se trahissent tous, constamment. Difficile donc de trouver un « cœur pur » dans cet opéra. " 

Eduardo Browne, le nouveau Kappelmeister du théâtre, est une des révélations de la soirée. Le chef et l'orchestre ont superbement mis en valeur la partition de Johanna Doderer dont ils ont su exposer les couleurs, de la vivacité joyeuse du début, rapidement ternie par les obsessions sexuelles du comte, jusqu'à la montée dramatique du final.

Daniel Gutmann prête son physique athlétique à Figaro qu'il chante de son baryton sonore, une voix de bronze puissante et fort bien projetée. Anna Katharina Tonauer donne une Susanne pétillante, inventive et coquine. L'acteur Paul Clementi interprète avec brio le rôle de Cherubino, tout de rose vêtu. Réka Kristóf donne une admirable comtesse, une personne complexe, la seule qui sorte gagnante de cette folle journée qui la débarrasse d'un mari plus qu'encombrant. Daniel Schliewa compose un comte parfaitement odieux au physique aussi hideux que son mental. Juan Carlos Falcón réussit un Bazillus retors et pestilentiel. Anna Agathonos incarne Marcelline avec un grand talent scénique, le rôle d'une femme mûre  qui pouvoir s'approprier un homme par l'argent, un contre-rôle magnifiquement dessiné par cette artiste généreuse.

Un spectacle ébouriffant, avec une mise en scène surprenante de drôlerie burlesque et  qui dénonce en l'exposant l'immonde vulgarité répugnante et grotesque des prédateurs sexuels. Johanna Doderer a réussi une musique sensuelle et rythmée, une composition qui reste toujours proche du texte, entremêlant dialogues, airs et sonorités orchestrales avec de grands airs qui ne s'écartent pas de la tonalité et ne font qu'intensifier l'action. La partition, la mise en scène, les décors et les costumes présentent des traits qu'on pourrait qualifier de néo baroques.

Quel privilège et quel bonheur pour le public que cette découverte d'un nouvel opéra représenté par un ensemble d'une telle qualité qui nous a donné la furieuse envie de le revoir bien vite !

Distribution du 10 octobre 2025

Direction musicale Eduardo Browne
Mise en scène Josef E. Köpplinger
Mise en scène et co-mise en scène Ricarda Regina Ludigkeit
Décors Heiko Pfützner
Costumes Birte Wallbaum
Lumières Josef E. Köpplinger, Ralf Reitmaier
Dramaturgie Karin Bohnert

Figaro Daniel Gutmann
Susanne Anna-Katharina Tonauer
Comte Almaviva Daniel Schliewa
Comtesse Almaviva Réka Kristóf
Bazillus Juan Carlos Falcón
Bartholo Levente Páll
Marcelline Anna Agathonos
Cherubino Paul Clementi
Antonio Lukas Enoch Lemcke
Don Guzman di Stibizia Timos Sirlantzis
Zettelkopf Jeremy Boulton
Un serviteur du comte Caspar Krieger

Orchestre du Théâtre national de Gärtnerplatz

Crédit photographique © Markus Tordik


mercredi 8 octobre 2025

Uncommon Women en ouverture de saison du Münchner Symphoniker qui fête son 80ème anniversaire


En ouverture de saison, l'Orchestre Symphonique de Munich (Münchner Symphoniker) vient de célébrer au Prinzregententheater son 80ème anniversaire avec un programme de musiques américaines intitulé Uncommon Women, un programme qui met l'accent sur deux œuvres de compositrices américaines, deux femmes hors du commun, auxquelles vient se joindre un concerto pour violon du compositeur Samuel Barber interprété par cette autre femme exceptionnelle qu'est la violoniste Arabella Steinbacher. Le choix du théâtre du Prince Régent était un choix obligé : c'est ici qu'eut lieu en 1945 le premier concert de la célèbre formation munichoise.

80 ans de Münchner Symphoniker

L'Orchestre Symphonique de Munich Saison 2022-23

Ce 7 octobre, la soirée festive s'est ouverte avec quelques discours au cours desquels furent évoqués 80 ans d'histoire musicale, 80 ans de passion, 80 ans d'engagement envers le paysage culturel munichois. À tout Seigneur tout honneur, les laudations ont aussi porté sur les institutions et les personnalités qui ont soutenu et continuent de soutenir l'orchestre par leur mécénat. Le charismatique directeur musical de l'orchestre Joseph Bastian de l'orchestre clôtura en conviant le public à entonner le chant anglophone le plus chanté au monde : l'Happy Birthday to You, un chant d'origine américaine dérivé du Good morning to all des soeurs américaines Patty et Mildred Hill. Ce chant fut pour la première fois imprimé en 1912. 

À l'été 1945, peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le jeune chef d'orchestre et compositeur Kurt Graunke fonde un nouvel orchestre, qui fait sa première apparition publique au  Prinzregententheater le 25 septembre sous le nom de « Kurt Graunke et ses solistes ». L'orchestre est depuis longtemps devenu " le son de la ville ", se produisant dans les plus grandes salles de concert munichoises (Isarphilharmonie, Prinzregententheater, Herkulessaal), ainsi que dans les clubs, l'Olympiahalle avec ses concerts de musique de film et d'autres lieux de concert exceptionnels. En bref : l'Orchestre Symphonique de Munich est devenu un élément incontournable de la vie culturelle munichoise.

Aujourd'hui l'Orchestre Symphonique de Munich se considère comme résolument  engagé vers l'avenir, non seulement sur scène, mais aussi dans la construction d'un paysage culturel inclusif et durable. En tant qu'« Orchestre du changement », son engagement en faveur du développement durable est  également un élément central de son identité. Une constante importante demeure cependant : il y a une semaine, l'orchestre a annoncé la prolongation anticipée du mandat de son chef principal et directeur artistique, Joseph Bastian, pour quatre années supplémentaires. Joseph Bastian préside aux destinées de l'orchestre depuis 2023.

Uncommon Woman

Joseph Bastian
Connu pour sa force d'innovation et sa diversité artistique, l'orchestre a conçu pour l'ouverture de la saison un programme alliant tradition et avenir. Le chef principal Joseph Bastian explique : « Nous célébrons naturellement avec une musique qui le caractérise particulièrement.» Au fil des ans, l'Orchestre Symphonique de Munich s'est fait connaître non seulement pour ses séries de concerts, mais aussi pour ses enregistrements exceptionnels de plus de 500 musiques de film. Un aspect central du concert est la présence accrue de compositrices, que l'orchestre recherche depuis un certain temps. « Nous célébrons notre concert anniversaire non seulement avec l'une de nos solistes habituelles, mais aussi avec des compositrices extrêmement talentueuses », déclare Bastian. Cette curiosité musicale et cette volonté de découvrir de nouvelles voix reflètent l'essence vibrante de l'orchestre et témoignent clairement de la diversité et de la variété artistique. La diversité était bien au cœur du programme : deux femmes dont la première compositrice de symphonie afro-américaine et un concerto de Samuel Barber, un compositeur homosexuel qui entretint une relation de longue date avec un autre compositeur italien naturalisé américain, Giancarlo Menotti. Et dans l'orchestre on aperçoit le groupe des contrebassistes, trois femmes et un homme, ce qui laisse rêveur vu la taille de l'instrument. Et l'énorme tuba est lui aussi desservi par une femme.

Joan Tower — Fanfare for the Uncommon Woman

La soirée a commencé en fanfare avec la sixième fanfare pour la femme hors du commun, Sixth Fanfare for the Uncommon Woman de Joan Tower.

Photo © George Quasha
Joan Tower, née en septembre 1938, est une compositrice, pianiste de concert et cheffe d'orchestre américaine contemporaine, lauréate d'un Grammy AwardElle commença à composer dans les années 1960, à une époque où le monde musical était dominé par les hommes. La compositrice se fit connaître à l'international avec sa  sa première composition orchestrale, Sequoia (1981), un poème symphonique qui dépeint structurellement un arbre géant du tronc aux aiguilles. Parmi ses autres œuvres instrumentales, les Fanfare for the Uncommon Woman  constituent une sorte de réponse et de pendant à Fanfare for the Common Man d' Aaron Copland.

Les cinq premières Fanfare for the Uncommon Woman furent composées entre 1987 et 1993. Elles furent commandées par Absolut Vodka pour  divers orchestres américains et connurent leur première mondiale par l' Orchestre symphonique de Houston sous la direction de Hans Vonk . Il s'agit d'une une série de six courtes compositions, ou « parties » d'une composition qui dure au total  25 minutes. La sixième partie fut composée vingt et un ans plus tard, en 2014.  Ces fanfares rendent hommage aux « femmes qui osent et sont aventureuses », chacune étant dédiée à une femme inspirante de la musique. La sixième Fanfare a été écrite en 2014 pour piano solo, puis adaptée pour orchestre en 2016. Elle a été créée par l' Orchestre symphonique de Baltimore sous la direction de Marin Alsop. D'une durée d'environ 5 minutes et 30 secondes, elle est dédiée à la compositrice Tania Leon .

Samuel Barber — Concert pour violon et orchestre op. 14

Photo Carl van Vechten (1944)
Samuel Osmond Barber II (1910 - 1981) fut l'un des compositeurs les plus célèbres du milieu du XXème siècle. Sa musique de Barber évite généralement les tendances expérimentales du modernisme musical pour privilégier le  langage harmonique traditionnel du XIXème siècle et de la structure formelle englobant le lyrisme et l'expression émotionnelle. 

En 1939, l'industriel de Philadelphie Samuel Simeon Fels commanda à Barber un concerto pour violon destiné à son pupille, Iso Briselli , diplômé du Curtis Institute of Music la même année que Barber, en 1934. Briselli renonça cependant à l'interpréter, estimant le troisième mouvement trop difficile. L'œuvre fut créée en privé début 1940. Suite à cette interprétation, Eugene Ormandy en programma la première officielle lors de deux représentations avec l' Orchestre de Philadelphie à l' Academy of Music en février 1941. Ces représentations furent suivies le 11 février 1941 par une reprise au Carnegie Hall . Dès lors, l'œuvre entra rapidement dans le répertoire standard pour violon et orchestre, devenant l'un des concertos les plus joués du XXème siècle.

Le concerto est écrit pour deux flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors et trompettes ; timbales , caisse claire , piano et cordes. Les trois mouvements (Allegro, Andante et Presto en perpetuum mobile) ont été commentés par Barber de la manière suivante ; 

Le premier mouvement, allegro molto moderato, débute par un premier sujet lyrique annoncé d'emblée par le violon solo, sans introduction orchestrale. Dans son ensemble, ce mouvement s'apparente peut-être davantage à une sonate qu'à un concerto. Le second mouvement, andante sostenuto, est introduit par un long solo de hautbois. Le violon entre avec un thème contrasté et rhapsodique, après quoi il reprend la mélodie du hautbois du début. Le dernier mouvement, un perpetuum mobile , exploite le caractère plus brillant et virtuose du violon.
 
Arabella Steinbacher
Le Münchner Symphoniker et la violoniste virtuose Arabella Steinbacher ont transmué l'exécution de ce concert en un pur enchantement. La violoniste joue sa partie de mémoire et en donne une interprétation épastrouillante. La perfection de sa technique et sa force expressive flamboyante emportent toutes les adhésions. Joseph Bastian en donne une direction inspirée, au cours de laquelle il s'entend à mettre en valeur les différents instrumentistes. Des applaudissements nourris ont entraîné un rappel que la violoniste a honoré avec le solo pour violon du premier mouvement d'une sonate pour violon de Prokofiev. Arabella Steinbacher a été honorée du prêt de deux violons prestigieux grâce au mécénat d'une fondation suisse : un Stradivarius crémonais de 1718 et le Violon Sainton » de Guarneri del Gesù (Crémone, 1744).


Florence Price - Symphonie n° 1 en mi mineur

Photo Georges Nelidoff
Florence Price est née en 1877 en Arkansas
. Douée d'un talent extraordinaire elle rencontra cependant des difficultés à s'affirmer comme musicienne. Elle est femme et elle est afro-américaine, alors deux obstacles dans la course au succès. Aux temps de sa formation, les femmes afro-américaines se voyaient refuser l'accès à l'université et les lois ségrégationnistes interdisaient l'accès au travail dans l'État d'Arkansas. Florence Price put s'inscrire à Boston en se faisant passer pour Mexicaine. Mais le talent finit par l'emporter et finit par couronner la compositrice à qui l'on doit la première symphonie de l'histoire écrite par une femme afro-américaine.

L’œuvre remporta en 1932 le prix Rodman Wanamaker (de 500 dollars) et la partition fut créée l'année suivante, le 15 juin 1933, par l'Orchestre symphonique de Chicago dirigé par Frederick Stock, durant l'exposition universelle de 1933. Le Chicago Daily News qualifia la symphonie comme étant « une œuvre impeccable qui proclame son propre message avec retenue et passion ». Et ce message musical a su clairement intégrer des éléments afro-américains. Florence Price fut une compositrice dont on découvrit récemment l'abondance de la moisson musicale : plus de 300 compositions qui seraient pour beaucoup tombées dans l'oubli, n'eût été la découverte récente, en 2009, de nombreuses partitions dans le grenier de sa maison de Chicago.

Outre l'intégration d'éléments issus de la culture musicale afro-américaine (danse juba, spirituals), on discerne aisément l'influence de la Symphonie du Nouveau Monde d'Antonín Dvořák que Price avait étudiée en  profondeur. À l'instar de Dvořák dont l'oeuvre élève un monument à la Tchéquie, Price a su créer une oeuvre nationale américaine, une oeuvre inclusive. La symphonie fait appel à un nombre impressionnant de percussions : timbales, grosse caisse, cymbales Célesta, « Carillons de la cathédrale », triangle, grand tambour africain, petit tambour africain, Glockenspiel, sifflet à vent et caisse claire. La plupart des interprétations utilisent des cloches tubulaires pour rendre les sonorités des cloches de la cathédrale. Ce fut aussi le cas pour celle du Münchner Symphoniker.

La fête jubilaire du Münchner Symphoniker a remporté un énorme succès et laisse présager bien des lendemains qui chantent, d'autant que l'entente entre Joseph Bastian et l'orchestre est évidente, ce qui constitue un gage de succès.

Crédit photo. La photo de l'orchestre est de © Peter von Felbert    

Richard Wagner. L'homme et le musicien, un texte d'Edouard Drumont à l'époque du premier Rienzi parisien.

 Voici un texte que j'ai longtemps cherché sans arriver à le trouver. Le parisien Edouard Drumont (1844-1917), wagnérien de la première heure,  à l'instar des Léon Leroy, Judith Gautier, Catulle Mendès, Edouard Schuré et Villiers de l'Isle-Adam, avait 25 ans lorsqu'il l'écrivit et le publia sous la forme d'une brochure aujourd'hui difficilement trouvable.  Elle se vendit en 1869 au prix de 50 centimes (1). 

Nous trouvons ici une prose intelligente et élégante. Le texte rend hommage au génie de Wagner, dont il cerne  la personnalité avec une sagacité attachante. Le sous-titre, À propos de Rienzi, est trompeur. Ce texte a été publié à l'occasion de la première parisienne de Rienzi, sans évoquer cet opéra.


RICHARD WAGNER. L'HOMME ET LE MUSICIEN

I

    Dans quelques jours on représentera au Théâtre-Lyrique Rienzi ou le dernier des Tribuns romains, et le nom de Wagner va de nouveau être jeté en pâture aux discussions ardentes, il va soulever les fanatismes et les négations, déchaîner les applaudissements et les railleries. Il nous a paru intéressant d'indiquer la physionomie de l'homme et la personnalité de son génie. 
    Il nous a semblé curieux de revenir en arrière et d'étudier le bruyant passage de Wagner à Paris, de visiter ce champ de bataille artistique où le novateur fut écrasé et non vaincu, et de revoir en appel les pièces de ce procès où Wagner fut condamné sans être entendu, ce qui est mortel pour un musicien qui ne triomphe qu'en étant écouté. 

    Ce n'est point que nous prétendions évoquer des souvenirs qui , parce qu'ils sont oubliés, ont l'attrait de la nouveauté. Jamais l'auteur du Tannhauser et le système wagnérien ne furent plus présents à Paris que du jour où Wagner fut parti, attristé et plein de dédains, que du jour où la formule nouvelle parut écroulée avec le Tannhauser.
   Pour les grands artistes comme pour les grands politiques, pour les doctrines comme pour les individus, la défaite présente est presque toujours le germe du triomphe futur. Dans la Politique et dans l'Art , les lois sont identiques. Tout est action et réaction. 
      L'idée napoléonienne triomphait partout, chère à tous et presque indiscutée après Waterloo, alors que son créateur mourait au delà des mers, et l'on comptait plus de bonapartistes quand un Bourbon régnait qu'on n'en compte assurément aujourd'hui que règne un Bonaparte. 
     Quelque chose d'analogue s'est passé pour Wagner. Débarrassée des faiblesses de l'homme l'Idée a fait son chemin, et dans notre Panthéon de chefs-d'œuvre, aux portes trop étroites pour recevoir une œuvre tout entière, l'œuvre wagnérienne est entrée par fragments. L'Ouverture, la Marche, le Chœur des pèlerins, sont acceptés maintenant et admis, même de la foule, comme d'impérissables merveilles. 
    En entreprenant cette étude nous n'avons donc pas, encore une fois, l'intention de découvrir un homme de génie ou de plaider une thèse contestée. Les gens de bonne foi admettent Wagner comme on admettait, même avant 1830, Hugo et Delacroix. Nous voulons tout simplement esquisser , à l'aide de notes exactes , l'existence du réformateur de la musique. 

II 

     Wagner est né à Leipzig, en 1813, au milieu du grand bruit que faisaient les dernières guerres de l'Empire , secouant l'Allemagne jusque dans ses fondements. Peut-être dût-il à sa naissance au sein des orages le souffle révolutionnaire et violent qui traverse son œuvre.
     Plus heureux que les pauvres petits prisonniers qui s'étiolent dans les collèges et les lycées de France, Wagner reçut une éducation complète dans ces universités et ces gymnases allemands qui semblent une réminiscence de ces merveilleuses écoles d'Athènes, où l'on apprenait à la jeunesse à connaître et à com- prendre le Beau sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations, où, loin de classer et de parquer l'homme en formation dans une spécialité étroite , on lui donnait pour horizon les espaces immenses de l'intelligence humaine. 
     Passionné pour la métaphysique et la philosophie, Wagner promettait d'être un redoutable successeur d'Hegel, quand une symphonie de Beethoven lui révéla sa vocation pour la musique et le décida à prendre pour interprète du Vrai et du Beau, au lieu du livre qui ne s'adresse qu'à l'élite, la forme musicale qui s'adresse à tous. Une grande symphonie qu'il fit prier à la Gewandhaus en 1832, fut son début. 
    Chef d'orchestre à Magdebourg et à Riga , Wagner se maria dans cette dernière ville à une actrice du théâtre, et fit représenter, à Dresde, les Fées et le Novice de Palerme, qui n'eurent aucun succès. 
    Triste, découragé, encore en quête de sa voie, creusant son génie comme on creuse un sol aurifère pour y découvrir le vrai gisement, Wagner vint à Paris chercher la fortune et la gloire. Il y connut toutes les douleurs et toutes les âpretés du début, et, pour vivre, l'immortel auteur du Tannhauser fut réduit à arranger la Favorite pour deux flûtes sur la commande d'un éditeur compatissant. 
     Le futur favori des rois vivait en ce temps-là avec dix-neuf sous par jour et habitait une mansarde rue de la Tonnellerie, dans la maison même où était né Molière ! 

     Candide comme un homme de génie et naïf comme un Allemand, le pauvre Wagner, en débarquant à Paris, s'imaginait qu'il n'aurait qu'à apporter un chef-d'œuvre à l'Opéra pour le faire jouer aussitôt. 
    Donc, un beau matin, il s'en vint trouver Léon Pillet, qui dirigeait alors les destinés de l'Académie de musique ; il avait sous son bras le Vaisseau fantôme
   " Monsieur, je suis inconnu , mais je vous apporte un ouvrage que je serais heureux de voir représenter chez vous. " 
    Léon Pillet fut stupéfait de cette candeur. Le ciel s'écroulant sur sa tête l'eût moins étonné que le tranquille aplomb de l'honnête enfant de la Germanie. Vainement il essaya de faire comprendre au jeune homme quelle chose inouïe, immense, impossible c'était pour un débutant que de forcer l'entrée du Grand- Opéra.
    " Enfin , monsieur, vous êtes ici pour prendre connaissance des œuvres qu'on vous soumet ; je vous laisse mon manuscrit, " reprit paisiblement Wagner avec une obstination tudesque. 
    Léon Pillet était tellement étonné qu'il se laissa mettre le manuscrit dans les mains. Quinze jours après, imperturbable dans sa naïveté, Wagner revenait demander une réponse . Chose inouïe ! il fut reçu!      Au lieu de le mettre au rancart, Léon Pillet avait, dans une heure d'ennui, jeté les yeux sur le Vaisseau fantôme
     " Jeune homme , il y a une idée dans votre affaire. Je l'accepte. "
     Le cœur du pauvre débutant bondit sans doute dans sa poitrine ; il se dit que tous ces gens, qui parlaient d'obstacles et de difficultés, étaient ou des imbéciles ou des jaloux. Inconnu , étranger , sans protections, il allait avoir une pièce jouée sur le premier théâtre du monde.... 
       Eh bien , monsieur , quand pourrai -je vous faire entendre ma musique au piano ? "
      " Votre musique ? Ah ! nous n'en avons pas besoin ! ... et Pillet eut un geste ineffable de mansuétude et de dédain. Nous vous laissons la musique, mais nous prenons le livret et nous le payons 500 francs."           C'était un rude coup pour ce pauvre homme de génie, aux yeux duquel venait de luire , pendant une seconde , une si magnifique espérance. 
       On pense sans doute qu'il se leva indigné et qu'il foudroya de la conscience de son génie le directeur de l'Opéra. Ceux qui pensent ainsi n'ont jamais subi les angoisses de la pauvreté. Wagner demanda huit jours pour réfléchir et, deux jours après, la misère, le prenant par la main , le ramenait chez Léon Pillet .        Avec ces 500 francs , Wagner s'enfuit à la campagne, à Meudon, et dans l'ombre des bois, et sous la fraîcheur des arbres, il écrivit le Tannhauser, qui devait, quelques années plus tard, être représenté à l'Opéra et servir de champ de bataille à la lutte de deux écoles. 
    Léon Pillet donna le Vaisseau fantôme à Distch, le chef d'orchestre qui le tourmentait depuis longtemps pour avoir un livret. Distch fit là-dessus une musique inepte, qui fut sifflée et gagna l'immortalité à cette circonstance, car les savants qui, dans quelques siècles, feront des commentaires sur le Vaisseau fantôme de l'homme de génie, diront certainement un mot en passant du Vaisseau fantôme de l'hom- me médiocre. 
    Le pauvre Allemand n'avait qu'un désir, celui de quitter cette terre inhospitalière. Meyerbeer lui en facilita les moyens et lui fit obtenir la place de maître de chapelle auprès du roi de Saxe, position qu'avait jadis occupée Weber. Un bienfait est toujours perdu, dit le sage. Wagner, dont le caractère n'est pas à la hauteur du génie, témoigna plus tard sa reconnaissance à Meyerbeer en l'éreintant dans l'ouvrage intitulé : De l'Opéra et du Drame (2). 

III 

    Wagner fut vite en faveur auprès de la cour de Saxe, cour artiste et amie des plaisirs intellectuels comme une petite cour italienne au temps de la Renaissance. Il fit représenter au théâtre de Dresde Rienzi, qui obtint un immense succès. C'est ce Rienzi que nous allons entendre , et disons le en passant, il ne donne que d'assez loin l'idée du système qui devait aller jusqu'à Tristan et Iseult. Il appartient à la première manière du maître qui, dans cet opéra de transition, semble flotter entre Gluck, Meyerbeer et Weber. Il y a dans Rienzi autant de mélodies que dans n'importe quelle partition de Verdi. — Ceux qui applaudiraient et ceux qui siffleraient au nom d'un système seraient également dans l'erreur. 
    Après Rienzi vint le Tannhauser, qui fut accueilli avec enthousiasme, et enfin Lohengrin. 

    Les événements de 1848 arrivèrent. Wagner, républicain comme tous les gens intelligents, ingrat et cruel comme tous les fanfarons de démocratie, demanda la tête du souverain qui l'avait comblé de bienfaits. Le souverain tint à garder sa tête, le mouvement fut comprimé et Wagner fut obligé de se réfugier en France. Belloni, secrétaire de Liszt, lui trouva un asile à Reuilles. Il resta là quelques mois , pleurant presque toute la journée et se plaignant amèrement de ne pas avoir son femme avec lui. Il alla plus tard rejoindre sa femme à Zurich, se fixa en Suisse et ne quitta désormais ce pays que pour aller donner à Paris ses fameux concerts .  

IV 

    Du fond de sa retraite de Zurich, Wagner avait malgré tout les yeux constamment tour- nés vers cette France , où jusque-là cependant il n'avait trouvé que le dédain et la misère . Il rêvait , pour son œuvre , la consécration de Paris. Un éditeur dévoué donna à Wagner les moyens d'entamer cette campagne décisive. M. Schott acheta dix mille francs, sans savoir s'il serait jamais représenté, le gigantesque opéra des Niebelungen, qui contient quatre opéras en un seul le Rheingold (l'Or du Rhin), dont un acte se passe au fond du fleuve et dont Wagner avait fait lui-même la machi-nation avec cette multiplicité de facultés que possédaient les grands artistes du seizième siècle, la Walküre, la Jeunesse de Siegfried et la Mort de Siegfried

    En arrivant à Paris, Wagner rencontra Giacomelli. Connu de tout le monde artistique et complètement ignoré de la foule, Giacomelli est une personnalité . Le bureau de rédaction de la Presse musicale est le rendez-vous de tous les ténors, barytons, basses, soprani, contralti, de tous les pianistes, violonistes, violoncellistes du monde. Il organise, à lui seul, en trois mois, plus de concerts qu'un mélomane n'en pourrait entendre en dix ans. Habile, souple, jouant du monde parisien avec la délicatesse et la sûreté qu'un exécutant consommé déploie à toucher le clavier d'un piano, enthousiaste du beau comme un artiste et adroit comme le plus retors des hommes d'affaires, Giacomelli fut pour Wagner d'un inappréciable secours. Tout autre que Wagner, disons le, eût triomphé avec le fanatique concours de Giacomelli. 
    Il s'agissait d'abord de faire connaître Wagner à Paris. 
    On s'occupa d'organiser des concerts. Ce furent d'inextricables et sans cesse renaissantes difficultés. Avant tout, il fallut trouver une salle, et la salle des Italiens réunissait seule toutes les conditions nécessaires. 
    Calzado, qui n'attachait pas ses chiens avec des saucisses, s'il mettait des paquets de cartes préparées dans ses poches de côté, éleva devant Wagner d'exorbitantes prétentions. La salle fut louée huit mille francs, et Wagner devait payer, à part l'orchestre l'éclairage et les frais accessoires. Ce fut bien une autre affaire pour organiser l'orchestre formidable indispensable à l'exécution .
   Il arriva cette fois encore ce qui se produisit au Conservatoire quand Habeneck fit répéter les premières symphonies de Beethoven. Les musiciens , — tous gens de valeur et de talent cependant, — furent complétement désorientés et déclarèrent la musique de Wagner impossible à la première répétition. À la fin de la troisième, une immense acclamation s'éleva, et, pendant cinq minutes, l'orchestre couvrit d'applaudissements et de hurrahs le puissant maestro ému et enorgueilli comme un général salué imperator par ses soldats. Voici quel était le programme du premier concert : 



     La sensation fut profonde à Paris, et malgré d'énergiques protestations, les concerts eurent un grand succès. La critique se partagea en deux camps. Franck Marie, Gasperini, Rayer, Saint-Valry, Léon Leroy, pour ne citer que ceux-là, se déclarèrent pour Wagner.  Azevedo, Fétis , Chadeuil le traitèrent de sauvage et de fou. Chez Scudo, l'hostilité prit les proportions de la rage. M. Perrin écrivit dans la Revue contemporaine quelques articles très remarquables et très enthousiastes. M. Jouvin, — un converti d'hier, — déclara que si Berlioz était le Robespierre de la musique, Wagner en était le Marat. Berlioz fi , dans les Débats, un feuilleton fort embarrassé , qui lui attira une lettre très vive de Wagner , lettre qui fut insérée dans le même journal. Rossini se déclara admirateur de Wagner et écrivit pour protester contre un mot ridicule qu'on attribuait au Cygne de Pesaro. Champfleury publia une biographie de Wagner qui fit grand bruit. 
    M. Albert Wolff, qui poursuit depuis quelque temps son compatriote de railleries d'un goût assez douteux, fut dithyrambique dans son compte rendu. En voici quelques lignes : 

    Reçu à son entrée dans la salle par des applaudissements frénétiques, Wagner eut quelque peine à cacher son émotion .... Enfin la bataille commença. 
  Tannhauser et le Vaisseau fantôme ont donné les premiers et emporté le succès à la baïonnette. Après quelques escarmouches brillantes , Wagner donna l'ordre à sa vieille garde de marcher. Alors l'orchestre et les chœurs ont entonné la finale de Lohengrin une des pages les plus brillantes, les plus audacieuses de la musique moderne. 
   Le public, les musiciens, les choristes électrisés se levèrent comme un seul homme et témoignèrent par leurs bravos enthousiastes désormais le que talent de Wagner était naturalisé français. 

    Voilà en quels termes , en 1860, M. Albert Wolff parlait de celui qu'il appelle maintenant le Polonais de la Musique. Il ne nous appartient pas d'estimer les raisons qui ont pu le faire changer d'avis. À la suite des concerts de Paris, Richard Wagner fut demandé à Bruxelles et y donna deux grands concerts au théâtre de la Monnaie. Ce fut la répétition des concerts de Paris, même désordre et même tâtonnement chez les musiciens de l'orchestre, même enthousiasme quand la lumière jaillissant tout à coup dans cette nuit profonde illumina l'œuvre du Génie, même sensation et même succès. 
    Fétis ne goûta que médiocrement le système de Wagner. En vain Wagner était venu lui exposer ses idées avec cette verve, cette éloquence, cette hauteur de vue qu'il apporte dans sa conversation. Fétis écouta sans dire un mot, la tête dans ses mains , et son premier soin fut de demander la révocation de M. Samuel, professeur au Conservatoire , qui s'était fait le courageux champion de la formule nouvelle. M. Samuel ne perdit rien du reste à cette disgrâce, il organisa les Concerts populaires de Bruxelles , et devint quelque chose comme le Pasdeloup de là-bas . 


    Pour Wagner, les concerts n'étaient qu'un moyen de se faire connaître et d'arriver à l'Opéra. On fit quelques démarches rue Lepelletier, mais M. Alphonse Royer était au moins aussi timide que M. Léon Pillet. On n'obtenait que des réponses évasives. Wagner comptait déjà cependant des partisans influents et dévoués. Mme de Metternich, sympathique aux arts comme une grande dame d'autrefois, s'était déclarée chaleureusement pour lui. Les frères Erlanger lui avaient ouvert un crédit. Le comte de Hasfeld était un de ses grands admirateurs. Cependant les choses n'avançaient pas. 
    En vain on multipliait les visites chez le comte Bacciochi, on n'était pas reçu ou on l'était mal. Les domestiques mêmes dans leur sphère modeste semblaient ennemis de la musique de l'avenir. Détail assez ignoré. C'est au maréchal Magnan et non à Mme de Metternich que revient l'honneur d'avoir fait jouer le Tannhauser . Wagner avait remarqué son assiduité et son attention aux concerts. Sur le conseil de Giacomelli il lui demanda une audience. Deux heures après une estafette arrivait à franc étrier porter une lettre du maréchal annonçant qu'il attendait Wagner pour le lendemain. 
    Wagner reçut du maréchal un accueil on ne peut plus sympathique. « Monsieur , lui dit Magnan en le quittant, je suis un soldat et non un dilettante, mais votre musique m'a passionné et ému, j'aurai l'honneur de voir l'Empereur ce soir et je vous donne ma parole de lui parler de vous. » 
    La parole fut tenue, et quand, quelques jours après, Wagner revint au ministère, les domestiques, les employés, le comte Bacciochi, tout le monde était devenu wagnérien. 
    M. Royer reçut l'ordre de jouer le Tannhauser. Quand il fallut lui faire entendre la partition, ce fut le baron de Bulow, gendre de Litz, qui la joua tout entière de mémoire. 
    Les rôles furent ainsi distribués : « Vénus, Mme Tedesco. Élisabeth, Mme Sass, Wolfram, Morelli. Le pâtre, Mlle Mélanie Reboux. On fit venir d'Allemagne le ténor Niemann que Wagner avait perdu de vue depuis longtemps , mais qui s'était acquis une immense réputation en jouant les opéras du maître. Ce dernier choix fut malheureux de toutes les façons , et quand les querelles éclatèrent à l'Opéra, Niemann se déclara ouvertement contre Wagner. 
   Les répétitions commencèrent. Le caractère absolu de Wagner , qui contrastait avec la douceur mielleuse de Meyerbeer, lequel obtenait tout par l'aménité de son langage, jeta le trouble à l'Opéra. Bientôt le maître eut contre lui tous le chefs du service et même le chef de claque, l'illustre M. David. Pour comble de maladresse, Wagner publia en ce moment ses poèmes d'opéra avec une préface fort orgueilleuse et fort mal traduite qui fut plus mal interprétée encore et qui indisposa l'opinion publique contre lui.
     Cependant tout Paris était en rumeur. On sortait à peine de cet effroyable silence qui suivit le coup d'État, et pendant lequel on n'entendait que le murmure des serviles adulations et le bruit des sacs d'écus qu'on vidait dans la caisse sans fond des grandes compagnies. Un événement artistique était aussi important alors qu'un défi entre les blancs et les bleus dans l'antique Byzance. Toute la passion détournée des luttes politiques se reportait de ce côté. 
    Deux partis se formèrent acharnés, aveugles, absolus, qui prirent pour signe de ralliement la plume du chapeau de deux grandes dames. Mme de Metternich était wagnérienne, Mme Walewska se déclara contre Wagner. Comme au temps de la Fronde deux femmes furent les chefs d'une armée. Les abonnés de l'Opéra étaient hostiles à Wagner, car Wagner avait tout d'abord absolument refusé de se prêter aux ridicules conventions de l'Opéra français et d'intercaler un ballet dans le Tannhauser. Il avait fini cependant par se décider à composer la Bacchanale, une des perles éclatantes de cette merveilleuse partition, mais cette concession tardive et incomplète ne satisfit personne. 
    La première représentation approchait. Le mot d'ordre fut donné : il ne fallait pas laisser entendre la pièce et surtout ne pas la laisser finir. On enrégimenta des domestiques qui occupèrent les places inférieures. On acheta partout des sifflets de chasse et l'on fit une razzia de ces petits chiens de treize sous qui aboient quand on les presse un peu. Les places atteignirent des prix inouïs pour une époque où la manie des premières n'était pas devenue comme en ces derniers temps une espèce de délire. Tout le monde s'attendait à une soirée à émotion.
    Jusqu'au dernier moment Wagner avait demandé à conduire l'orchestre lui -même ; dans cette bataille mémorable il voulait exposer sa personne en même temps que son œuvre. Distch , — celui qui battait la mesure en rond, — refusa obstinément de lui laisser prendre le bâton du commandement .

VI 

      La toile se leva enfin sur le Tannhauser
    On écouta d'abord en silence . La Bacchanale donna lieu à quelques protestations. Le duo entre Vénus et le Tannhauser, auquel Wagner avait eu le tort de donner d'excessives proportions, fut légèrement sifflé. Mais ce fut au concours des chantres d'amour que l'orage éclata. Aux sifflets, aux cris : assez ! assez ! répondaient de frénétiques applaudissements. C'était un tumulte indescriptible. Les chanteurs restaient sur la scène sans pouvoir parvenir à se faire entendre. Ni à cette première ni aux réprésen- tations suivantes on n'entendit un mot du célèbre pèlerinage dit par Nieman. 
    Telle fut la première du Tannhauser.  
   Caché au fond de la loge de la direction, Wagner assistait impassible à ce désastre, écoutant plus sans doute cette magnifique musique qui lui affirmait son génie que les sifflets qui ne prouvaient que la grossière brutalité du public de l'Opéra. La première soirée avait été une soirée agitée, la seconde faillit être une bataille. Malgré la présence de l'Empereur on siffla avec une recrudescence de violence. Les gens du monde une fois sortis de leur calme conventionnel et de leurs convenances factices montrent plus de brutalité et de violence que le goujat vulgaire. On sifflait, je l'ai dit, malgré la présence du Souverain, ce qui est peut-être permis aux républicains, mais qui est de la plus suprême inconvenance pour des gens qui acceptent l'étiquette et qui s'y conforment servilement en temps ordinaire. On insultait la princesse de Metternich , intrépide et superbe dans son enthousiasme, et chaque fois qu'elle applaudissait, une partie de l'orchestre se retournait vers elle en sifflant comme pour la narguer et lui dire:  " Vois ce que nous faisons de l'œuvre de cet homme de génie que tu aimes et que tu défends."
    De vrais gentilshommes, des grands seigneurs d'autrefois eussent respecté leur Souverain, une femme, un étranger. L'aristocratie de la démocratie n'a point le sens de toutes ces choses, elle reste peuple malgré l'apparence, elle redevient populace quand elle est excitée et déchaînée, et sous le gant blanc vous trouverez encore la main brutale, marque indélébile de l'origine prolétaire. 
    Ce sera certes ure vilaine page dans l'histoire artistique de la France que l'accueil fait au Tannhauser. Ce fut pour les honnêtes gens et pour les gens de cœur un triste spectacle que de voir tous ces impuissants qui avaient trouvé une fortune dans leur berceau se faire un jouet de l'arme meurtrière du sifflet et goûter une joie stupide à écraser un chef- d'œuvre, à briser le cœur d'un homme de génie. 
    À la troisième représentation , qui eut lieu huit jours après la seconde , la courageuse princesse de Metternich, lasse de lutter contre cette aveugle fureur des gandins, vit que tout était perdu. On peut toucher le cœur d'un jacobin farouche, quelque chose bat encore sous cette rude poitrine. Quel moyen employer contre ces âmes de petits crevés, — on ne les appelait pas encore ainsi, — âmes vides, desséchées, ankylosées, pétrifiées ? Devant cette imbécillité implacable, la pauvre princesse brisa son éventail comme un soldat accablé par le nombre brise son épée, et vint, suffoquée de larmes, tomber au fond de sa loge.
    Le commissaire de police s'était obstinément refusé à rétablir l'ordre. Sa consigne était : Laissez passer la justice du Jockey-club. « Ces messieurs sont du Jockey, » disait-il, quand on lui montrait quelqu'un troublant évidemment le spectacle et qu'il n'eût pas hésité dans un autre lieu à faire brutaliser par ses agents et à mettre au violon pour lui apprendre à respecter la musique. Ils sont du Jockey, et il en avait plein la bouche, de ce mot du Jockey. Murat, Aguado, etc., étaient au nombre des siffleurs, conséquemment on avait le droit d'empêcher le vrai public d'entendre et de juger. 
    La direction avait malgré tout des velléités de résistance, ce qui s'explique peut-être par ce fait que la salle était entièrement louée jusqu'à la seizième représentation. Mais, à la suite de la troisième représentation, une conférence eut lieu chez Wagner. Le baron Erlanger, Nuitter, Gasperini, Giacomelli assistaient à cette conférence. Il fut décidé qu'on retirerait la pièce et on rédigea, en commun, la lettre suivante pour M. Alphonse Royer : 

    Monsieur le Directeur,
    L'opposition qui s'est manifestée contre le Tannhauser me prouve combien vous aviez raison quand, au début de cette affaire, vous me faisiez des observations sur l'absence du ballet et d'autres conventions scéniques auxquelles les abonnés de l'Opéra sont habitués. 
    Je regrette que la nature de mon ouvrage m'ait empêché de me conformer à ces exigences. Maintenant que la vivacité de l'opposition qui lui est faite ne permet même pas à ceux des spectateurs qui voudraient l'entendre d'y donner l'attention nécessaire pour l'apprécier, je n'ai d'autre ressource honorable que de le retirer.
    Je vous prie de faire connaître cette décision à S. Exc . M. le Ministre d'État . 
                                                                                                    RICHARD WAGNER 

VII 

    Les journaux, après le Tannhauser comme après les concerts, se partagèrent à peu près également en deux camps. Tous, cependant , ou presque tous, furent d'accord pour constater que l'on avait empêché le vrai public d'entendre et de se prononcer en connaissance de cause, sans flétrir néanmoins les braves gens qui avaient commis cette action honteuse vis-à -vis d'un étranger. C'était surtout avec la loi de ce temps - là que toute vérité n'était pas bonne à dire. Janin écrivit sur l'éventail brisé de la princesse de Metternich un feuilleton splendide d'un bout à l'autre. Il est brisé le bel éventail ...
    Dans les choses les plus tristes, a-t -on dit, il y a toujours un côté gai. Le côté gai fut l'indécision des officieux. La princesse Walewska était la femme du ministre d'État, mais Mme de Metternich avait une grande autorité à la cour. Un ministre d'État est un personnage, mais l'ambassadeur d'une grande puissance avec laquelle on est d'autant mieux qu'on vient de se battre avec elle, n'est pas une force à dédaigner, et ils étaient comme un huissier qui entend tinter deux sonnettes à la fois. Enfin, on vit, un jour, Fiorentino sortir radieux du ministère. « Enfin, s'écria-t-il, je vais pouvoir l'aplatir... » 

    Wagner resta à Paris un an encore environ après le Tannhauser. Avec ses goûts dispendieux, son amour des belles choses, il s'était fait une légion de créanciers. La générosité d'un éditeur l'aida encore à sortir de ce mauvais pas. Flaxand avait acheté et payé la partition du Tannhauser bien avant la représentation. Après le désastre, il vint trouver Wagner et lui offrit spontanément une somme considérable, en s'excusant de ne pouvoir faire davantage

    Le décret de proscription venait d'être révoqué. Wagner retourna à Zurich, d'où le jeune roi Louis II, de Bavière, le fit venir à Munich. La façon dont il fut amené près du roi a je ne sais quoi du despotisme fantaisiste des cours d'Orient . « Je veux voir Wagner, » dit le roi Louis un matin en s'éveillant ; et un aide de camp reçut l'ordre de trouver et d'amener Wagner au monarque. 
    On disait le maître à Vienne. 
   Pendant trois jours et trois nuits l'aide de camp parcourut Vienne dans tous les sens, fouilla la ville dans tous les coins et recoins,, alla des bouges aux palais et des palais aux bouges. Pas de Wagner ! Quand il revint sans Wagner, le roi fronça son royal sourcil. « Wagner ou votre démission ! » Et sans souffler, sans se reposer, sans embrasser sa famille, l'aide de camp, marchant toujours devant lui comme un personnage des légendes allemandes, dut s'élancer dans sa chaise de poste et courir après l'auteur du Tannhauser qu'il finit par dénicher à Zurich. 

VIII 

    Wagner devint vite l'ami de son jeune souverain, qui donna à son musicien favori le luxe nécessaire à son tempérament.  À Vienne , Wagner fut l'objet, en plein théâtre, d'une ovation sans exemple qui le vengeait bien au delà des insultes des beaux messieurs de Paris. Quand il entra dans la salle, à une représentation de Lohengrin, les spectateurs se levèrent et, pendant dix longues minutes , acclamèrent le maestro. Debout, dans sa loge  Wagner pleurait à chaudes larmes, ému jusqu'à défaillir de cet accueil triomphal, qui était une éclatante protestation contre l'injustice de la France. 
    À son voyage en Russie , Wagner reçut de la princesse Hélène le contrat de propriété d'une charmante maison. Partout on s'efforçait de donner au grand homme, en marques d'honneurs , la compensation des violences dont il avait été l'objet parmi nous. Depuis son départ de Paris, Wagner fit jouer les Niebelungen , Tristan et Iseult et enfin les Maîtres chanteurs.

IX 

    Nous avons esquissé à grands traits la vie du musicien. Il nous reste à donner quelques détails sur l'homme. 
   Il suffit de regarder Wagner pour deviner une individualité exceptionnelle. Le front est large et magnifiquement développé, le regard est fin et pénétrant, la bouche est sarcastique ; l'ensemble exprime un mélange de finesse et de bonté. 
   Profondément spiritualiste dans son œuvre, l'auteur du Tannhauser est matérialiste dans sa vie. Généreux jusqu'à la prodigalité, il aime les beaux meubles et les appartements somptueux, la bonne chère, le champagne et les vins du Rhin pétillant dans le cristal, la nappe éclatante de blancheur sur laquelle ruisselle la lumière des bougies. 
    En quittant l'avenue Matignon où il habita à son arrivée à Paris, il se fit meubler, rue Newton, un hôtel ravissant qu'il fut forcé bientôt d'abandonner pour un appartement relativement plus modeste, rue d'Aumale. 

    Balzac travaillait dans une robe de moine. Wagner a une passion pour les robes de chambre en velours, violet ou bleu de roi, que relèvent de grosses torsades d'or. Wagner ne travaille guère que le matin ; il fume d'abord deux ou trois pipes dans un magnifique calumet turc, et se met à écrire, comme Chérubini, debout sur un pupitre à hauteur d'appui  Chose étrange ! il ne trace absolument pas une note sur le papier sans avoir tout le morceau dans sa tête. Le chef- d'œuvre sort tout armé du cerveau de ce Jupiter créateur, et telle est sa fermeté de conception, qu'il ne fait pas une rature en cent pages, malgré la complexité des éléments dont se compose son œuvre, malgré la variété des motifs et la richesse de l'orchestration. Ce n'est plus un compositeur, c'est un copiste merveilleux , — un copiste qui ne se trompe jamais. 

    Wagner est un des plus éloquents causeurs qui existent ; sa conversation roule des idées et des paradoxes comme certains fleuves roulent de l'or. Entre amis, quand le milieu est sympathique et favorable, il monte parfois à de très grandes hauteurs ; il préfère même les sujets les plus abstraits et les plus élevés, et souvent se perd dans les spéculations nuageuses familières aux philosophes allemands.        Depuis Goethe, jamais homme de génie ne  fut plus égoïste que Wagner, — pas même Victor Hugo. Il y a chez lui un certain développement du sentiment de la personnalité, une profonde conscience de son génie, une irrésistible propension à tout sacrifier à ses idées. C'est le moi haïssable de Pascal dans toute sa naïve effronterie. Ses amis ne sont pour lui que des instruments : il les emploie avec le même sans gêne qu'il emploie les instruments d'un orchestre, pour seconder et accompagner son œuvre. Nul n'a rencontré plus de dévouements, plus de fanatismes, plus de séides enthousiastes et prêts à mourir pour lui. Nul n'a moins reconnu et moins apprécié le dévouement. Cela lui est dû, pense-t-il probablement . Wagner eut-il tous les torts envers Meyerbeer qui du moins le sauva des âpretés de la misère parisienne en lui faisant donner la place de maître de chapelle à la cour de Dresde et qu'il a éreinté à outrance dans le Roman et le Théâtre ? Nous l'ignorons ; mais nous pourrions hélas ! citer vingt exemples qui dénotent une incroyable sécheresse de cœur.
    Gounod avait pour Wagner une respectueuse déférence et devant lui gardait l'attitude d'un enfant devant son père, d'un disciple devant son maître. Wagner a écrit sur l'auteur de Faust un article où la grossièreté dans la forme est au niveau de l'injustice dans les jugements... Insolent et hautain dans la prospérité, Wagner a des affaissements profonds dans la défaite. Mais ces affaissements ne durent que quelques jours et font place à une charmante ironie où l'homme d'esprit se raille tout le premier en raillant les autres. Pendant six mois il signa toutes ses lettres : l'auteur sifflé du Tannhauser, et personne ne parlait de ces tristes soirées avec plus de verve et d'entrain. 
      Doué d'une dévorante activité qui est un peu l'activité d'un hanneton colossal, Wagner manque absolument de savoir-faire , et le nombre des ennemis que ses façons d'agir lui ont créé n'a d'égal que le nombre des amis que son génie lui a conquis. 


    Il nous faudrait d'immenses développements pour donner une idée même incomplète du système wagnérien. Cette étude exigerait un livre tout entier. — Essayons cependant en quelques lignes d'indiquer les points saillants de ce système qui n'a pas encore trouvé de formule esthétique bien précise et bien nette. 
    On a prétendu que Wagner proscrivait la mélodie, — rien n'est plus faux, — seulement il ne veut pas que la mélodie soit réduite à quelques morceaux entre lesquels il n'y a plus que le vide, il la répand également sur l'opéra tout entier et sur l'orchestre dont il double l'importance et qui devient partie concertante dans l'exécution. Ce que le maître proscrit ce sont les ornements de mauvais goût plaqués à tort et à travers qui détruisent l'unité et l'homogénéité de l'œuvre, ces cavatines, ces soli chantés par une femme ou par un homme qui vient se camper devant le trou du souffleur, ces coupes stéréotypées qui sont des clichés musicaux, — quelque chose comme les songes des tragédies classiques. 
    Wagner rêve l'union intime du drame et de la musique, le drame appuyé et soutenu par la musique, la musique expliquée par le drame, — le tout relié par une chaîne harmonique non interrompue, — en un mot la tragédie parfaite et complète. 
    Les compositeurs d'ordinaire ne se préoccupent que de donner à l'oreille un agréable chatouillement, que de produire un bruit plus ou moins heureux et réussi, Wagner prétend s'adresser à l'âme et par un noble réalisme lui procurer de généreuses émotions, lui traduire sous la forme matérielle d'une musique immatérielle le Beau , le Vrai et le Bon.
    L'auteur du Tannhauser est en effet profondément spiritualiste. On a discuté longtemps sur la moralité du théâtre ; avec des auteurs comme Wagner cela ne ferait plus même question. La devise de son œuvre pourrait être le mot de Platon : le Beau est la splendeur du Vrai. Le Tannhauser représente la lutte du matérialisme et du spiritualisme, le chevalier chrétien aux prises avec les séductions de la Vénus païenne, — créature du démon et éternelle comme le démon. Lohengrin, sous une autre forme, répond aux mêmes préoccupations qui sont certes les préoccupations d'un esprit autrement élevé que celui de nos compositeurs modernes. Lohengrin c'est l'idéal , l'ange descendu du ciel pour protéger l'innocence et com- battre l'iniquité, le Mal. Lohengrin délivre Elsa en lui faisant jurer de ne pas chercher à s'attacher à lui par des liens matériels. Mais Elsa c'est la fille d'Eve ou plutôt c'est Eve elle-même avec sa curiosité diabolique de savoir , de posséder et de jouir. Elle rêve de goûter avec Lohengrin l'ange-chevalier des plaisirs charnels, mais la vision qui a un moment pris la forme humaine se dégage et disparaît dans un char de feu. 
    Évoquer par l'Art les idées les plus pures et les plus hautes, faire appel aux plus nobles aspirations de l'être humain, substituer aux opéras de carton les drames palpitants du cœur humain, en interpréter par la musique qui est la langue des âmes toutes les impressions et toutes les douleurs, — voilà quelle est l'esthétique de Wagner. 
    Nous ne savons trop jusqu'à quel point le système wagnérien peut, comme Wagner l'affirme, exercer une influence considérable au point de vue social. Wagner mort et immortel sera-t-il le pontife artistique d'une société idéale régénérée par le retour au christianisme ou ayant trouvé enfin le chemin de cette terre promise de l'humanité qu'ont rêvée tant de grands esprits depuis l'auteur de la République jusqu'à l'auteur du Tannhauser ? Ces œuvres impérissables auront-elles pour les siècles à venir le caractère sacré qu'avaient pour la Grèce la Théogonie d'Hésiode ou les hymnes de Pindare ? Nous ignorons tout cela parfaitement et nous n'avons point à entrer ici dans cet ordre de discussion . Wagner, en tout cas, est le musicien de l'Avenir, et ce titre qu'il prend n'est point un acte d'orgueil, mais l'affirmation d'une foi ardente et légitime. Dans dix ans , — ce qui n'est pas loin dans l'Avenir , — on jouera TannhauserLohengrinTristan et Iseult sur toutes les scènes du monde, et la foule ratifiera l'opinion des connaisseurs qui ont proclamé Wagner le plus grand musicien du dix-neuvième siècle. 

XI 

    C'est pour cela encore une fois qu'il nous a paru intéressant d'étudier la physionomie du maître inspiré dont le front s'éclaire déjà du reflet de l'immortalité. Nous avons fait cette étude comme il nous a semblé qu'elle devait être faite, sans parti pris et sans concessions à notre admiration, — loyalement et sincère ment. Il faut accepter certaines défaillances et certaines oppositions entre le caractère et l'œuvre chez les plus admirables et chez les plus illustres. L'écrivain qui apprécie et qui juge n'est point tenu d'avoir la pieuse attention des fils de Noé . 
    Wagner met son cœur dans son œuvre. Il l'y met tout entier et c'est pour cela, sans doute, comme nous l'avons vu, qu'il lui en reste si peu dans la réalité. Ces sentiments élevés qui inspirent sa musique rappellent Sénèque écrivant l'éloge de la pauvreté en buvant le Falerne dans l'or — L'artiste est grand, l'homme est petit.

                                                                                                                        Paris , 2 avril 1869