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mercredi 23 avril 2025

Le Festival de Pâques de Salzbourg présente une version revisitée de la Khovanchtchina

Marfa - Nadezhda Karyazina (scène finale, la pluie de cendres)

Le Festival de Pâques de Salzbourg 2025 a mis à l'affiche La Khovanchtchina, le chef-d'œuvre inachevé de Modest Moussorgski, dans une version retravaillée qui a pour ambition de présenter cet opéra dans son intégralité, tout en tentant de répondre à ce que Moussorgski recherchait apparemment. La nouvelle production a été confiée au metteur en scène et acteur britannique Simon McBurney, qui a travaillé en synergie avec son frère, le compositeur Gerard McBurney et avec le chef d'orchestre Esa-Pekka Salonen, une équipe qui se connaît de longue date. La version du Festival utilise les orchestrations de Dmitri Chostakovitch  et d'Igor Stravinsky, complétées par une passerelle entre ces deux parties composée par Gerard McBurney. Pour cette entreprise, le Festival a travaillé en coproduction avec le MET de New York qui jouera l'opéra probablement en 2030.

Passionné par l'histoire de sa patrie, Modeste Moussorgski avait commencé le projet en 1872 alors qu’il travaillait encore sur l’opéra Boris Godounov. Le compositeur avait mené une recherche quasi obsessionnelle sur une partie sombre de l'histoire russe, le soulèvement des Streltsy au 17e siècle. Les événements, pleins de conspirations et de violences impitoyables, ressemblent étrangement aux événements qui se déroulent dans la Russie d'aujourd'hui. Esa-Pekka Salonen estime qu'en opérant quelques changements dans les noms et les détails, le chef-d'œuvre inachevé de Modest Moussorgski pourrait être une histoire de notre époque : les plans de coup d’État d’une armée privée implosent et s’évanouissent en fumée,  des tentatives sont faites pour instrumentaliser la religion afin de promouvoir des aspirations politiques, la désinformation règne en maîtresse, les gens ne savent plus que croire et finissent par se méfier de presque tout le monde. Les rebelles sont confrontés à de lourdes sanctions, mais soudain, le tsar Pierre le Grand qui vient d'accéder au pouvoir gracie les révoltés.

L’histoire de la Khovanchtchina est fascinante et complexe. Il s'agit du dernier opéra de Modeste Moussorgski, resté inachevé à sa mort en mars 1881. Il n'a laissé que des esquisses fragmentaires et aucune partition pour piano des deux dernières scènes. La première version de l'opéra dans son intégralité fut achevée dés 1882 par Nikolaï Rimski-Korsakov, ami de Moussorgski, qui pallia l'absence de  fin en en ajoutant une fin de sa propre composition. En 1913, Igor Stravinsky ajoute une nouvelle fin pour Sergei Diaghilev et les représentations parisiennes organisées dans le cadre des Ballets russes. Finalement, en 1958, Dmitri Chostakovitch retravailla toute l'orchestration à partir d'une édition des esquisses de Moussorgski, datant de 1931, par le musicologue Pavel Lamm et le compositeur Boris Asafiev, en y ajoutant sa propre fin. Depuis lors, la version de Chostakovitch s'est imposée dans les maisons d'opéra du monde entier.

La production salzbourgeoise présente une version de la fin de l'opéra qui tente de rester aussi proche que possible des esquisses manuscrites survivantes de Moussorgski avant de passer au final du début du 20e siècle composée par Stravinsky. Le travail sur ces esquisses a été dirigé par le compositeur Gerard McBurney, un spécialiste de la Russie, qui a accordé une attention particulière à une seule page extrêmement révélatrice de l'écriture de Moussorgski, découverte plusieurs décennies après l'achèvement de la version de Chostakovitch et aujourd'hui conservée au Musée de la musique de Moscou. « J'ai vu, - commente Gerard McBurney, - que cette fragmentation de la musique survivante nous permet de moduler une expérience fascinante, depuis la merveilleuse version de Chostakovitch, en passant par une sorte de terrain vague dans lequel nous n'avons que les esquisses fragmentaires de Moussorgski, jusqu'à la belle rédemption de la conclusion de Stravinsky. » Nous voulions nous assurer que le public entende chaque note de Moussorgski. » L'artiste sonore finlandais Tuomas Norvio a lui aussi contribué à la nouvelle version en créant un environnement sonore électronique d'ambiance pour entrelacer les fragments : il crée notamment la sombre atmosphère des levers de rideau, introduit des carillons de cloches et, en fin de spectacle, les bruissements de la forêt et le chant des oiseaux.

Première scène - Les cadavres de la Moscova /
Le rideau du Bolchoï en fond de scène

La salle est plongée dans l'obscurité, on entend des grondements sonores que déversent les haut-parleurs. Une femme s'avance vers le grand rideau métallique de cuivre doré. Le rideau se lève pour faire place à un autre rideau, qui n'est autre que le rideau historique rouge et or du Bolchoï, avec ses aigles bicéphales à têtes couronnées et, partout, les broderies qui forment le nom du pays, Rossia. Ce deuxième rideau n'est en fait qu'une projection vidéo qui va bientôt laisser la place à un troisième rideau, identique au second, qui se lève à son tour en léchant la scène, dont le sol sur lequel reposent des cadavres humains s'élève en oblique. Après cette mise en situation, les décors et les costumes ne donneront que peu de repères historiques. Des tablettes ou des téléphones portables, des photos d'icônes brandies par les fidèles, on pourrait se trouver dans la Russie contemporaine, ou dans tout pays totalitaire. L'orchestre entame le ravissant prélude qui évoque un lever de soleil sur la Moscova, mais ce romantisme bucolique est vite oublié lorsqu'on voit le sol jonché des cadavres tombés lors du massacre de la veille. Ce soleil s'élevant au travers des brumes matinales sur le fleuve est semblable au tragique " Soleil cou coupé " qui termine le poème " Zone " de Guillaume Apollinaire.

Chœur Philharmonique Slovaque et Bachchor Salzburg

La scénographe Rebecca Ringst a réduit la largeur de la scène en installant en son centre un grand caisson scénique aux parois de métal gris où se déroulent la plupart des scènes. Le sol et les parois sont mobiles et forment divers assemblages qui permettent surtout de mettre les personnages et leur psyché en lumière, sans références spatio-temporelles précises, en dehors de quelques clins d'œil à l'actualité des dernières années : l'ambition MAGA transposée en Russie avec un " Make Russia Great again ", un des Streltsy est affublé du costume porté par l'activiste d'extrême-droite américain connu sous le nom de QAnon Shaman, en fin d'opéra le pope Dossifey dénude son torse et l'on voit sur son dos un grand tatouage représentant la Croix orthodoxe,... Mais ce ne sont là que des détails au regard de la ligne directrice de la mise en scène qui tend à souligner l'avidité des dirigeants dans la lutte pour le pouvoir et l'ignorance des masses facilement manipulables. La partition de Moussorgsky est fortement ancrée dans le folklore russe, mais  la couleur locale que la musique transporte est absente des costumes et des décors. " Le passé dans le présent – ​​telle est ma tâche ! " Le propos de Moussorgsky, qui en 1872, alors qu'il s'attelait à la rédaction du livret et de la partition de La Khovanchtchina a sans doute alimenté les intentions de la mise en scène de Simon McBurney.  Le metteur en scène et la scénographe se sont attachés à lever voile après voile jusqu’à ce que la vérité éclate. Et la vérité n'est en général pas belle à voir : "L'art et rien que l'art, nous avons l'art pour ne point mourir de la vérité." écrivit Nietzsche, qui, contemporain de Moussorgsky, est souvent revenu sur le sujet. 

Le livret se nourrit de la sombre histoire de la prise de pouvoir conjointe de Pierre, le fils du tsar Alexis Ier, le futur Pierre le Grand, et de son frère Ivan V, il condense en un seul épisode les trois révoltes des Streltsy qui veulent s'emparer du pouvoir et l'immolation des Vieux-Croyants lors de la troisième révolte. Marfa est le seul personnage principal qui ne soit pas historique. Cette merveilleuse figure tragique appartient au départ au groupe des Vieux-Croyants, mais elle évolue entre toutes les factions et s'en démarque par son identité propre pour rapidement devenir le personnage principal de l'action.

La direction d'orchestre est confiée à l'expertise d'Esa-Pekka Salonen dont la fascination pour le répertoire russe traverse toute la carrière. En 2011, il avait déjà travaillé avec Gerard McBurney sur la première du fragment d’opéra perdu depuis longtemps de Dmitri Chostakovitch, Orango. L'Orchestre symphonique de la radio finlandaise répond tout en souplesse à la battue tout à la fois précise, techniquement très informée et élégante du chef finnois. Un travail complice du chef et de l'orchestre qui travaillent de concert depuis plus de quatre décennies : Esa-Pekka Salonen fit partie de l'orchestre en tant que corniste dès l'âge de 16 ans.  Ensemble ils sont parvenus à relever le défi de rendre les  ambivalences qui traversent toute la pièce, des opposés qui se produisent simultanément dès le prélude qui évoque la beauté  du soleil qui se lève sur le fleuve et l'horreur d'un sol baigné de sang. Ailleurs, les notes plus agressives reflétant les violences du drame se mêlent à la douceur des chants populaires.

La mezzo-soprano russe Nadezhda Karyazina remporte les lauriers d'une victoire étincelante à Salzbourg, où elle fait des débuts unanimement acclamés et où elle s'est vu décerner le prix Herbert von Karajan 2025, un prix remporté de concert avec le chef Maxim Emelyanychev qui a cette année dirigé l'oratorio Elijah de Mendelssohn au Festival. Nadezhda Karyazina excelle tant par son jeu de scène que par son chant souverain. Elle dresse le portrait déchirant de Marfa avec une ardeur enflammée qui lui fait brûler les planches. Tout est naturel dans son interprétation qui rend un vibrant hommage au compositeur. C'est d'une beauté tragique hallucinante ! Nadezhda Karyazina apporte un pathos poignant à la scène finale qui combine le suicide collectif des Vieux-Croyants qui s'immolent par le feu avec l'agonie du Prince Andrei Khowanski (excellent Thomas Atkins) qui meurt dans les bras de Marfa, dans une attitude qui rappelle certaines Pietà, mise en lumière par les admirables éclairages de Tom Visser. Simon McBurney propose un final original : on ne voit l'incendie que par les flammes de vidéos projetées en coulisses, alors que des masses de cendres tombent avec fracas des cintres sur la scène préalablement recouverte d'un tapis de plastique noir. 

Prince Ivan Khovansky - Vitalij Kowaljow

Deux basses formidables tiennent les rôles des chefs insurrectionnels : l'ukrainien Vitalij Kowaljow dans le rôle du boyar Ivan Khovansky, le chef des Streltsy, et l'estonien Ain Angur dans celui du fervent Vieux-croyant Dosifey. L'un et l'autre disposent de la puissance vocale nécessaire pour emplir le Grand Palais des Festivals, d'autant que le caisson mis en place par Rebecca Ringst n'a pas reçu de plafond qui aurait pu servir d'abat-voix. Le baryton basse canadien Daniel Okulitch fait des débuts salzbourgeois très réussis en prêtant sa voix au diplomate russe Shaklovity, l'un des principaux conseillers de la régente Sophia Alekseyevna. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke donne un Scribe convaincant avec son ténor de caractère d'un beau métal. Les grandes scènes chorales sont brillamment enlevées par le Chœur philharmonique slovaque et le Chœur Bach de Salzbourg, dont les impressionnants mouvements groupés sur scène ont été chorégraphiés avec un talent d'orfèvre par Simon McBurney.

Les frères McBurney et le chef Esa-Pekka Salonen ont réalisé de la belle ouvrage en parachevant le patchwork inachevé de la  Khovanchtchina. Simon McBurney a proposé une lecture intelligible de l'opéra en lui octroyant une dimension universelle. Aux applaudissements, le public, très enthousiaste, a salué l'ensemble de la production et ovationné en un couronnement bicéphale l'inoubliable Marfa de Nadezhda Karyazina et l'intelligente direction d'orchestre d'Esa-Pekka Salonen.

Production 

Direction musicale - Esa Pekka Salonen
Mise en scène et chorégraphie - Simon McBurney
Scénographie - Rebecca Ringst
Costumes - Christina Cunningham
Lumières - Tom Visser
Conception vidéo - Will Duke
Codirection et mouvement - Leah Hausman
Design sonore - Tuomas Norvio
Dramaturgie et conseil - Gerard McBurney, Hannah Whitley

Distribution 

Prince Ivan Khovansky - Vitalij Kowaljow
Prince Andrei Khovansky - Thomas Atkins
Prince Vasily Golitsin - Matthew White
Shaklovity - Daniel Okulitch
Dosifey - Ain Anger
Marfa - Nadezhda Karyazina
Scribe - Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Emma - Natalia Tanasii
Varsonofyev - Rupert Grössinger
Susanna - Allison Cook
Kuzka - Theo Lebow
Streshnev - Daniel Fussek

Orchestres & Chœurs 

Orchestre symphonique de la radio finnoise
Chœur Philharmonique Slovaque
Préparation Jan Rozehnal 
Bachchor Salzburg
Préparation Michael Schneider
Choeur d'enfants du Festival de Salzbourg
Préparation Wolfgang Götz et Regina Sgier

Crédit photographique © Tom Visser Design (photos 1) et 3 / Inés Bacher (photos 2 et 4)

jeudi 17 avril 2025

La trilogie Wings of Memory consacre l'excellence du Ballet d'État de Bavière

Le Sacre du Printemps, corps du Ballet bavarois © Serghei Gherciu

La Semaine festive 2025 du Ballet d'État de Bavière innove cette année en proposant une nouvelle production intitulée Wings of Memory (Les Ailes de la Mémoire), une trilogie qui réunit trois chefs-d'œuvre chorégraphiques qui font tous référence à des étapes importantes de l'histoire de la danse et de la musique. La mémoire donne des ailes ! La mémoire du passé peut constituer une source d'inspiration pour  la création chorégraphique contemporaine. Bella Figura de Jiří Kylián, créée à La Haye par le Nederland Dans Theater en octobre 1995,  est considérée comme l'une des œuvres les plus réussies de la période de création intermédiaire du chorégraphe tchèque. Elle entraîne neuf danseurs dans un « voyage à travers le temps, l'espace et la lumière », selon les termes du chorégraphe. Le Faune de Sidi Larbi Cherkaoui, qui connut sa première en 2009 au Sadler’s Wells Theatre, ne peut être envisagé sans faire référence au spectacle de danse-théâtre chorégraphiée par Vaslav Nijinsky en 1912 sur le Prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy. Enfin, la chorégraphie de Pina Bausch, Le Sacre du Printemps, créé en 1975, est basée sur la musique éponyme du ballet de Stravinsky, un jalon de l'histoire du ballet qui avait fait scandale lors de sa création, ses détracteurs avaient qualifié l'œuvre de "massacre du printemps."

Crédit photo © Katja Lotter

Bella Figura

Bella Figura, la pièce emblématique de Jiří Kylián, s’impose comme une réflexion troublante sur la beauté, l’illusion et la vulnérabilité. Entre ombre et lumière, nudité et artifice, les corps se dévoilent dans une danse qui oscille entre maîtrise et abandon. Plus qu’une performance, c’est une interrogation : où commence réellement le spectacle? Sur scène, dans les coulisses, ou dans la vie elle-même? Bella Figura devient une expérience totale, un voyage où la danse révèle ce que les mots ne peuvent exprimer.  Jiří Kylián présentait sa création en ces termes :

" Un voyage dans le temps, la lumière et l'espace, dirigeant l'ambigüité de l'esthétique, des spectacles et des rêves. Trouver la beauté dans une grimace — dans un repli de l'esprit — ou dans une contorsion physique entre le prétendu art et l'artificiel — entre la réalité de la vie ou la fantaisie — cette zone médiane crée une tension qui m'intéresse. C'est comme se tenir au bord d'un rêve. Se tenir dans le noir ou fixer une lumière éblouissante les yeux fermés — doublant chaque parcelle de notre soi-disant réalité. Le moment dans lequel le rêve se mêle à nos vies et la vie à nos rêves - voilà l'objet de ma curiosité. Simplement — une sensation de tomber dans un rêve et de se réveiller avec une côte cassée ". 

En italien, l'expression " Bella Figura " ne se réfère pas seulement à la beauté du corps, à sa belle apparence, mais elle a aussi un sens psychologique : il s'agit aussi de la capacité de résistance des personnes confrontées à une situation difficile - par conséquent, elle signifie aussi "faire bonne impression. " Pour rendre compte de cela, Jiří Kylián crée une syntaxe chorégraphique surprenante dont les règles se dévoilent progressivement et dont le sens devient de plus en plus perceptible au cours du spectacle. Le chorégraphe donne une analyse étonnante du monde comme espace de représentation du soi sur des musiques de Vivaldi, Torelli ou le Stabat Mater de Pergolèse, qui conviennent parfaitement bien au projet : la vie des cours de l'époque baroque était marquée par une esthétique théâtralisée des expressions émotionnelles, avec une gestuelle très étudiée, une tension de tout le corps vers plus de beauté, vers plus de perfection. Le paraître l'emporte sur l'être ou veut le constituer, et cette vie légère et superficielle est poussée jusqu'à la caricature par le chorégraphe. L'humour, le comique et le ridicule sont souvent présents, on sourit et l'on rit beaucoup. On reste stupéfaits par l'extrême qualité de la performance des danseurs, car la chorégraphie est d'une exigence minutieuse, chaque geste doit rendre compte du code grammatical, ce sont des jeux de doigts et de mains, des inclinations d'épaules, des déhanchements.  La technique des danseurs du ballet bavarois atteint ici des niveaux stratosphériques. Ce, transformant même des trilles baroques en une inclinaison d'épaule ou une rotation de main. Les corps des danseurs agissent comme des instruments de musique capables d’exprimer tout le spectre et toutes les nuances des émotions qui sous-tendent  une recherche constante de beauté et de perfection. 

Crédit photo © Serghei Gherciu
Le Faune

Sidi Larbi Cherkaoui a présenté son spectacle Faune  en 2009 à l'occasion des célébrations du centenaire des Ballets Russes auxquelles participait le Sadler’s Wells Theatre à Londres, qui avait invité des chorégraphes à travailler sur des pièces de leur répertoire ou à s'en inspirer. Cherkaoui a opté pour L'après-midi d'un faune, la chorégraphie de Nijinski autour du poème de Stéphane Mallarmé Le prélude à l'après-midi d'un faune, sur une composition impressionniste de Claude Debussy. Nijinski s’était inspiré de figures dessinées sur des vases de l'antiquité grecque pour donner un spectacle de facture classique, mais à la fois audacieux par ses connotations sexuelles, qui avait déclenché une fameuse controverse lors de sa création.


La scène se déroule dans une forêt profonde, éclairée par des faisceaux de lumière solaire qui se frayent un chemin au travers des frondaisons. Le faune solitaire est saisi à son réveil, on le voit s'extraire lentement de son sommeil, le corps endormi encore s'étire, vacille et titube. C'est un être sensuel, sauvage, insouciant et détendu, à la croisée de l'humain et de l'animal.  La rencontre d'une jeune femme, qui suit la première scène, va entraîner un changement dans la gestuelle, le faune s'anime et entame une parade amoureuse trépidante. Les deux protagonistes ont au départ chacun une gestuelle qui lui est propre, mais l'attirance des corps va entraîner un mimétisme, opérer une synchronisation des mouvements qui s'harmonisent. Les énergies masculines et féminines se rencontrent et se complètent dans un monde onirique, elles nourrissent un jeu de séductions que le couple de danseurs, — ce soir Frederick Stuckwisch et Zhanna Gubanova, — rendent de manière admirable. L'apparence intemporelle, naturelle et organique des costumes conçus par Hussein Chalayan contribue à constituer les deux protagonistes en figures archétypales et mythiques. La musique de Debussy est entrecoupée d'extraits composés par Nitin Sawhney pour ce ballet, à la demande de Sidi Larbi Cherkaoui.


Crédit photo © Serghei Gherciu


Le Sacre du Printemps

Créée en décembre 1975 à Wuppertal, un an avant la fondation de la troupe du Tanztheater Wuppertal, la chorégraphie légendaire du Sacre du Printemps de feue Pina Bausch  (†2009) a fait le tour du monde. La semaine festive 2025 du Ballet d'État de Bavière  offre enfin la chance de découvrir pour la première fois à Munich cette oeuvre marquante

Le second entracte de la soirée a ceci de particulier qu'une fois n'est pas coutume, les spectateurs sont invités, si tel est leur souhait, à rester dans la salle.  Ils peuvent ainsi assister à la mise en place d'un décor constitué d'un quadrilatère d'une terre sans doute finement tamisée que vont venir piétiner les danseurs. Six grandes bennes sont poussées sur la scène par une quinzaine de personnes de l'équipe technique tout de noir vêtues et équipées de pelles. Douze mètres cubes de terre sont déversées sur scène avant d'être lissées en une couche compacte. L'élément terre est l'alpha et l'oméga de la vie dont elle symbolise le début et la fin, elle alimente la vie par sa fertilité, elle fut utilisée par le divin Créateur pour façonner le premier homme, condamné à la mort dès sa naissance, elle accueille les cadavres qu'elle décompose après la mort, elle est aussi un élément de stabilité et d'ancrage. Dans la narration du Sacre du Printemps, elle est constitutive du divin qui exige une victime propitiatoire, le terme " sacre " devant s'entendre dans le sens d'un Sacrifice. « J'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen : les vieux sages assis en cercle et observant la danse à la mort d'une jeune fille qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps », écrit Igor Stravinsky dans ses Chroniques de ma vie.

Le Sacre de Pina Bausch rencontre les intentions de la composition, répondant aux attentes d'Igor Stravinsky  qui espérait que le ballet dansé sur son oeuvre donne à voir  " une réalisation plastique, simple et naturelle, découlant des commandements de la musique. " C'est exactement l'effet que produit la chorégraphie tellurique de la Grande Dame de la danse contemporaine. Pendant 35 minutes, trente-deux danseurs et danseuses, divisés en deux groupes de seize qui parcourent la scène en grappes humaines, piétinent la terre avec une nervosité frénétique nourrie de peur et d'angoisse. Les danseurs sont vêtus de robes beiges, la couleur naturelle par excellence, ils évoluent en lignes diagonales comme des essaims affolés. Les corps, les visages, les mains et les robes sont rapidement salis par la tourbe brune. Un tissu rouge constitue le seul élément de couleur, c'est la robe que finira par revêtir la victime sacrificielle qui, une fois désignée, donnera un solo saisissant et douloureux qui la met en transe. Le piétinement incessant du tapis de terre et la rapidité des mouvements entraînent une dépense d'énergie considérable, la musique et la danse expriment une charge émotionnelle paroxystique qui culmine avec la désignation du bouc émissaire dont l'exécution doit apaiser la divinité printanière. C'est d'une beauté époustouflante.

Le succès de la soirée tient aussi à l'excellence de l'orchestre et du chef invité, Andrew Litton, qui dirige le  New York City Ballet depuis neuf ans et qui apprécie particulièrement la musique de Stravinsky. Andrew Litton se montre très attentif au mariage harmonieux de la fosse et de la scène. Il s'entend parfaitement à rendre les images rythmiques et à générer les crescendos de sonorités voulus par le compositeur. Dans chacune des deux parties, au départ d'une musique lente, Andrew Litton fait monter la tension en soulignant les rythmes tantôt répétitifs, tantôt très dynamiques jusqu'à l'explosion finale. La symbiose entre le chef, l'orchestre et la scène est remarquablement construite.

Ces trois chorégraphies exécutées avec une rare perfection ont déchaîné des salves d'applaudissements d'un public enthousiaste sensible aux émotions, à l'enthousiasme et à la qualité véhiculés par des interprètes tous extraordinaires. Un parcours lumineux qui rend perceptible l'excellence du renouveau du Ballet d'État de Bavière dont les destinées sont depuis deux ans confiées à Laurent Hilaire, une direction qui favorise le dialogue avec les artistes. Rien que du bonheur !

Distribution

Direction musicale Andrew Litton

Bella Figura 

Chorégraphie Jiri Kylián
Musique Alessandro Marcello, Lukas Foss, Pergolesi, Torelli, Vivaldi
Décors et conception lumière Jiri Kylián
Costumes Joke Visser
Étude Lorraine Blouin
Danseurs Margaret Whyte, Madison Young, Osiel Gouneo, Elvina Ibraimova, Jinhao Zhang, Ksenia Shevtsova, Jakob Feyferlik, Carollina Bastos, António Casalinho

Faune

Chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui
Musique Nitin Sawhney, Claude Debussy
Décors et lumières Adam Carrée
Costumes Hussein Chalayan
Étude Daisy Phillips, James O'Hara
Danseurs Frederick Stuckwisch et Zhanna Gubanova

Le Sacre du Printemps

Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch
Musique Igor Stravinsky
Décors et costumes Rolf Borzik

Ensemble du Bayerisches Staatsballett
Bayerisches Staatsorchester

lundi 14 avril 2025

Lost Letters — Munich accueille le ballet élégiaque de Lucia Lacarra et Matthew Golding

Le temps des amours bucoliques
Win (Lucia Lacarra) et Frank (Matthew Golding) 

La cuvée 2025 Semaine du Festival du Ballet d'État bavarois accueillait ce 13 avril le spectacle Lost Letters de Lucia Lacarra, l'ancienne première soliste du Bayerisches Staatsballett, dont elle contribua à faire la renommée de 2002 à 2016.  Elle revient à Munich pour présenter le premier travail de la compagnie qu'elle a fondée en 2023 avec son partenaire Matthew Golding, le Lucia Lacarra-Ballet, dont l'objectif est de maintenir le plus haut niveau d'excellence artistique et de transmettre aux jeunes générations la passion de la danse. Lucia Lacarra et Matthew Golding se connaissent depuis des années. Leur partenariat date de juin 2019, époque à laquelle ils décidèrent de réaliser ensemble des productions, ce qui conduisit à la création  de deux spectacles,  Fordlandia (2020) et In The Still Of The Night (2021).

Chorégraphié sur des musiques de Sergei Rachmaninov et Max Richter, le ballet Lost Letters, fut créé en octobre 2023 au Teatro Arriaga de Bilbao, au coeur de ce pays basque dont est originaire Lucia Lacarra, née en 1975 à Zumala. Ces Lettres perdues célèbrent la force de l'amour en temps de guerre. Le spectacle s'articule autour du thème des liens perdus et invite le public à réfléchir sur le pouvoir de la communication. Il raconte une histoire émouvante et obsédante à l'époque de la Première Guerre mondiale, qui sépara tant de couples qui ne disposaient que du courrier comme moyen de communication. Les lettres manuscrites envoyées depuis le front et les réponses de ceux qui sont restés au pays constituaient un lien essentiel entre les soldats et leur environnement social en temps de guerre. Lost Letters est basé sur une lettre réelle que l'artilleur Frank Bracey a écrite à sa femme Win pendant la Première Guerre mondiale, dont voici la traduction :
  
"Très chère Win, 
Je t'écris juste une ligne, Win, en cas d'accident. Juste pour te faire savoir combien je t'ai toujours aimée, ma chérie. Tu es la meilleure petite femme sur terre, te l'ai-je déjà dit ? Mais j'écris ce mot parce que j'ai le sentiment que je ne reviendrai plus. J'ai la plupart de tes lettres dans cette boîte, ma chérie, et je souhaite que tu les aies, ainsi que les cartes. Tu penses peut-être que je suis un peu largué en écrivant ceci, ma chérie, mais je n'y peux rien. Si je reviens, ma chérie, tu ne verras jamais cette lettre, mais j'ai le fort sentiment que je ne reverrai plus jamais l'Angleterre. Au cas où je me retrouverais six pieds sous terre, je veux que tu sois heureuse et que tu cherches un homme plus digne que ton humble serviteur. Tu as été tout pour moi, Win. Je sais que ton amour est mien pour toujours, ma chère, mais si je ne reviens pas, je te souhaite le meilleur du bonheur et un bon mari Je sais que tu m'as dit ce que tu ferais pour toi si je ne revenais pas, mais Win, pour notre amour, je te souhaite d'être courageuse. Ce serait dur pour toi, petite fille, je sais, mais ne fais rien de tel. Mon dernier souhait est que tu épouses un homme bien, que tu sois heureuse et que tu penses à ton humble mari de temps en temps. J'ai senti que je devais écrire ces quelques lignes, Win, mais quoi qu'il arrive, ma chérie, garde le cœur vaillant et pense que ton Frank a fait sa part pour les femmes de cette petite île. Je suppose que tu penseras que ton humble mari est fou, mais je n'ai jamais été aussi sain d'esprit que maintenant.

Frank
L'artilleur Frank Bracey, de la 103e brigade de siège des Artilleries royales, a été tué dans le Pas-de-Calais le 3 août 1916. Il est enterré au cimetière militaire britannique de Saint-Amand. 


Le ballet pose la question de savoir ce qui serait arrivé à cette femme si elle n'avait jamais reçu de lettre de son mari bien-aimé. Sa vie aurait elle été différente ? Comment les relations se délitent-elles pour finir par se perdre ? Il dessine aussi des réponses en soulignant l'importance de la communication humaine et des sentiments partagés. 

La chorégraphie tisse les liens qui unissent les deux protagonistes, encadrés par huit autres danseurs espagnols, quatre femmes et quatre hommes. Il s'agit d'un ballet narratif aux lignes indécises car il dessine davantage les fluctuations émotionnelles des personnages et que leur histoire empreinte d'intériorité, de tendresse et d'authenticité ouvre de nombreuses portes à l'interprétation. Lucia Lacarra a gardé toute la souplesse, la légèreté diaphane et la grâce aérienne qu'on lui connaissait, soutenue et portée par un Matthew Golding plus solide et tellurique. La chorégraphie définit des lignes d'une grande sobriété, que soutiennent l'expertise technique des danseurs, avec une succession de pas de deux parfaitement exécutés au langage évocateur, avec en apex, la scène qui se déroule devant le défilement d'un champ de pavots. La symbolique des couleurs des robes de Win accompagne les moments de la narration : au temps des amours, Win porte une robe bleue comme un ciel sans nuage et des chaussons orangés : on la voit ensuite dans une robe rouge à l'immense traîne qui vient onduler sur toute la scène, une couleur  une couleur qui proclame tant l'amour que la  mort ; lors de la dernière scène tous les danseurs sont chichement vêtus et noyés dans une blancheur laiteuse, d'une propreté de linceul.

L'action se déroule comme dans un rêve éveillé. Le décor est constitué d'une projection vidéo qui occupe tout le fond de scène et qui évoque des paysages côtiers désolés, avec des falaises arides, des plages encombrées de débris, de bois flottés et de carcasses d'animaux marins. Des salons vides et sombres témoignent de l'attente solitaire du bien-aimé qui ne reviendra jamais. La vidéo nous fait survoler pendant un temps d'une durée qui semble infinie des champs de pavots rouges qui défilent et nous entraînent vers une source lumineuse. La vidéo calque et reflète le jeu des danseurs qui y apparaissent dansant dans des positions similaires à celles qu'ils donnent à voir sur scène, mais le plus souvent filmés sous un angle différent, en vision stéréoscopique. Les musiques électroniques minimalistes, répétitives et lancinantes de Max Richter contribuent à l'effet hypnotique de la vidéo, et cette combinaison de l'image  et du son nous conduit au plus profond des émotions exprimées par les danseurs. C'est d'une beauté déchirante et fascinante qui entraine chaque spectateur au plus profond de sa sensibilité propre et de son histoire personnelle. 


Le final est subaquatique. La danseuse s'est dépouillée de sa robe et s'avance déterminée vers les flots comme si elle avait décidé d'en finir et de rejoindre son mari dont elle est restée sans nouvelles, au contraire de ses compagnes qui ont elles reçu des lettres. Un rideau translucide descend sur l'avant-scène et reçoit la projection de la surface des flots vue du fond de la mer. Ce monde sous-marin d'une blancheur laiteuse voit la réunion du couple séparé par la guerre qui se retrouve pour un dernier pas de deux, mais on pressent que ces retrouvailles post mortem ont la force mythique de ces grandes amours qui triomphent de la mort. 

Le public a célébré le retour de sa danseuse étoile d'une longue standing ovation.

Distribution

Concept et mise en scène Lucia Lacarra et Matthew Golding
Chorégraphie Matthew Golding
Musiques de Sergueï Rachmaninov et Max Richter
Soliste Lucia Lacarra
Soliste Matthew Golding
Ensemble du Lucia Lacarra Ballet

Crédit photographique @ Jesus Vallinas





mardi 8 avril 2025

La Vierge de Montserrat en 1937 par Jean et Jérôme Tharaud

Jean et Jérôme Tharaud ont publié en 1937 un reportage intitulé Cruelle Espagne, un volume qui entre dans la série de Quand Israël est roi. Quand Israël n’est plus roi, Vienne la rouge, qui constituent une suite d’études et de tableaux des révolutions bolchévistes. Dans toute cette partie de leur œuvre, ils se présentent en chroniqueurs de notre temps, en écrivains de choses vues, uniquement soucieux de se placer devant quelque spectacle intéressant du monde pour en prendre une vision nette et nous en offrir ensuite une image sans faux romanesque, sans parti-pris ni discours inutiles. Mais personne ne sait comme eux nous introduire avec aisance au cœur des événements et d’un seul mot nous faire saisir leur signification profonde. Dans ce livre, un chapitre  raconte leur visite à la Vierge de Montserrat. 


VISITE A LA MORENETA 

Je 1'avais aperçue l’autre jour, en avion, cette étrange montagne du Montserrat, hérissée de rochers aigus pressés les uns contre les autres, qui la font ressembler à quelque gigantesque scie de dix kilomètres de long. Depuis les temps les plus anciens, il y a eu là un sanctuaire de la Vierge et l’un des plus fameux monastères de la chrétienté occidentale. Qu’était- il devenu, dans la rage qui emporte aujourd’hui les Catalans à détruire tous les témoignages de ce qui fut leur âme d’autrefois ? L’avait-on jeté bas comme une simple église de village et planté le drapeau rouge et noir sur ses ruines ?... « Non. non, rassurez-vous, me répondit-on à Barcelone, sitôt que je m’en informai : Montserrat est intact. Quant aux moines, ils ont été arrêtés et emprisonnés par la police, ce qui était le seul moyen de les soustraire aux fureurs des anarchistes. Ils sont maintenant hors d’affaire en Italie »

Rien de plus simple, en temps ordinaire, que de se rendre à Montserrat. On prenait le train de Saragosse, et au bout d’une demi-heure, on atteignait Monistrol, d’où un téléférique vous transportait dans la montagne, et vous arriviez au couvent pour écouter les plus beaux chants et voir les plus beaux offices du monde. Mais aux temps où nous sommes, aller à Montserrat est beaucoup plus compliqué. Je ne pus me rendre là-bas que par l’extrême complaisance de la Generalitat, qui mit à ma disposition une voiture et un ange gardien, j’entends un très courtois inspecteur de police car je n’avais pu obtenir du Comité central les cachets fatidiques qui m’eussent permis de circuler librement à travers le pays. Je me mis en route au début d’un bel après-midi, à travers cette campagne catalane, dont je n’avais pu me faire qu’une idée vague du haut des airs — campagne ravissante, qui invitait moins à penser aux horreurs de la guerre qu'à Daphnis et Chloé. Pourtant, de loin en loin, aux carrefours, une barricade et des hommes armés qui se présentaient à la portière de l’auto, me ramenaient à la réalité. Ma voiture portait bien le fanion de la Generalitat, mais que faisait, que voulait, où allait ce Français ? J'exhibai mon passeport et prenais la mine de quelqu'un qui ne comprend rien à ce qui se passe. Mon inspecteur affectait chaque fois le même dédain supérieur et carrait ses larges épaules à côté du chauffeur, comme s’il avait pris en pitié des gens qui ne connaissaient pas leur consigne : à toute heure de jour et de nuit, ne doit-on pas laisser passer les autos de la Generalitat ? Finalement, après quatre ou cinq minutes de palabre on nous laissait aller, et je ne pensais plus, jusqu’à la prochaine barricade, qu’à me distraire au spectacle de,cette campagne qui n’est qu’un grand jardin, le jardin des Filles-Fleurs. N’entendez point par là qu’elle est peuplée de paysannes d’une séduction particulière. Mais c’est ici que Wagner a placé, dans Parsifal, l’Enchantement du Vendredi Saint; c’est ici que la tentation, jaillissant de tous les calices des fleurs, essaye d’entraîner au péché le héros au cœur pur. Là-bas, dans cette brume qui tremble au sommet d’une colline, c'est le château du magicien Klingsor et de Kundry l’Enchanteresse ; et là-bas, plus loin encore, dans ce hérissement de roches rouges, c’est Montserrat, c’est Montsalvat, c est le château du Graal, où Amfortas, le roi pécheur, saigne d’une blessure inguérissable pour avoir cédé un jour au baiser de Kundry. Tandis que la voiture m'emporte de barricade en barricade, le long des méandres de la route qui monte vers les cimes de la montagne en dents de scie, je songe à l’étrange amitié qui unit un moment Wagner et Bakounine. Et une scène assez comique me revient à l’esprit. Wagner raconte dans ses Mémoires qu’un jour qu’il venait de jouer la Neuvième Symphonie, Bakounine se jeta dans ses bras en s’écriant : « Si toute la musique est destinée à disparaître dans l’incendie universel, nous devons au péril de nos vies sauver cette merveille ! » Ravi d’un si bel enthousiasme, Wagner voulut l’entretenir d'un drame musical qui devait être l’apothéose de l'idéal évangélique (sans doute quelque préfiguration de Lohengrin ou de Parsifal). Mais à son grand déplaisir, le Russe refusa net de l’écouter plus longtemps... Comme Bakounine autrefois, le Catalan d’aujourd’hui ne veut plus entendre parler de ce lyrisme religieux qui soulevait le génie du musicien. Tous les villages que je traverse ont leur église plus ou moins effondrée, plus ou moins incendiée, et arborent au-dessus de ces ruines le drapeau de la F. A. I. [Fédération anarchique ibérique] : c’est la traduction dramatique, dans la vie et l’histoire, de l’entretien des deux amis. Au passage, mon ange gardien me raconte les atrocités qui se sont passées là, mais à l’en croire, les Catalans n’en sont pas responsables, et voici l’explication qu’il me donne : 

— Connaissez-vous la province d’Almeria ? C’est en Andalousie le pays le plus misérable. Un désert marocain, Les gens, là-bas. louent, pour cinq francs par an, un olivier ou un figuier, ils l’entourent d’une haie d’épines et s’installent dessous, avec leurs poules, leur cochon et leur famille. Sitôt qu’ils ont devant eux quarante ou cinquante pesetas, de quoi payer leur passage, ils tuent les poules et le cochon et vont s'embarquer pour Barcelone, dans le petit port d'Aguilas. Barcelone, c’est pour eux le paradis ! Du temps où les affaires marchaient, ils trouvaient chez nous du travail dans les usines ou dans les fermes, et une vie un peu moins misérable que celle qu’ils laissaient derrière eux. Les patrons, les propriétaires ont souvent abusé de leur simplicité, en leur donnant des salaires de famine. Ils le payent chèrement aujourd’hui!... Depuis une vingtaine d’années, il en est venu des milliers et des milliers. de ces Andalous de Murcie et d’Alméria. On les retrouve tous, soit dans la F. A. I., soit dans la C. N. T. [Confédération nationale du travail], et ce sont eux qui font régner la terreur dans les campagnes ». 

J’avais déjà entendu, l’autre jour, des propos analogues, avec cette variante, toutefois, que si Murciens et Almériens s’offraient pour tous les mauvais coups, il y avait toujours derrière eux un Catalan pour les pousser... 

Gravure via BnF Gallica

La route ne cesse de grimper au-dessus de la vallée du Llobregat, dont nous apercevons en bas les filets d’eau brillante parmi le sable et les cailloux. Le pays a cessé de verdoyer. Nous sommes entrés dans le royaume des aiguilles coupantes qui se hérissent dans le ciel, et de la terre brûlée. Çà et là, de petits ermitages, qui n’ont jamais été plus solitaires qu’aujourd'hui. Beaucoup n’ont plus de toit et sont noircis par les flammes. On pourrait se croire revenu au temps du sultan Almanzor, ou, sans aller si loin, au temps où les grognards de l’Empire, venus ici à deux reprises, ravagèrent si bien Montserrat qu’ils n’en laissèrent pas pierre sur pierre... 

Tout à coup, un brusque virage, une cavité dans la montagne — la Santa Cuva, comme on 1'appelle — et dans la cave, sur une étroite esplanade, une longue suite de bâtiments accolés au rocher, qui n'auraient pas grand intérêt, s’ils n’étaient surmontés d’un étonnant diadème d’aiguilles rocheuses, ocrées ou rouges : c’est le couvent de Montserrat. A l’entrée du monastère, je lis en grosses lettres sur la porte : "Propriété de la République catalane". J'ai déjà lu cela sous le porche de la cathédrale, à Barcelone. C'est le moyen qu'on a trouvé pour dérober au vandalisme des anarchistes (catalans, murciens ou almériens) les monuments qu’on veut sauver. Mais combien de temps la pancarte conservera-t-elle son prestige ? La propriété de l’Etat n’était pas, que je sache, plus sacrée aux yeux de Bakounine que celle des simples particuliers. 

J'entre et je trouve dans la cour une cinquantaine d’enfants qui jouent. Montserrat est devenu, paraît-il, une colonie de vacances. Et à quoi jouent-ils, ces enfants ? Au jeu des barricades, qu’ils ont appris à Barcelone. Quoi ! c’est là le château du Graal ? Je ne découvre autour de moi que des bâtiments neufs et sans style. Seule, la façade de l’église a quelque caractère. Elle apparaît au fond d’une étroite et longue cour, entre de hautes murailles nues, percées de fenêtres fermées. C’est un fronton de briques tout uni, mais sur lequel est appliqué un beau motif de pierre, qui monte du porche jusqu’au sommet, et au milieu duquel éclate la rose du vitrail. Les autres constructions pourraient aussi bien être une caserne, une hôtellerie ou un sanatorium. Ah! comme cet endroit, hier encore si pénétré de spiritualité, a pris vite un air morne, indifférent, dès que s’est retirée la vie profonde qui l’animait ! Sans doute, il y a quelques semaines, en dehors des jours de pèlerinage, il n'y avait pas ici beaucoup plus d’animation qu’on n'en voit maintenant, car si peuplé qu’il soit, un couvent garde toujours solitude et silence. Mais une activité secrète, qui rayonne partout, écarte toute idée d’abandon. Aujourd’hui, c'est le vide, le néant, l’ennui pur et simple. Et ces enfants qui crient ne semblent là que pour en faire mesurer l’étendue. Quand vous veniez ici, suivant la règle monastique, vous étiez hébergé le temps que vous vouliez, et quand vous repartiez, vous jetiez dans le tronc l’aumône qui vous faisait plaisir. Une hospitalité si large, cette vie détachée de tout souci matériel, cette existence en commun, où personne ne possède rien en propre, tout cela, semble-t-il, aurait eu de quoi séduire l’apôtre Bakounine et ses disciples barcelonais. Peut-être, s’il était venu ici, et s’il avait entendu les chants sublimes que Wagner y entendit un jour — (s'il est vrai qu’il y vint jamais?) — peut-être aurait-il dit, comme après la Neuvième Symphonie : « Cela doit être sauvé ! » Mais à quoi vais-je rêver là? Le monde de désordre et de haine qui règne au pied de ces murailles n’a, hélas! rien à voir avec la paix bénédictine... 

Un gros Catalan réjoui, qu’à sa courte veste bleu de roi et à ses boutons de métal je reconnais pour un huissier de la Generalitat, arrive avec ses clefs, et va me promener dans cette mort. D’abord, un long couloir : le cabinet de Barbe-Bleue ! Si loin que le regard s’en aille, ce ne sont que robes noires accrochées à leurs clous, comme autant de pendus, les manteaux que revêtaient les moines pour se rendre à l’office. Je passe la revue de ces ombres, et au bout du vestiaire, une petite porte basse m’introduit dans le choeur. Mon guide allume sa cigarette, presse sur un bouton et toute l’église apparaît dans une lumière aussi douce que si elle n’était éclairée que par les cierges. L'autel est au milieu du choeur, abrité sous un dôme que portent des colonnes de marbre. Derrière, en demi-cercle, disposées sur trois rangs, les stalles des moines — j’allais dire des chevaliers du Graal. Et tout au fond, sous une arcade d’or et de mosaïque, la patronne de la Catalogne, la reine de Montserrat, la Moreneta, ainsi nommée parce que son visage est noirci par la fumée des cierges et des lampes qui brûlent devant elle depuis des siècles. Elle est là, dans son salon aérien, précieux. étincelant, son camarin, comme on dit en Espagne, l’Enfant Jésus sur ses genoux, le globe dans sa main, coiffée d'un diadème de pierreries et chargée d'un lourd manteau de soie. Par une échelle placée derrière le camarin, mon guide me fit monter jusqu’aux pieds de la Vierge. Avec quelle désinvolture le maraud lui souffle au visage la fumée de sa cigarette ! Avec quel affreux sans-gêne il soulève son manteau de soie, pour me montrer la statue de pierre qui se cache dessous ! Où sont les jours où le moine, chargé de changer cette chape suivant le caractère des fêtes, n’osait lever les yeux sur elle tout le temps qu’il faisait son office ! Je vois trop bien que mon joyeux Catalan n’a d’autre idée que de me faire toucher du doigt le mensonge de cette mise en scène, et qu’il n’y a sous ce décor que la pierre la plus commune ! Ah! qu’il se trompe, le pauvre homme! Comme elle est touchante et simple, la petite Vierge du douzième siècle, haute d'un mètre à peine, dans son attitude un peu raide, avec sa tête trop grosse pour son corps — défaut de proportion qui, joint au goût naturel de l’Espagnol pour le faste et la richesse, donna sans doute 1'idée de la vêtir. J’ai honte pour elle et pour moi. Je la laisse à son camarin. Je tourne l'électricité pour la replonger dans la nuit innocente, et je passe dans sa bibliothèque, la bibliothèque de Moreneta. On appelle ainsi une longue salle, tapissée du haut en bas par des ex-votos. Sur les murs, une procession de cannes et de béquilles; au plafond, une escadre de navires petits ou grands ; sous les vitrines, des objets de toutes sortes. Dans ce pieux bric-à-brac, a-t-on conservé l’anneau d’or et la lettre que François Ier, arrivant à Barcelone après la défaite de Pavie, avait envoyés à Montserrat, avec ces mots de courtoisie : « Voici tout ce qu'un roi prisonnier peut offrir à la Dame de ses amours » ? Je l’ai cherché sans le trouver. Quant à l’autre bibliothèque, la vraie, celle des moines, elle est intacte, Dieu merci ! Tous les livres sont là, classés avec une méthode que les Bénédictins n’ont à apprendre de personne. On voyait encore, sur les tables, le livre ouvert, la note inachevée, muets témoignages du travail interrompu. Dans la vaste imprimerie, qui occupe le dernier étage, même impression de vie arrêtée tout à coup par un soudain cataclysme, qui aurait supprimé les hommes et laissé intactes les choses. La grande oeuvre à laquelle s’attachaient depuis plusieurs années les Bénédictins de Montserrat est une édition de la Bible en langue catalane. Devant ces pages à demi composées, je songeais que, jadis, bien des peuples d’Europe avaient pris conscience de leur langue, c’est-à-dire de leur esprit, dans une traduction du vieux livres. Ces moines, brutalement arrachés à leur tâche, collaboraient ainsi avec les nationalistes de Barcelone, et travaillaient à leur manière à l’œuvre de la résurrection catalane. Mais on imagine assez que ce n’est pas avec des arguments pareils qu’on a pu les tirer d'affaire. On s’est contenté de faire valoir qu’ils travaillaient de leurs mains ; qu’ils imprimaient des livres, de bondieuserie sans doute, mais des livres tout de même ; qu'ils étaient, en somme, des prolétaires : et c’est ainsi qu’on les a sauvés. 

J’achevai ma visite par une rencontre fort imprévue, car en venant à Montserrat, je ne m’attendais pas à trouver, dans la pièce qui servait de salon à l’abbé, le portrait de La Fontaine et celui de sa femme, Mlle Héricart ! Deux beaux portraits, ma foi. Originaux ou copies de Rigault, je ne sais. Mais que faisait-il dans ce couvent, le conteur libertin, si attaché aux choses qu’on apprend à mépriser ici ? Quelle aventure l’avait amené là, le poète de l'expérience humaine, dans ce château de l’Absolu ? A ce moment, l’inspecteur de police, qui ne m’avait pas accompagné dans la visite du monastère, vint me rejoindre pour me dire à l’oreille qu’on venait d’assassiner trois personnes sur la route de Monestrol, et qu’il serait peut-être prudent de ne pas attendre la nuit pour rentrer à Barcelone. Un rapide regard, en passant, au petit musée préhistorique (juste le temps de prendre le sentiment de la vanité des choses qui nous bouleversent le plus) et je quittai Montserrat. 

Nous traversâmes Monestrol, gros bourg industriel, où quelque deux mille ouvriers et ouvrières travaillaient aux filatures de coton, aujourd’hui toutes arrêtées. Un immense drapeau rouge et noir flottait en haut du clocher. En voyant passer la voiture de la Generalitat, femmes et enfants, assis devant les portes, nous saluaient le poing tendu. Au delà du bourg, nous arrivâmes à l’endroit où s'était produit le triple meurtre qui avait hâté notre départ. Les cadavres n’étaient plus là. — Il y a seulement quelques semaines, constata mon policier, nous les aurions trouvés sur la route. Mais aujourd’hui, les gens sont enlevés aussitôt tués. Et, sur un ton où je cherchai vainement l’ironie : — L’ordre se rétablit, me dit-il.

Pour visiter le monastère de Montserrat à partir de Barcelone, voir les informations fournies par Barcelona Turismo.

dimanche 30 mars 2025

Total Baroque, un nouveau magazine en ligne pour les passionnés de musique ancienne

Total Baroque Magazine / Nouveau média en ligne consacré à la musique ancienne

Lancé le 20 février 2025, Total Baroque Magazine (http://totalbaroque.com) est un nouveau média numérique indépendant qui traite de l'actualité de la musique ancienne dans le monde par des articles approfondis, reportages, interviews, portraits, chroniques historiques et vidéos, plutôt que par des comptes rendus de concerts ou d'opéras.

À qui s'adresse Total Baroque Magazine ?

Total Baroque Magazine s'adresse à tous les amateurs et passionnés de musique ancienne à travers le monde, dans une édition trilingue (français, allemand, anglais), et vise en particulier les abonnés de la communauté « Total Baroque » sur Facebook, Instagram (80 000 followers) et YouTube (83 000 abonnés).

Total Baroque Magazine s'adresse également aux étudiants de musique ancienne dans les Conservatoires et lieux de formation. À ce titre, une rubrique « Jeunes talents » (totalbaroque.com/tag/jeunes-talents) met en évidence chaque semaine les artistes et ensembles émergents, ainsi que les informations pratiques des concours nationaux et internationaux.

Total Baroque Magazine est un média hebdomadaire « freemium » avec une partie payante et une partie gratuite. Des articles à valeur ajoutée journalistique constituent le corps payant de Total Baroque Magazine : interviews des « maîtres du baroque », rencontre avec des « jeunes talents », portraits et reportages sur la vie quotidienne des artistes et des grandes institutions de musique ancienne, articles sur des initiatives originales et novatrices, et une « vidéo de la semaine », intégrale de concert ou d'opéra.

En accès gratuit, Total Baroque Magazine propose un suivi de l'actualité de la musique ancienne à travers le fil info « Presto », une présentation des nouveautés CD, un panorama des images d'actualité de la semaine, et une sélection hebdomadaire de vidéos et de podcasts du web.


Source : extraits du CP de Total Baroque

jeudi 27 mars 2025

Corinne Winters triomphe en Káťa Kabanová pour ses débuts à l'Opéra de Munich


Tu sais, parfois je rêve que je suis un oiseau
Kat'ja

Dans l'opéra Káťa Kabanová, l'héroïne est prise au piège dans le maillage d'un réseau de relations malsaines : Kabanicha, sa belle-mère autoritaire, opprime et contrôle son fils Tichon, dont le mariage avec Káťa souffre considérablement de cette domination étrangère. Comme Káťa ne trouve pas son compte dans cette famille, elle se réfugie, elle et ses désirs érotiques insatisfaits, dans une liaison avec Boris.

En tant que compositeur et librettiste, Janáček concentre l'action de l'œuvre littéraire d'origine, le drame Orage d'Alexander N. Ostrowski : le livret renonce en grande partie à décrire les circonstances sociales extérieures, qui déterminent de manière décisive la nature et les décisions de Káťa. Au lieu de cela, Janáček retrace l'évolution du personnage-titre dans un langage musical psychologique et délicat. Le sentiment de culpabilité de Káťa ne cesse de croître jusqu'à ce qu'il éclate dans une confession publique qui prend la forme d'un orage émotionnel. La musique tumultueuse et parfois survoltée ouvre l'espace à des passages de grâce lyrique et nous permet de ressentir l'essence la plus intime des personnages.

Le metteur en scène Krzysztof Warlikowski voit en Káťa une marginale à qui l'on refuse une vie en accord avec ses aspirations et qui finit par préférer la mort au mensonge. Le pouvoir destructeur sous-jacent de la religion ne se trouve pas seulement dans une petite ville russe sur la Volga dans les années 1860, où le livret situe l'action, mais peut être observé partout dans le monde. À l'aide d'une équipe soudée, composée du chorégraphe Claude Bardouil, de la créatrice de lumières Felice Ross et du vidéaste Kamil Polak, Krzysztof Warlikowski a traqué les processus les plus profonds de la psyché humaine dans les espaces de la scénographe Małgorzata Szczęśniak et livre une vision de l'oeuvre d'une intelligence et d'une profondeur magistrales.

Mais où est donc passée la Volga ? Cette question à laquelle tous les metteurs en scènes et les scénographes qui montent Katia Kabanova doivent tenter d'apporter une réponse, reçoit un traitement original et subtil dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski et la scénographie de Małgorzata Szczęśniak, aussi en charge des costumes. La Volga est au coeur du livret et de la musique de Leoš Janáček qui s'est attaché à en évoquer " la mélancolie et les pleurs feutrés " du fleuve. Mais la nouvelle production munichoise ne présente pas de manière directe le grand fleuve et déplace l'action, initialement située dans un village sur la Volga en 1860, dans les années 1960 ou 70 dans la salle polyvalente d'une commune au bord d'un fleuve. Le pouvoir destructeur sous-jacent de la religion n'agit pas seulement là où le livret situe l'action, mais peut être observé partout dans le monde.

Alors que le public s'installe, l'action a déjà commencé sur le plateau où des couples dansent le tango. Pour Warlikowski, " les cours de tango appartiennent au domaine de cette maladie contemporaine qui pousse les gens à vouloir faire partie d’une communauté. Le tango est une image fantastique de l’harmonie. Deux corps. Une étreinte. Une passion feinte. C’est peut-être seulement en observant ces corps danser que Káťa a été inspirée à toucher un autre corps, à le presser contre elle, à l’embrasser. " L'absence de lever de rideau est sans doute une manière de réduire le fossé qui sépare la salle de la scène et d'inclure le public dans l'espace de la salle polyvalente. La salle communale est sobrement décorée par trois vitrines, un aquarium, un juke-box, une machine à sous, une horloge et une enseigne lumineuse indiquant l'emplacement des lieux d'aisance. Toute l'action prend place dans le huis-clos de la salle polyvalente dans laquelle l'assistance sera constamment le témoin des événements et notamment de la terrible confession publique de Kat'a. Un figurant insolite porte des palmes, un masque et un snorkel. Dans une des vitrines, on voit des animaux naturalisés, des gravures anciennes, une télévision d'un modèle ancien mais déjà en couleurs qui diffuse un reportage sur un fleuve dont on se plaît à imaginer qu'il s'agit de la Volga. À divers moments, l'aquarium se reflète sur la paroi qui lui fait face. La paroi du fond est modulable, en son centre on voit apparaître un bar avec un grand comptoir dont l'enseigne, — Bar Minéral — est évocatrice du thème aquatique. Deux vitrines nous renseignent sur les activités et les mœurs villageoises  : une vitrine pour les hommes, avec un mannequin arborant un costume de policier et peut-être un pêcheur en vêtements de pluie et, de l'autre côté de la salle, une vitrine présentant des mannequins féminins dont les pauvres robes décrivent très exactement la place subalterne de la femme vouée aux tâches ménagères dans une société très codifiée. La mise en scène assure une présence discrète et éparpillée au long fleuve, à cette " fontaine où l'accord est enfanté, dont il porte les ondulations ". Voici comment Krzysztof Warlikowski approche le fleuve tel que le décrit l'opéra :  

" La rivière et l’eau sont un élément central. La rivière est l’endroit où les chiots se noient. Le fleuve est également à l’origine de catastrophes dues à des inondations ou à d’autres scénarios où il sort de son lit. La rivière représente la beauté et le danger, la disparition. Il y a une vie sombre dans cette rivière. Une vie tentante peut-être. Une disparition dans la nature. "

Si la Volga est le plus long fleuve d'Europe, le fleuve de la mise en scène peut couler n'importe où dans le monde. La communauté villageoise veut faire belle figure, mais ce masque apparent cache la strate nauséabonde des relations malsaines, du non-dit généralisé auquel on tente d'échapper par l'alcool ou le sexe, l'un n'excluant évidemment pas l'autre. 

Le chef Marc Albrecht est familier de l'œuvre. Il a choisi de la présenter sans entracte de manière à préserver la tension et faire en sorte que les éléments convergents qui aboutissent à la catastrophe finale fassent pleinement leurs effets. Le chef évoque la musique de Janáček avec passion : 

"Je trouve simplement que c'est une musique qui brûle toujours, d'une bonne manière. Elle est toujours très proche de la personne qui agit, elle est douloureusement précise parfois, ça peut aussi faire mal (parfois en l'écoutant et aussi en l'exécutant). Il y a aussi des moments très abrupts, selon les cas, mais aussi des délicatesses, des vulnérabilités incroyablement touchantes. C'est donc une musique qui se glisse tout simplement sous la peau des gens sur scène, et là, elle fait des merveilles. Donc cette grande authenticité. Cette immédiateté (il n'y a pas de fausse note, pas de geste artificiel, pas d'effet non plus) - c'est tout simplement sincère. Et c'est toujours choquant aujourd'hui, si on le pense vraiment, si on le fait et si on le perçoit comme tel, alors cela a aussi ses moments inquiétants et aussi de grandes forces et de la confiance. Et Káťa, qui est au centre, est saisie par Janáček d'une manière dont  peu de personnages d'opéra bénéficient. Donc : c'est une musique incroyable ".

Corinne Winters en Kat'ja

La soprano américaine Corinne Winters vient de faire des débuts très remarqués à la Bayerische Staatsoper en Káťa, un rôle qu'elle a joué à de nombreuses reprises, notamment au Festival de Salzbourg 2022. Elle dispose de l'énorme avantage de parler le tchèque, ce qui lui permet de connoter et de colorer très exactement ce qu'exprime le texte. Elle apprécie la mise en scène différente et audacieuse de  Krzysztof Warlikowski et le défi qu'elle représente sur le plan dramatique. Son interprétation est à la fois parfaitement ciselée et parfaitement authentique. Elle décline avec une habileté stupéfiante toutes les composantes d'une personnalité empreinte de spiritualité emprisonnée dans les carcans étouffants de la religion et de la société, desquels elle tente de se libérer sans y parvenir, ne trouvant qu'une porte de sortie, celle du suicide. Pendant tout le temps de l'opéra, on reste suspendus aux lèvres de la chanteuse qui livre une interprétation émotionnelle d'une précision stupéfiante, dont l'effet est encore décuplé par les vidéos de Kamil Polak dont les projections agrandissent les expressions de la chanteuses. La vidéo devient ici un instrument redoutable qui ne laisse pas le droit à l'erreur, mais Corinne Winters se joue de cette difficulté en livrant un jeu sensible, véridique et naturel.

Kabanicha (Violeta Urmana) et Corinne Winters (Kat'a)

Violeta Urmana dessine avec un talent d'actrice consommé un portrait menaçant de Kabanicha, une matrone castratrice odieuse qui tient son fils Tikhon en laisse comme un caniche bien dressé. Małgorzata Szczęśniak lui a taillé un vestiaire évocateur d'une femme égocentrique qui parade en grande bourgeoise. Elle se croit d'une classe supérieure à celle des femmes de son village et tient à ce que cela se sache. John Daszak joue avec maestria le rôle du fils entièrement soumis à sa génitrice. Pavel Černoch campe un Boris marginal, en complet contraste avec le portrait du mari de Kat'a, et c'est sans doute ce contraste qui a séduit la jeune femme à la recherche d'une porte de sortie du monde étouffant dans lequel elle est cloisonnée. Ena Pongrac donne une exceptionnelle Varvara, la confidente et la complice de Kat'a.

Une grande soirée d'opéra, avec une ligne de chant basée sur " les petites mélodies de la parole  " qui selon les termes du compositeur devaient exprimer les pulsions, les affects et la vérité intérieure des personnages. Marc Albrecht et l'orchestre ont livré un travail d'orfèvre qui fait honneur au compositeur et, avec Corinne Winters, remportent un triomphe des plus mérités.


Kat'a (Corinne Winters), Boris (Pavel Černoch)
et Kabanicha (Violeta Urmana)

Distribution 


Direction musicale Marc Albrecht
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Chœur Franz Obermair
Dramaturgie Christian Longchamp, Lukas Leipfinger

Dikoj Milan Siljanov
Boris Pavel Černoch
Kabanicha Violeta Urmana
Tichon John Daszak
Káťa Corinne Winters
Kudrjáš James Ley
Varvara Ena Pongrac
Kuligin Thomas Mole
Glaša Ekaterine Buachidze
Fekluša Elene Gvritishvili
Un homme Samuel Stopford
Une femme Natalie Lewis

Bayerisches Staatsorchester
Bayerischer Staatsopernchor

Crédit photographique © Geoffroy Schied

(1) Sources : le programme de la Bayerische Staatsoper, dont les " Réflexions de Krzysztof Warlikowski sur Káťa Kabanová " compilées par Christian Longchamp, des extraits de la médiathèque de  la presse. Les citations sont traduites.

Bibliographie : Leoš Janáček, Ecrits, Choisis, traduits et présentés par Daniela Langer, Fayard, 2009.

dimanche 23 mars 2025

L'Orphéon catalan et le Palau de la Música catalana — Reportage photos

 Le Palau de la Música Catalana est une salle de concerts barcelonaise déclarée Monument national en 1971 et inscrite au Patrimoine mondial de l'Humanité par l'UNESCO en 1997. Construit par l'architecte Lluis Domènech i Montaner pour être le siège de l'Orfeó Català et financé par des dons privés, c'est une perle du patrimoine architectural et musical de Barcelone.

Dissimulé dans les ruelles de la partie haute du quartier de La Ribera, il s'agit d'un édifice moderniste très singulier :  le Palau de la Música Catalana conjugue sur sa magnifique façade, la sculpture, la mosaïque, les vitraux et les arts de la forge. La façade, faite de briques apparentes, présente une magnifique polychromie apportée par le revêtement en mosaïque, et est dominée par une somptueuse et symbolique sculpture de Miquel Blay où apparaît Sant Jordi brandissant le drapeau catalan. On accède à l'édifice par l'entrée annexe au Foyer, un nouvel espace aménagé comme point de rencontre ouvert au public toute la journée, ou par son vestibule, flanqué par deux réverbères représentatifs de la Barcelone de l'époque et qui fut son ancienne porte principale. 

Les orphéons - L'Orféo Català (L'Orphéon catalan)

Au courant du 19ème siècle, en plusieurs points de la Catalogne, d’importantes chorales se constituèrent, et il faut citer ici l’impulsion que donna au mouvement un artiste de grande énergie, Josep Anselm Clavé i Camps (1824-1874), un homme politique et musicien barcelonais, père du mouvement des orphéons en Catalogne et en Espagne. Clavé avait contribué à enseigner la technique du chant d’ensemble aux chorales du pays et les a dotées d’un répertoire de chants d’une inspiration ferme et populaire.

L’art du chant d’ensemble était destiné à prendre un développement considérable en Catalogne. Les grandes chorales mixtes (voix d’hommes, de femmes et d’enfants) y sont très nombreuses aujourd’hui. Ce furent les auditions de chorales étrangères, à l’Exposition Universelle de Barcelone, en 1888, qui donnèrent l’idée de constituer une chorale analogue en Catalogne. Cet épanouissement est dû avant tout à Louis Millet et à l'Orphéon catalan. Simple, sérieux, sans aucune pose, enthousiaste de son art, croyant, dans la plus belle acception du terme, Louis Millet est un esprit essentiellement religieux, et il a pour l’art le même culte que pour la religion. Il renouvelle la grande tradition des artistes catholiques du Moyen Age, pour qui l’art collabore avec la foi en un même idéal. Cette attitude établit une certaine parenté entre Millet et Vincent d’Indy. Il a fallu beaucoup d’énergie à Millet pour organiser l’Orphéon catalan, et pour en faire une des meilleures chorales qui soient. L’Orphéon catalan ne chante que de belles œuvres, simples comme les vieilles chansons du pays, ou d’une polyphonie complexe, Palestrina, Vittoria, J.-S. Bach. Avant la fondation de l’Orphéon catalan en 1891, il n’y avait de musique à Barcelone que dans les cafés.

On commença avec vingt-huit choristes. Dès 1893, il y en eut cinquante. En 1895, on organisa la section d’enfants, et l’excellent musicien Francesc Pujol, disciple de Millet, seconda le maître dans le travail, chaque jour plus considérable, exigé par l’Orphéon. En 1896, ce fut le tour de la section de femmes. En 1897, il y avait cent choristes. En 1916, ils étaient deux cent trente-neuf . De jour en jour, le prestige de l’Orphéon allait croissant. Dès 1895, il donnait de nombreux concerts dans diverses villes de Catalogne et dans les églises ; la même année, il collaborait avec la Chapelle nationale russe, venue à Barcelone, et dont l’influence fut considérable par son sens artiste et la perfection de ses exécutions. Dans le Midi de la France, les concerts de l’Orphéon, à partir de 1897 (Concours International de Nice), furent des triomphes.

Après avoir usé de locaux de fortune et changé souvent de lieu de réunion, la grande chorale reçut un local digne d’elle, le Palais de la Musique catalane, construit par l’architecte Lluis Doménech i Montaner (1850-1923) et inauguré en février 1908. Le Palau de la Mùsica Catalana (1905-1908) est remarquable par la variété des matériaux utilisés, la fantaisie allégorique. Les couleurs de la coupole du maître verrier Antoni Rigalt composent un ensemble éblouissant. Outre la grande salle, dont l’acoustique est parfaite, il renferme une salle de répétitions, une bibliothèque, diverses salles pour l’administration.

L’Orphéon publie un bulletin, la Revista musical catalana, fondée en 1903. Les exécutions de l’Orphéon catalan sont connues pour être d’une très grande perfection. Millet a expliqué à plusieurs reprises comment il entend l’interprétation chorale. Selon lui , le but de cette interprétation n’est ni l’effet brillant ni l’exécution de difficultés techniques, mais la tenue dans l’expression, le rendu exact de l’émotion, avec tout le nuancé qui la traduit. Il faut que chacun se rende compte de ce qu’il chante et que l’ensemble donne un sentiment d’harmonie et de plénitude. L'Orphéon catalan est parvenu à réaliser ce programme. Conscient de son art, Millet a écrit do nombreuses études sur la musique : elles ont paru en volume sous le titre Pel nostre Idéal (1917).

Le rôle de l'Orphéon dans l’expansion du sentiment national catalan est considérable. Il a donné son expression à la forme musicale de ce sentiment.

La salle de concert du  Palais de la Musique Catalane 

La visite de la salle de concerts est le clou du parcours. Elle est l’une des salles de concerts les plus spéciales au monde et l’un des monuments les plus représentatifs du modernisme catalan. Elle offre une excellente acoustique, raison pour laquelle de nombreux artistes de grande renommée ont joué dans ces locaux et sont tombés amoureux d’elle. La Salle de Concerts, aux proportions harmonieuses, à la riche décoration et grande luminosité grâce la grande lucarne centrale, est l'élément principal du bâtiment. De manière exceptionnelle, on peut marcher sur la scène et voir le Palau du point de vue des artistes. Enfin dans la salle Lluís Millet, qui porte le nom du fondateur de l'Orfeó Català, on peut observer de près la colonnade du balcon de la façade principale grâce à sa spectaculaire baie vitré. 

Il s’agit d’un espace lumineux et coloré composé de vitraux, dans lequel chaque détail est soigné au maximum pour faire plonger les spectateurs dans un monde de fantaisie. Domènech i Montaner intègre abondamment les arts appliqués au sein de son édifice, Des bustes, des reliefs et des sculptures remplissent de magie la salle et la scène. L’ambiance y est idéale pour profiter de n’importe quel type de musique. On remarquera entre autres chefs-d'oeuvre, un buste de Beethoven, Pégase et le groupe de la Chevauchée des Walkyries de Wagner, une oeuvre magistrale du sculpteur Pablo Gargallo. La thématique florale qui orne plusieurs endroits du palais, les statues au corps en mosaïque et le buste en relief sont l'œuvre du sculpteur Eusebi Arnau, qui participa à de nombreuses œuvres modernistes emblématiques.

Domènech i Montaner fait preuve d'une grande originalité dans la conception du palais. Il utilise une structure métallique inédite pour libérer de grands espaces fermés par du verre. Le recours à un patio intermédiaire entre l'édifice et l'église qu'il jouxte permet l'arrivée de lumière de manière uniforme et symétrique dans la salle de concert. Enfin, le parti-pris de construire la scène au premier étage permet un éclairage naturel par le plafond. 

Si la vocation première du palais était de recevoir des concerts de chorale, de la musique symphonique et des récitals, il est utilisé aujourd'hui pour tous les types de musiques, du classique à la musique moderne. Il poursuit sa vocation pédagogique en accueillant tout au long de l'années des concerts destinés à un public scolaire.

Reportage photographique 


Chevauchée des Walkyries





























Pégase

Chevauchée des Walkyries


Sources : compilation de renseignements glanés sur divers sites, dont le site Barcelonaturisme, Wikipedia et surtout l'Historial de l'Orfeó català, publié en 1916, lors du 25ème anniversaire de sa fondation.

Crédit photos © Marco Pohle (25 premières photos) et Luc Roger (7 dernières photos)

Pour votre visite de Barcelone, le site Barcelonaturisme est tout indiqué.