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dimanche 30 mars 2025

Total Baroque, un nouveau magazine en ligne pour les passionnés de musique ancienne

Total Baroque Magazine / Nouveau média en ligne consacré à la musique ancienne

Lancé le 20 février 2025, Total Baroque Magazine (http://totalbaroque.com) est un nouveau média numérique indépendant qui traite de l'actualité de la musique ancienne dans le monde par des articles approfondis, reportages, interviews, portraits, chroniques historiques et vidéos, plutôt que par des comptes rendus de concerts ou d'opéras.

À qui s'adresse Total Baroque Magazine ?

Total Baroque Magazine s'adresse à tous les amateurs et passionnés de musique ancienne à travers le monde, dans une édition trilingue (français, allemand, anglais), et vise en particulier les abonnés de la communauté « Total Baroque » sur Facebook, Instagram (80 000 followers) et YouTube (83 000 abonnés).

Total Baroque Magazine s'adresse également aux étudiants de musique ancienne dans les Conservatoires et lieux de formation. À ce titre, une rubrique « Jeunes talents » (totalbaroque.com/tag/jeunes-talents) met en évidence chaque semaine les artistes et ensembles émergents, ainsi que les informations pratiques des concours nationaux et internationaux.

Total Baroque Magazine est un média hebdomadaire « freemium » avec une partie payante et une partie gratuite. Des articles à valeur ajoutée journalistique constituent le corps payant de Total Baroque Magazine : interviews des « maîtres du baroque », rencontre avec des « jeunes talents », portraits et reportages sur la vie quotidienne des artistes et des grandes institutions de musique ancienne, articles sur des initiatives originales et novatrices, et une « vidéo de la semaine », intégrale de concert ou d'opéra.

En accès gratuit, Total Baroque Magazine propose un suivi de l'actualité de la musique ancienne à travers le fil info « Presto », une présentation des nouveautés CD, un panorama des images d'actualité de la semaine, et une sélection hebdomadaire de vidéos et de podcasts du web.


Source : extraits du CP de Total Baroque

jeudi 27 mars 2025

Corinne Winters triomphe en Káťa Kabanová pour ses débuts à l'Opéra de Munich


Tu sais, parfois je rêve que je suis un oiseau
Kat'ja

Dans l'opéra Káťa Kabanová, l'héroïne est prise au piège dans le maillage d'un réseau de relations malsaines : Kabanicha, sa belle-mère autoritaire, opprime et contrôle son fils Tichon, dont le mariage avec Káťa souffre considérablement de cette domination étrangère. Comme Káťa ne trouve pas son compte dans cette famille, elle se réfugie, elle et ses désirs érotiques insatisfaits, dans une liaison avec Boris.

En tant que compositeur et librettiste, Janáček concentre l'action de l'œuvre littéraire d'origine, le drame Orage d'Alexander N. Ostrowski : le livret renonce en grande partie à décrire les circonstances sociales extérieures, qui déterminent de manière décisive la nature et les décisions de Káťa. Au lieu de cela, Janáček retrace l'évolution du personnage-titre dans un langage musical psychologique et délicat. Le sentiment de culpabilité de Káťa ne cesse de croître jusqu'à ce qu'il éclate dans une confession publique qui prend la forme d'un orage émotionnel. La musique tumultueuse et parfois survoltée ouvre l'espace à des passages de grâce lyrique et nous permet de ressentir l'essence la plus intime des personnages.

Le metteur en scène Krzysztof Warlikowski voit en Káťa une marginale à qui l'on refuse une vie en accord avec ses aspirations et qui finit par préférer la mort au mensonge. Le pouvoir destructeur sous-jacent de la religion ne se trouve pas seulement dans une petite ville russe sur la Volga dans les années 1860, où le livret situe l'action, mais peut être observé partout dans le monde. À l'aide d'une équipe soudée, composée du chorégraphe Claude Bardouil, de la créatrice de lumières Felice Ross et du vidéaste Kamil Polak, Krzysztof Warlikowski a traqué les processus les plus profonds de la psyché humaine dans les espaces de la scénographe Małgorzata Szczęśniak et livre une vision de l'oeuvre d'une intelligence et d'une profondeur magistrales.

Mais où est donc passée la Volga ? Cette question à laquelle tous les metteurs en scènes et les scénographes qui montent Katia Kabanova doivent tenter d'apporter une réponse, reçoit un traitement original et subtil dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski et la scénographie de Małgorzata Szczęśniak, aussi en charge des costumes. La Volga est au coeur du livret et de la musique de Leoš Janáček qui s'est attaché à en évoquer " la mélancolie et les pleurs feutrés " du fleuve. Mais la nouvelle production munichoise ne présente pas de manière directe le grand fleuve et déplace l'action, initialement située dans un village sur la Volga en 1860, dans les années 1960 ou 70 dans la salle polyvalente d'une commune au bord d'un fleuve. Le pouvoir destructeur sous-jacent de la religion n'agit pas seulement là où le livret situe l'action, mais peut être observé partout dans le monde.

Alors que le public s'installe, l'action a déjà commencé sur le plateau où des couples dansent le tango. Pour Warlikowski, " les cours de tango appartiennent au domaine de cette maladie contemporaine qui pousse les gens à vouloir faire partie d’une communauté. Le tango est une image fantastique de l’harmonie. Deux corps. Une étreinte. Une passion feinte. C’est peut-être seulement en observant ces corps danser que Káťa a été inspirée à toucher un autre corps, à le presser contre elle, à l’embrasser. " L'absence de lever de rideau est sans doute une manière de réduire le fossé qui sépare la salle de la scène et d'inclure le public dans l'espace de la salle polyvalente. La salle communale est sobrement décorée par trois vitrines, un aquarium, un juke-box, une machine à sous, une horloge et une enseigne lumineuse indiquant l'emplacement des lieux d'aisance. Toute l'action prend place dans le huis-clos de la salle polyvalente dans laquelle l'assistance sera constamment le témoin des événements et notamment de la terrible confession publique de Kat'a. Un figurant insolite porte des palmes, un masque et un snorkel. Dans une des vitrines, on voit des animaux naturalisés, des gravures anciennes, une télévision d'un modèle ancien mais déjà en couleurs qui diffuse un reportage sur un fleuve dont on se plaît à imaginer qu'il s'agit de la Volga. À divers moments, l'aquarium se reflète sur la paroi qui lui fait face. La paroi du fond est modulable, en son centre on voit apparaître un bar avec un grand comptoir dont l'enseigne, — Bar Minéral — est évocatrice du thème aquatique. Deux vitrines nous renseignent sur les activités et les mœurs villageoises  : une vitrine pour les hommes, avec un mannequin arborant un costume de policier et peut-être un pêcheur en vêtements de pluie et, de l'autre côté de la salle, une vitrine présentant des mannequins féminins dont les pauvres robes décrivent très exactement la place subalterne de la femme vouée aux tâches ménagères dans une société très codifiée. La mise en scène assure une présence discrète et éparpillée au long fleuve, à cette " fontaine où l'accord est enfanté, dont il porte les ondulations ". Voici comment Krzysztof Warlikowski approche le fleuve tel que le décrit l'opéra :  

" La rivière et l’eau sont un élément central. La rivière est l’endroit où les chiots se noient. Le fleuve est également à l’origine de catastrophes dues à des inondations ou à d’autres scénarios où il sort de son lit. La rivière représente la beauté et le danger, la disparition. Il y a une vie sombre dans cette rivière. Une vie tentante peut-être. Une disparition dans la nature. "

Si la Volga est le plus long fleuve d'Europe, le fleuve de la mise en scène peut couler n'importe où dans le monde. La communauté villageoise veut faire belle figure, mais ce masque apparent cache la strate nauséabonde des relations malsaines, du non-dit généralisé auquel on tente d'échapper par l'alcool ou le sexe, l'un n'excluant évidemment pas l'autre. 

Le chef Marc Albrecht est familier de l'œuvre. Il a choisi de la présenter sans entracte de manière à préserver la tension et faire en sorte que les éléments convergents qui aboutissent à la catastrophe finale fassent pleinement leurs effets. Le chef évoque la musique de Janáček avec passion : 

"Je trouve simplement que c'est une musique qui brûle toujours, d'une bonne manière. Elle est toujours très proche de la personne qui agit, elle est douloureusement précise parfois, ça peut aussi faire mal (parfois en l'écoutant et aussi en l'exécutant). Il y a aussi des moments très abrupts, selon les cas, mais aussi des délicatesses, des vulnérabilités incroyablement touchantes. C'est donc une musique qui se glisse tout simplement sous la peau des gens sur scène, et là, elle fait des merveilles. Donc cette grande authenticité. Cette immédiateté (il n'y a pas de fausse note, pas de geste artificiel, pas d'effet non plus) - c'est tout simplement sincère. Et c'est toujours choquant aujourd'hui, si on le pense vraiment, si on le fait et si on le perçoit comme tel, alors cela a aussi ses moments inquiétants et aussi de grandes forces et de la confiance. Et Káťa, qui est au centre, est saisie par Janáček d'une manière dont  peu de personnages d'opéra bénéficient. Donc : c'est une musique incroyable ".

Corinne Winters en Kat'ja

La soprano américaine Corinne Winters vient de faire des débuts très remarqués à la Bayerische Staatsoper en Káťa, un rôle qu'elle a joué à de nombreuses reprises, notamment au Festival de Salzbourg 2022. Elle dispose de l'énorme avantage de parler le tchèque, ce qui lui permet de connoter et de colorer très exactement ce qu'exprime le texte. Elle apprécie la mise en scène différente et audacieuse de  Krzysztof Warlikowski et le défi qu'elle représente sur le plan dramatique. Son interprétation est à la fois parfaitement ciselée et parfaitement authentique. Elle décline avec une habileté stupéfiante toutes les composantes d'une personnalité empreinte de spiritualité emprisonnée dans les carcans étouffants de la religion et de la société, desquels elle tente de se libérer sans y parvenir, ne trouvant qu'une porte de sortie, celle du suicide. Pendant tout le temps de l'opéra, on reste suspendus aux lèvres de la chanteuse qui livre une interprétation émotionnelle d'une précision stupéfiante, dont l'effet est encore décuplé par les vidéos de Kamil Polak dont les projections agrandissent les expressions de la chanteuses. La vidéo devient ici un instrument redoutable qui ne laisse pas le droit à l'erreur, mais Corinne Winters se joue de cette difficulté en livrant un jeu sensible, véridique et naturel.

Kabanicha (Violeta Urmana) et Corinne Winters (Kat'a)

Violeta Urmana dessine avec un talent d'actrice consommé un portrait menaçant de Kabanicha, une matrone castratrice odieuse qui tient son fils Tikhon en laisse comme un caniche bien dressé. Małgorzata Szczęśniak lui a taillé un vestiaire évocateur d'une femme égocentrique qui parade en grande bourgeoise. Elle se croit d'une classe supérieure à celle des femmes de son village et tient à ce que cela se sache. John Daszak joue avec maestria le rôle du fils entièrement soumis à sa génitrice. Pavel Černoch campe un Boris marginal, en complet contraste avec le portrait du mari de Kat'a, et c'est sans doute ce contraste qui a séduit la jeune femme à la recherche d'une porte de sortie du monde étouffant dans lequel elle est cloisonnée. Ena Pongrac donne une exceptionnelle Varvara, la confidente et la complice de Kat'a.

Une grande soirée d'opéra, avec une ligne de chant basée sur " les petites mélodies de la parole  " qui selon les termes du compositeur devaient exprimer les pulsions, les affects et la vérité intérieure des personnages. Marc Albrecht et l'orchestre ont livré un travail d'orfèvre qui fait honneur au compositeur et, avec Corinne Winters, remportent un triomphe des plus mérités.


Kat'a (Corinne Winters), Boris (Pavel Černoch)
et Kabanicha (Violeta Urmana)

Distribution 


Direction musicale Marc Albrecht
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Chœur Franz Obermair
Dramaturgie Christian Longchamp, Lukas Leipfinger

Dikoj Milan Siljanov
Boris Pavel Černoch
Kabanicha Violeta Urmana
Tichon John Daszak
Káťa Corinne Winters
Kudrjáš James Ley
Varvara Ena Pongrac
Kuligin Thomas Mole
Glaša Ekaterine Buachidze
Fekluša Elene Gvritishvili
Un homme Samuel Stopford
Une femme Natalie Lewis

Bayerisches Staatsorchester
Bayerischer Staatsopernchor

Crédit photographique © Geoffroy Schied

(1) Sources : le programme de la Bayerische Staatsoper, dont les " Réflexions de Krzysztof Warlikowski sur Káťa Kabanová " compilées par Christian Longchamp, des extraits de la médiathèque de  la presse. Les citations sont traduites.

Bibliographie : Leoš Janáček, Ecrits, Choisis, traduits et présentés par Daniela Langer, Fayard, 2009.

dimanche 23 mars 2025

L'Orphéon catalan et le Palau de la Música catalana — Reportage photos

 Le Palau de la Música Catalana est une salle de concerts barcelonaise déclarée Monument national en 1971 et inscrite au Patrimoine mondial de l'Humanité par l'UNESCO en 1997. Construit par l'architecte Lluis Domènech i Montaner pour être le siège de l'Orfeó Català et financé par des dons privés, c'est une perle du patrimoine architectural et musical de Barcelone.

Dissimulé dans les ruelles de la partie haute du quartier de La Ribera, il s'agit d'un édifice moderniste très singulier :  le Palau de la Música Catalana conjugue sur sa magnifique façade, la sculpture, la mosaïque, les vitraux et les arts de la forge. La façade, faite de briques apparentes, présente une magnifique polychromie apportée par le revêtement en mosaïque, et est dominée par une somptueuse et symbolique sculpture de Miquel Blay où apparaît Sant Jordi brandissant le drapeau catalan. On accède à l'édifice par l'entrée annexe au Foyer, un nouvel espace aménagé comme point de rencontre ouvert au public toute la journée, ou par son vestibule, flanqué par deux réverbères représentatifs de la Barcelone de l'époque et qui fut son ancienne porte principale. 

Les orphéons - L'Orféo Català (L'Orphéon catalan)

Au courant du 19ème siècle, en plusieurs points de la Catalogne, d’importantes chorales se constituèrent, et il faut citer ici l’impulsion que donna au mouvement un artiste de grande énergie, Josep Anselm Clavé i Camps (1824-1874), un homme politique et musicien barcelonais, père du mouvement des orphéons en Catalogne et en Espagne. Clavé avait contribué à enseigner la technique du chant d’ensemble aux chorales du pays et les a dotées d’un répertoire de chants d’une inspiration ferme et populaire.

L’art du chant d’ensemble était destiné à prendre un développement considérable en Catalogne. Les grandes chorales mixtes (voix d’hommes, de femmes et d’enfants) y sont très nombreuses aujourd’hui. Ce furent les auditions de chorales étrangères, à l’Exposition Universelle de Barcelone, en 1888, qui donnèrent l’idée de constituer une chorale analogue en Catalogne. Cet épanouissement est dû avant tout à Louis Millet et à l'Orphéon catalan. Simple, sérieux, sans aucune pose, enthousiaste de son art, croyant, dans la plus belle acception du terme, Louis Millet est un esprit essentiellement religieux, et il a pour l’art le même culte que pour la religion. Il renouvelle la grande tradition des artistes catholiques du Moyen Age, pour qui l’art collabore avec la foi en un même idéal. Cette attitude établit une certaine parenté entre Millet et Vincent d’Indy. Il a fallu beaucoup d’énergie à Millet pour organiser l’Orphéon catalan, et pour en faire une des meilleures chorales qui soient. L’Orphéon catalan ne chante que de belles œuvres, simples comme les vieilles chansons du pays, ou d’une polyphonie complexe, Palestrina, Vittoria, J.-S. Bach. Avant la fondation de l’Orphéon catalan en 1891, il n’y avait de musique à Barcelone que dans les cafés.

On commença avec vingt-huit choristes. Dès 1893, il y en eut cinquante. En 1895, on organisa la section d’enfants, et l’excellent musicien Francesc Pujol, disciple de Millet, seconda le maître dans le travail, chaque jour plus considérable, exigé par l’Orphéon. En 1896, ce fut le tour de la section de femmes. En 1897, il y avait cent choristes. En 1916, ils étaient deux cent trente-neuf . De jour en jour, le prestige de l’Orphéon allait croissant. Dès 1895, il donnait de nombreux concerts dans diverses villes de Catalogne et dans les églises ; la même année, il collaborait avec la Chapelle nationale russe, venue à Barcelone, et dont l’influence fut considérable par son sens artiste et la perfection de ses exécutions. Dans le Midi de la France, les concerts de l’Orphéon, à partir de 1897 (Concours International de Nice), furent des triomphes.

Après avoir usé de locaux de fortune et changé souvent de lieu de réunion, la grande chorale reçut un local digne d’elle, le Palais de la Musique catalane, construit par l’architecte Lluis Doménech i Montaner (1850-1923) et inauguré en février 1908. Le Palau de la Mùsica Catalana (1905-1908) est remarquable par la variété des matériaux utilisés, la fantaisie allégorique. Les couleurs de la coupole du maître verrier Antoni Rigalt composent un ensemble éblouissant. Outre la grande salle, dont l’acoustique est parfaite, il renferme une salle de répétitions, une bibliothèque, diverses salles pour l’administration.

L’Orphéon publie un bulletin, la Revista musical catalana, fondée en 1903. Les exécutions de l’Orphéon catalan sont connues pour être d’une très grande perfection. Millet a expliqué à plusieurs reprises comment il entend l’interprétation chorale. Selon lui , le but de cette interprétation n’est ni l’effet brillant ni l’exécution de difficultés techniques, mais la tenue dans l’expression, le rendu exact de l’émotion, avec tout le nuancé qui la traduit. Il faut que chacun se rende compte de ce qu’il chante et que l’ensemble donne un sentiment d’harmonie et de plénitude. L'Orphéon catalan est parvenu à réaliser ce programme. Conscient de son art, Millet a écrit do nombreuses études sur la musique : elles ont paru en volume sous le titre Pel nostre Idéal (1917).

Le rôle de l'Orphéon dans l’expansion du sentiment national catalan est considérable. Il a donné son expression à la forme musicale de ce sentiment.

La salle de concert du  Palais de la Musique Catalane 

La visite de la salle de concerts est le clou du parcours. Elle est l’une des salles de concerts les plus spéciales au monde et l’un des monuments les plus représentatifs du modernisme catalan. Elle offre une excellente acoustique, raison pour laquelle de nombreux artistes de grande renommée ont joué dans ces locaux et sont tombés amoureux d’elle. La Salle de Concerts, aux proportions harmonieuses, à la riche décoration et grande luminosité grâce la grande lucarne centrale, est l'élément principal du bâtiment. De manière exceptionnelle, on peut marcher sur la scène et voir le Palau du point de vue des artistes. Enfin dans la salle Lluís Millet, qui porte le nom du fondateur de l'Orfeó Català, on peut observer de près la colonnade du balcon de la façade principale grâce à sa spectaculaire baie vitré. 

Il s’agit d’un espace lumineux et coloré composé de vitraux, dans lequel chaque détail est soigné au maximum pour faire plonger les spectateurs dans un monde de fantaisie. Domènech i Montaner intègre abondamment les arts appliqués au sein de son édifice, Des bustes, des reliefs et des sculptures remplissent de magie la salle et la scène. L’ambiance y est idéale pour profiter de n’importe quel type de musique. On remarquera entre autres chefs-d'oeuvre, un buste de Beethoven, Pégase et le groupe de la Chevauchée des Walkyries de Wagner, une oeuvre magistrale du sculpteur Pablo Gargallo. La thématique florale qui orne plusieurs endroits du palais, les statues au corps en mosaïque et le buste en relief sont l'œuvre du sculpteur Eusebi Arnau, qui participa à de nombreuses œuvres modernistes emblématiques.

Domènech i Montaner fait preuve d'une grande originalité dans la conception du palais. Il utilise une structure métallique inédite pour libérer de grands espaces fermés par du verre. Le recours à un patio intermédiaire entre l'édifice et l'église qu'il jouxte permet l'arrivée de lumière de manière uniforme et symétrique dans la salle de concert. Enfin, le parti-pris de construire la scène au premier étage permet un éclairage naturel par le plafond. 

Si la vocation première du palais était de recevoir des concerts de chorale, de la musique symphonique et des récitals, il est utilisé aujourd'hui pour tous les types de musiques, du classique à la musique moderne. Il poursuit sa vocation pédagogique en accueillant tout au long de l'années des concerts destinés à un public scolaire.

Reportage photographique 


Chevauchée des Walkyries





























Pégase

Chevauchée des Walkyries


Sources : compilation de renseignements glanés sur divers sites, dont le site Barcelonaturisme, Wikipedia et surtout l'Historial de l'Orfeó català, publié en 1916, lors du 25ème anniversaire de sa fondation.

Crédit photos © Marco Pohle (25 premières photos) et Luc Roger (7 dernières photos)

Pour votre visite de Barcelone, le site Barcelonaturisme est tout indiqué.

jeudi 20 mars 2025

Le Lohengrin iconoclaste de Katharina Wagner au Liceu de Barcelone

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et le cygne noir © A. Bofill 

La nouvelle production de Lohengrin mise en scène par Katharina Wagner au Liceu vient enfin d'être portée sur les fonts baptismaux après avoir connu une double annulation, d'abord à Barcelone en 2020 en raison du confinement lié au Covid, puis à Leipzig en 2022 à cause de problèmes logistiques (voir notre article). Katharina Wagner a repris son projet initial en y apportant de légères modifications. La metteure en scène, qui avait déjà mis en évidence la face sombre et cachée du personnage principal dans son Lohengrin de Budapest en 2004, a tenté de l'explorer en profondeur : elle  fait de Lohengrin un être manipulateur, ambitieux et criminel capable de tuer pour accéder au pouvoir. Le cygne, témoin de son crime, le hantera tout au long de l'opéra, tourmentant sa conscience jusqu'à ce qu'il craque et passe aux aveux.

Dès le prélude d'ouverture, on suit les jeux d'une paire de jeunes gens en train de mimer un combat puis un couronnement, comme le feraient des enfants : le jeune homme porte une épée en bois, la jeune femme le sacre roi en posant une couronne de carton sur sa tête. La jeune fille s'éloigne, apparaît alors Lohengrin qui se met à livrer combat contre le jeune homme, il l'accule dans un marais dans lequel le jeune homme tombe. Lohengrin lui maintient la tête sous l'eau jusqu'à ce que mort s'ensuive. Derrière le marais s'élève un monticule de schiste feuilleté sur lequel repose un cygne noir grandeur nature qui fait froufrouter les plumes de ses ailes et dont la tête et le col sont mobiles, une petite merveille de mécanique. Le cygne est le témoin du meurtre de Gottfried, le frère d'Elsa de Brabant. Lohengrin laisse le cadavre au fond de la mare et cache la couronne sous des strates de schiste. La scène se passe dans une forêt sombre, des séries d'arbres morts placés aux entrées des coulisses encadrent la scène. Derrière le monticule schisteux l'image boisée en fond de scène accroît encore l'effet de profondeur. Le scénographe Marc Löhrer a réussi un décor spectaculaire qui nous transporte dans l'atmosphère froide et glaciale du Duché de Brabant. 

La metteure en scène s'éloigne délibérément de la définition romantique de l'opéra Lohengrin qui est traditionnellement perçu comme un conte fantastique et mythique. Elle dépouille l'opéra de ses composantes surnaturelles pour nous offrir un roman noir, un thriller qui fait de Lohengrin un être double, rayonnant dans la blancheur lumineuse de ses vêtements et dans la ligne romantique de son chant, mais dont la noble apparence cache une personne fourbe sans foi ni loi, sinon la sienne propre. Katharina Wagner provoque et déstabilise le public en pratiquant une inversion des rôles, qui blanchit l'ambitieux Telramund et donne à Ortrud une dimension jusqu'ici inconnue. Si cette perspective nouvelle surprend, on peut l'accueillir avec étonnement et curiosité pendant le premier acte. Mais elle devient bien vite incompréhensible, tant le livret et la musique la contredisent. La dichotomie entre l'opéra d'origine et le concept de la mise en scène s'exacerbe. À la fin de l'opéra on assiste à un bain de sang shakespearien. Ortrud, qui en fouillant le marais avec Telramund avait déjà retrouvé le vêtement de Gottfried, le frère d'Elsa, retire son corps sans vie des eaux fétides. Ce cadavre ne ressuscitera pas, Lohengrin étranglera Ortrud avant de se suicider en se taillant les veines des poignets. Elsa s'effondre pour ne plus se relever. La metteure en scène n'a pas servi l'oeuvre mais s'en est emparée pour la détourner au profit de l'expression de sa propre vision. Lors des salutations, le public, enchanté par l'excellence de la direction d'orchestre, des choeurs et des chanteurs, les acclame avec vigueur, mais il va marquer sa mauvaise humeur par une houle de huées quand apparaît l'équipe de production.

Pourquoi avoir choisi un cygne noir en lieu et place de l'habituel cygne à la blancheur immaculée qui souligne l'innocence du jeune Gottfried ? C'est au spectateur d'en déterminer la symbolique. Peut-être le cygne noir porte-t-il le deuil de la mort de Gottfried. Les doctes wagnériens se souviennent sans doute du récit qu'a donné Richard Wagner dans Mein Leben (Ma vie) des circonstances de son séjour dans le somptueux immeuble qui était alors la résidence de l'ambassadeur de Prusse à Paris. Wagner y fut accueilli du 11 au 31 juillet 1861. Wagner, en proie aux soucis d'argent et sans domicile,  avait été discrètement soutenu par le comte Albert de Pourtalès, ambassadeur de Prusse à Paris, et par sa femme Anna, née Bethmann-Hollweg. « On m’y donna une jolie chambrette avec vue sur le jardin et d’où l’on apercevait les Tuileries. Dans le bassin se baignaient en solitaires deux cygnes noirs qui me plongeaient dans une douce rêverie. […] J’y composai deux pages d’album : l’une, destinée à la princesse Metternich […] l’autre, dédiée à la comtesse de Pourtalès, a été perdue ». La page d'album pour piano datée du 29 juillet 1861 a été retrouvée, elle a pour titre Ankunft bei den schwarzen Schwänen [WWV 95]. Dans la nouvelle production, le cygne noir accompagne Lohengrin tout au long de l'opéra, témoin silencieux du meurtre. Lohengrin tentera à plusieurs reprises de s'en débarrasser, d'abord en lui décochant un coup de pied qui le fait disparaître en coulisse, ce qui déclenche le rire des spectateurs, puis en essayant de l'enfermer dans une des nombreuses malles militaires. Mais le cygne accusateur revient toujours hanter le fils de Parsifal, comme un boulet au pied d'un condamné à mort.

Miina-Liisa Värelä en Ortrud  © David Ruano

Les malles militaires constituent un autre leitmotiv scénique, et ici aussi c'est au spectateur d'en interpréter la fonction. Elles peuvent être les malles du voyageur Lohengrin arrivé d'un pays lointain ("In fernem Land"). Ou encore les malles militaires qui accompagnent les troupes parties au combat. Elles sont empilées pour servir d'estrade à un échafaud de fortune érigé par Telramund après qu'il a réalisé un noeud coulant dans la corde avec laquelle il compte bien faire pendre Elsa, dès que le roi aura reconnu sa légitimité de suzerain du peuple de Brabant. La couronne est un autre leitmotiv : elle est la couronne destinée à Gottfried, elle est la couronne convoitée avec avidité par Ortrud qui lorsqu'elle se retrouve seule s'en pare pour une parade solitaire, elle devient un objet dérisoire en fin d'opéra parce que tous les prétendants sont morts. La corde est un autre thème récurrent : destinée à la pendaison d'Elsa, elle retourne à son expéditeur qui veut s'en servir pour se suicider alors qu'il a perdu son honneur. 

Le paysage naturel et désolé du prélude et du premier acte se voit ensuite complété par les trois grands cubes suspendus qui apparaissent au troisième acte, symbolisant les trois mondes de Lohengrin, d'Elsa et du couple Teralmund et Ortrud, des mondes condamnés à ne pas se comprendre. Les trois cubes sont juxtaposés et situés en surplomb de la scène, les personnages y accèdent par des escaliers de fer. Ce sont trois chambres au mobilier blanc, identique et spartiate, trois espaces qui viennent renforcer la psychologie complexe du drame, trois espaces dans lesquels les protagonistes peuvent dévoiler leur vrai visage et se laisser aller à leurs émotions, parce qu'ils ne s'y sentent pas surveillés :  Elsa peut y donner libre cours à sa suspicion, Ortrud et Teralmund se laisser aller à leurs ambitions régaliennes et fomenter leurs projets malveillants, Lohengrin y retrouve son cygne dont il ne parvient pas à clouer le bec.

En choisissant d'écarter le caractère fantastique et mythique du drame, la metteure en scène a tenté d’interpréter Lohengrin d’une manière qui soit socialement pertinente et contemporaine. Elle met en exergue des thèmes tels que l'identité, le secret, le pouvoir, la confiance et la méfiance et interprète l'opéra comme une œuvre qui traite de questions actuelles. Mais voilà, ce qui en début de soirée a pu attiser la curiosité du public retombe aussi vite qu'un soufflé raté. Les ingrédients du sublime poème wagnérien et de sa musique grandiose contredisent constamment le propos de la mise en scène, et cela d'autant plus qu'ils sont portés par un chef wagnérien étoilé, par un orchestre et des choeurs de tout premier plan et par une constellation de chanteurs brillantissimes.  

Miina-Liisa Värelä en Ortrud
Ólafur Sigurdarson en Telramun© David Ruano

Depuis qu'il a pris la direction musicale de l'Orchestre du Gran Teatre del Liceu lors de la saison 2012-2013, Josep Pons s'est déjà illustré en y dirigeant des œuvres de Wagner :le Ring du Nibelungen, Tristan et Isolde et ParsifalIl a fait de la musique de Wagner son fer de lance et est parvenu à faire en sorte  que l'orchestre atteigne un degré de perfection rare. La beauté lyrique, la vivacité des tempi et la dynamique de l'exécution sont  exceptionnels dans cette direction amoureuse de l'oeuvre. Dirigé par Pablo Assante, le choeur, dont le rôle est essentiel dans Lohengrin, atteint lui aussi un niveau d'excellence maximal.  On retrouve des chanteurs et des chanteuses adoubés à Bayreuth. Günter Groisböck prête sa stature athlétique et les chaleurs de son timbre à un roi Heinrich solide sur le plan scénique mais qui peine à convaincre sur le plan vocal. Roman Trexel donne lui aussi un Héraut trop en retrait du rôle qui aurait pu recevoir un développement plus convaincant. Ólafur Sigurdarson dans le rôle de Friedrich von Telramund  reste fort discret et linéaire au premier acte, mais parvient à prendre son envol aux deuxièmes et troisièmes actes et à donner toute sa dimension à son personnage. Parmi les protagonistes masculins, la palme revient sans conteste au Lohengrin de Klaus Florian Vogt qui reprend ici son rôle fétiche déjà chanté au Liceu lors de la saison 2012/2013. Son chant, d'un raffinement délicat et nuancé, peut devenir puissant et gagner en intensité, la projection, la diction et le phrasé sont irréprochables. Mais à l'impossible nul n'est tenu : le ténor reste fidèle à la partition et ne semble pas chercher à rendre compte de la duplicité imputée à son personnage par la mise en scène. Elisabeth Teige donne une Elsa d'une sensibilité à fleur de peau, elle dresse le portrait d'une femme juvénile, fragile, malheureuse et craintive, dépassée par les événements, influençable à souhait. La révélation de la soirée, le rôle le plus puissant est l'Ortrud de Miina-Liissa Värelä qui confirme sa vocation de grande soprano dramatique. Elle a brûlé les planches avec son total investissement dans le rôle,une présence scénique inouïe .Une telle qualité d'interprétation rend le personnage moins maléfique et en nuance les contours. Et si Ortrud n'est pas parvenue à ses fins en devenant duchesse de Brabant, son interprète est sans conteste la reine d'une soirée qui a connu le triomphe de la musique sur les errances de la mise en scène.

Distribution du 17 mars 2023

Direction musicale Josep Pons
Mise en scène Katharina Wagner
Scénographie Marc Löhrer
Costumes Thomas kaiser
Lumières Peter E. Younes
Dramaturgie Daniel Weber

Heinrich Günter Groissböck
Lohengrin Klaus Florian Vogt
Elsa von Brabant Elisabeth Teige.
Telramund Ólafur Sigurdarson
Ortrud Miina-Liisa Värelä
Héraut Roman Trekel
Chevaliers Jorge Rodríguez Norton, Gerardo López, Guillem Batllori, Toni Marsol. Jeunes nobles Carmen Jiménez / Mariel Fontes / Mariel Aguilar / Elizabeth Gillming

Orchestre symphonique du Gran Teatre del Liceu
Choeur du Gran Teatre del Liceu
Chef du choeur Pablo Assante

Pour la préparation d'un séjour à Barcelone, le site de l'office du tourisme : www.barcelonaturisme.com.

dimanche 16 mars 2025

Proyecto Zarza - Le Teatro de la Zarzuela offre Gran Via dans une version rajeunie

 

Pour apprécier pleinement la nouvelle production de la zarzuela Gran Via il convient d'avoir quelques notions historiques concernant cette artère majeure du centre de Madrid.

La Gran Via de Madrid, un peu d'histoire

Les premières esquisses connues de la Gran Via de Madrid datent de 1862. Il s'agit dès le départ de créer une grande artère dans le but d'assainir et de désengorger le centre de Madrid. Sa conception finale, due aux architectes José López Salaberry et Francisco Octavio Palacios, date de 1899. Sa construction ne commença qu'en 1910, sous le règne d'Alfonso XIII, et s’est achevée 19 ans plus tard. Pour réaliser ce projet  hausmannien, il fallut détruire des rues entières de demeures souvent insalubres pour faciliter le trafic et  aérer le centre de la ville. Cette artère attira rapidement  les commerces de grands noms  et les bâtiments que nous connaissons aujourd'hui : Metrópolis, Telefónica, Capitol, Palacio de la Prensa… Nombre de théâtres, de cinémas et lieux de divertissements ont fait de cette avenue l'une des plus animées de Madrid, dont le palais de la Musique, le Rialto ou le  Lope de Vega, parmi d'autres. Plus récemment  des cafés, des bars et des restaurants contribuèrent au succès de la movida.

La Gran Via n'a en tout que 1,3 kilomètre de longueur. Les travaux commencèrent aux abords de la Calle Alcalá. C'est en 1954 que le dernier immeuble a été construit, juste à côté de la Plaza de España, mais le gros oeuvre s'est terminé en 1932, sur la portion reliant Callao à la Plaza de España. Réalisée dans la zone la plus peuplée de Madrid, la Gran Via a également eu, à son époque, des vertus sanitaires : près de 100.000 habitants se trouvaient concentrés sur la zone, vivant dans des conditions d'hygiène les plus douteuses. L'ouverture de l'axe, aérant le centre ville, a permis de remédier à cette situation, tout en impulsant la construction des édifices les plus marquants de la capitale, ce qui fit de la Gran Via une prestigieuse vitrine de l'évolution de l'architecture madrilène de la première moitié du 20ème siècle. Il va sans dire que ce projet d'envergure n'alla pas sans contestations et que les débats, notamment politiques, entre ses partisans et ses détracteurs furent des plus vifs. Ils ne devaient pas laisser indifférents le monde du spectacle et c'est ainsi qu'il devint le sujet d'une zarzuela qui compte parmi les plus populaires de ce registre artistique

La zarzuela

La Gran Vía, revista cómica-lírica, fantástico-callejera en un acto (« revue madrilène comique-lyrique, fantastique-de-rue en un acte », tel est le titre original complet de l'œuvre) est une zarzuela en un acte et cinq scènes sur une musique des maestros Federico Chueca et Joaquín Valverde et un livret de Felipe Pérez y González. Elle fut créée au Teatro Felipe de Madrid le 2 juillet 1886, puis jouée longuement au Teatro Apolo. La renommée de la pièce est telle que certaines scènes durent  être modifiées, car il s'agit d'une revue d'actualité qui doit être modernisée. C'est ainsi que de nouveaux tableaux sont apparus, comme « En la calle de Alcalá », ou « El bazar de juguetes ». 

Il s'agit d'un exemple du genre chico porté sur le terrain de la revue d'actualité, dans laquelle les préoccupations sociales et politiques de l'époque sont exposées avec bonne humeur et sens satirique. Le livret, dû au grand auteur festif Felipe Pérez y González, dépeint avec habileté et satire les nouvelles du moment, montrant sur scène un grand défilé de types et de situations comiques de grand effet. 


Pour la nouvelle production le directeur musical Néstor Bayona a adapté et réorchestré la partition. La musique témoigne de la facilité mélodique de Federico Chueca et Joaquín Valverde, créant des numéros qui touchent le public comme « La jota de los ratas », « El tango de la Menegilda » ou « La mazurca de los marineritos », avec des rythmes musicaux  très souvent puisés aux sources espagnoles. La partition de la Gran Via est un bijou du style espagnol dont tous les motifs sont devenus populaires, ce qui ne les a pas empêchés de devenir classiques en même temps. Le public d'aficionados les a dans l'oreille et vient s'en régaler une nouvelle fois. Les membres de l'Orchestre National des Jeunes d'Espagne (Jonde) dirigés par  Néstor Bayona se sont montrés excellentissimes et n'ont eu aucun mal à entraîner le public dans un feu d'artifice de rythmes entraînants.

De même que dans l'opérette, il est coutumier d'adapter le texte et les décors à l'actualité contemporaine. Lorsque la zarzuela Gran Via fut créée en 1886, l'artère nouvelle n'était qu'à l'état de projet mais était au coeur de toutes les discussions. Aujourd'hui, la mise en scène d' Enrique Viana s'est attachée à rendre compte des réalités et des problématiques madrilènes du 21ème siècle avec une ironie et un mordant mâtiné d'un caractère amusé et bon enfant. Si les prestigieux immeubles de l'avenue sont suggérés par une succession de panneaux latéraux les représentant en effet stylisé, Enrique Viana place également une  partie de l'action sur le quai du métro de la station Gran Via, dans une  scénographie due au talent de Carmen Castañón. Il introduit des personnages allégoriques comme la Gentrification, la Spéculation, l'Intelligence artificielle, la Contamination, l'Hébergement touristique ou le Fonds Vautour aux côtés des personnages du livret original, comme l'ensemble des Rues du coeur de Madrid. Les costumes de Gabriela Salaverri ne rendent pas vraiment compte du caractère populaire de la zarzuela, mais plutôt de la mode parisienne, à la manière des tenues très sages mais sophistiquées de Coco Chanel. Le Fonds Vautour ressemble à Karl Lagerfeld, ce qui n'est pas très aimable pour feu le grand couturier et styliste allemand. Cristina Arias a réalisé des chorégraphies simples, des progressions de groupe assistées par le plateau tournant.


Détail amusant, nous avons croisé les jeunes participants déjà grimés du Proyecto Zarza (voir notre article d'introduction) qui prenaient des rafraîchissements dans un bar faisant face à l'entrée des artistes. Sur scène ils ont fait preuve d'un professionnalisme du plus haut niveau. On a remarqué le Cabellero de Gracia d'Iago García, le fameux Tango de la Menegilda d'Iria Goti, un air périlleux parce que le public connaît son interprétation par les plus grandes voix et que la chanteuse de 27 ans, boursière de la Fondation Ópera actual, aborde de sa voix aux clartés limpides et avec un phrasé impeccable, Lucía Beltrán semblait quant à elle se jouer des difficultés vocales du  Vals de la Seguridad.

Laissons la conclusion au philosophe Nietzsche, qui assista à une représentation de la Gran Via à Milan à la suite de laquelle il confia à un ami l'énorme impression que lui a faite la Gran Vía, et en particulier le numéro des trois rats (« Soy el rata primero. Y yo el segundo. Y yo el tercero.Je suis le premier rat. Et moi le deuxième. Et moi le troisième. »), dont il note : « Un tercet de trois canailles géantes et solennelles, c'est ce que j'ai entendu et vu de plus fort, même comme musique : du génie, impossible à classer ! ».

Ce fut bien l'avis du public madrilène ravi qui salua chaque numéro d'une salve d'applaudissements.


Projet-Zarza (« zarzuela par les jeunes et pour les jeunes »).

Direction musicale, Néstor Bayona; mise en scène, Enrique Viana ; scénographie, Carmen Castañón; costumes, Gabriela Salaverri; lumières, Alfonso Malanda; chorégraphie, Cristina Arias; visuels, Alba Trapero.

Orchestre de chambre (membres de JONDE).

Avec Rosa Maria Abella, Lucia Beltran, Arantxa Cooper, Albert Diaz, Marina Fita, Yasmin Forastiero, Iago Garcia Rojas, Rosa Gomariz, Iria Goti, Luis Maesso, Alicia Moreno Royo, Alex Parra, Nacho Quiñonero, Adrian Quinones, Andrea Rey, Miguel Angel Roldan, Miriam Silva, Marcelo Solis, Rodrigo Turegano et Nacho Zorrilla.

Photos © del Real fotografía / Teatro de la Zarzuela

jeudi 13 mars 2025

Gypsy au Teatro Apolo de Madrid dans une mise en scène d'Antonio Banderas

 

Acteur, réalisateur et producteur de cinéma espagnol, Antonio Banderas se passionne aussi pour la comédie musicale. Il a fait ses débuts dans cette discipline à Broadway dans le rôle de Guido Contini dans Nine en 2003, pour lequel il a été nominé pour un Tony Award du meilleur acteur  et a également remporté un Drama Desk Award du meilleur acteur dans une comédie musicale. Malaguène d'origine, Antonio Banderas avait dès les années 1970 rêvé de diriger un théâtre qui lui appartienne, un rêve devenu réalité en 2019 avec l'acquisition du Teatro Soho Caixabank à Malaga. Depuis 2019, il y a réalisé quatre productions de comédies musicales : A Chorus Line en 2019, Company en 2021, Tocando nuestra canción en juin 2024 et plus récemment Gypsy qui fut d'abord jouée en première espagnole à Malaga d'octobre 2024 à Janvier 2025 et a connu en Andalousie trois mois d'un succès retentissant avant de partir à la conquête du public de la capitale espagnole. Gipsy se joue depuis le 7 février de cette année au Teatro Apolo de Madrid


Gipsy, A Musical Fable, comédie musicale sur un livret d’Arthur Laurents, une musique de Jule Styne et des textes de Stephen Sondheim, fut créée à Broadway en 1959. Le livret a été écrit au départ d'une histoire vraie, celle des débuts à la scène de l'artiste de burlesque américaine Gypsy Rose Lee (1911-1970), célèbre pour son numéro de strip-tease. L'artiste avait consigné son parcours dans un récit autobiographique paru à New York chez Harper & Bros. en 1957 sous le titre Gypsy: A Memoir. L'ouvrage reste depuis une des comédies musicales les plus acclamées, lauréate de prix internationaux tels que les Tony, Olivier, Drama Desk et Grammy Awards. Depuis sa création, la production a fait le tour de la planète : avant son arrivée récente en Espagne, elle a été représentée dans des pays tels que l’Allemagne, l’Argentine, le Brésil, l’Australie, le Canada, l’Estonie, l’Italie, le Japon, le Mexique, le Royaume-Uni et l’Afrique du Sud. En 1962, un film en a été tiré avec Rosalind Russell, Natalie Wood et Karl Malden dans les rôles principaux. Il a en 1993 fait l'objet d'un remake pour la télévision, dans lequel Bette Midler s'est illustrée. À noter que Gypsy qui n'avait jamais été joué en France vient de connaître en février sa première française à Nancy dans une production de Laurent Pelly avec Natalie Dessay dans le rôle de Rose.

Ce grand classique de Broadway nous fait plonger dans le monde du show-business. L’histoire tourne autour de l’artiste burlesque Gypsy Rose Lee, Rose, une femme qui veut à tout prix faire de ses filles des stars, une mère d'artistes ambitieuse qui ne cherche en fait que sa propre réussite. Gypsy jette une lumière crue et un regard amusé sur le monde du show-business américain, un monde sophistiqué, compétitif et abusif. La comédie musicale d'Arthur Laurents s'inspire librement des Etats-Unis des années 1920 et 1930, époque à laquelle l'industrie du spectacle américaine développait le vaudeville et le burlesque.  Au Teatro Apolo, la célèbre bande originale de Jule Styne et Stephen Sondheim est interprétée par 18 musiciens de l'orchestre Larios Pop de Soho, placés sous la direction musicale d'Arturo Díez Boscovich. On peut y entendre dans la traduction en espagnol de Roser Batalla les grands titres qui ont fait le succès de la comédie musicale tels que A Path of Roses Makes It, I'm Going to Entertain You, You'll Never Get Rid of Me, Invent a Touch et United We Remain  (Se abre un camino de Rosas, Voy a entreteneros, No te librarás de mí, Invéntate un toque ou Unidos sigue).


L'orchestre est placé en surplomb arrière de la scène. Le chef Arturo Díez Boscovich et les musiciens de l'orchestre se sont attachés à reconstituer les effets sonores originaux caractéristiques des orchestres de comédies musicales américaines de la fin des années 50, une façon de jouer qui n'est plus utilisée aujourd'hui. On se sent tout de suite entraînés par le rythme captivant de la partition, fort bien construite au demeurant. Le public espagnol retrouve deux chanteuses qu'il avait pu apprécier dans Company en 2021/2022 à Malaga : la star du théâtre musical Marta Ribera, tient le rôle de Rose dans Gypsy, accompagnée de Lydia Fairén dans le rôle de Louise. Laia Prats interprète le rôle de June. Le spectacle comprend trois des chorégraphies originales de Jerome Robbins (l'un des plus grands chorégraphes et metteurs en scène de l'histoire des comédies musicales, comme West Side Story et Fiddler on the Roof, entre autres). À Madrid les ballets ont été réétudiés  par Aaron Cobos et par Maria Bossy pour les parties dansées sur claquettes. Les excellents danseurs et claquettistes contribuent pour beaucoup à la réussite du spectacle.

Antonio Banderas avait commenté la progression de l'action dans Gypsy : " Gypsy commence par un premier acte très lumineux, mais c'est dans le deuxième acte que j'ai trouvé la substance du spectacle. Cette deuxième partie est beaucoup plus proche du théâtre européen, où toutes les passions du personnage sont développées, tous les conflits." Interrogé sur la quête de la célébrité de Rose qui constitue l'épine dorsale de la pièce, Antonio Banderas ajoutait  que « le succès peut être une terrible maladie. Il y a des gens qui sont littéralement submergés par le succès et il y a une pathologie derrière cela ».  Le personnage de Rose rappelle celui des grandes artistes des films classiques à qui on proposait des rôles formidables. L'âme de Rose est semblable à celle des Bette Davis, Elizabeth Taylor, Joan Crawford, pour ne citer qu'elles.

La mise en scène consiste surtout en une ingénieuse direction d'acteurs. Pleins feux sur les protagonistes dans les décors a minima d'Alejandro Andugar constitués surtout par des grands rideaux qui drapent  tout l'espace scénique, sur lesquels viennent se projeter des vidéos et des créations visuelles picturales. Cette abondance de tissu ne nous a pas semblé apporter grand chose au spectacle, qui s'attache surtout de mettre les personnages en lumière : Marta Ribera est une incomparable actrice dont le jeu dépeint une Rose à la fois puissante et vulnérable, une femme pathologiquement dominatrice qui projette sur ses filles ses ambitions inaccomplies sans parvenir à atteindre ses fins par progéniture interposée. Dans la progression de l'action, le personnage de Rose devient de plus en plus sombre. Sa fille June, remarquablement interprétée par Lara Prats, toute rayonnante qu'elle soit, refuse de se fondre dans le moule que sa mère a conçu pour elle. À la suite de cet échec, Rose va porter son dévolu sur sa seconde fille, Louise, interprétée avec talent par Lydia Fairén. Louise doit constamment changer de personnalité artistique au gré des caprices de sa mère qui finit par quasi la prostituer en acceptant la proposition de personnages véreux qui cherchent à produire des strip-teaseuses. Louise atteint au succès en devenant l'effeuilleuse Gypsy. La comédie musicale porte bien mal son nom car c'est à une tragédie musicale, issue du cerveau dérangé d'une mère possessive, que l'on assiste. Herbie, le protagoniste masculin,  est chanté par Carlos Seguí qui s'entend parfaitement à conférer à son personnage une immense humanité et une générosité attristée par le comportement maladif de Rose. Ces quatre protagonistes sont entourés d'une trentaine de personnages qui nous entraînent dans l'univers tourbillonnant  du monde du spectacle, avec des ambitions et des rêves aux tonalités différentes que les costumes très réussis d'Antonio Belart et Rafael Garrigós contribuent à restituer. Un des plus beaux moments de la soirée, et notre coup de coeur, est l'extraordinaire prestation du rôle de Tulsa par Aaron Cobos. Le personnage de Tulsa, un choriste aux ambitions de soliste, incarne  l'esprit de tous ceux qui cherchent à percer dans le show-business, des artistes qui luttent avec ténacité pour trouver leur place en haut de l'affiche. Débordant de charisme, Aaron Cobos est un artiste multidisciplinaire qui allie l'excellence du chant à celle de la danse.

Un musical généreusement applaudi par un public enjoué et bon enfant.


Conception et distribution 

Livret Arthur Laurents
Musique Juke Styne
Paroles Stephen Sondheim
Mise en scène Antonio Banderas
Direction musicale Arturo Díez Boscovich
Chorégraphie Borja Rueda et Jerome Robbins
Traduction du livret  María Ruiz
Traduction des chansons Roser Batalla
Scénographie Alejandro Andújar
Conception des costumes Antonio Belart et Rafael Garrigós
Lumières Juan Gómez-Cornejo et Carlos Torrijos Son : Jordi Ballbé
Vidéos Joan Rodón et Emilio Valenzuela
Créations visuelles et picturales José-Luis Puche
Conception des personnages Laura Rodríguez
Chorégraphie de claquettes  María Bossy
Directeur de casting Marc Montserrat-Drukker
Avec dans les rôles principaux Marta Ribera (Rose), Lydia Fairén (Louise-Gypsy), Carlos Seguí (Herbie - Mr Jocko), Laia Prats (June), Aaron Cobos (Tulsa).