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vendredi 27 juin 2025

Theater-am-Gärtnerplatz - La Tosca de Stefano Poda brille comme un diamant noir

Acte I - Scène du Te Deum

Stefano Poda est un metteur en scène visionnaire en quête d'unité esthétique et conceptuelle qui combine toujours mise en scène, chorégraphie, décors, costumes et éclairage. Il participe de cette idée wagnérienne de créer une Ouvre d'art totale (Gesamtkunstwerk), une oeuvre qui fusionne toutes les disciplines artistiques, — le design, l'architecture, la sculpture, la peinture et la musique, —   et s'exprime dans un langage qui lui est propre. C'est à cette expérience holistique qu'est convié le public du théâtre de la Gärtnerplatz qui reprend actuellement la Tosca de Puccini, dont la première munichoise eut lieu en 2019. 

L'histoire de cette mise en scène remonte cependant à 2012. En ce temps là, Josef Ernst Köpplinger termine son mandat de directeur artistique du Théâtre municipal de Klagenfurt avant de venir présider aux destinées du Theater-am-Gärtnerplatz, pour le plus grand bonheur du public munichois. C'est à cette époque que Stefano Poda conçut pour Klagenfurt l'imposante mise en scène de Tosca qui fut importée à Munich en 2019. Depuis Stefano Poda est revenu à Munich pour y monter en 2022 les Contes d'HoffmannÀ noter que sa fascination pour la Tosca le conduisit à monter cet opéra dans une nouvelle mise en scène au Bolchoï en 2021.

L'action — Rome. Après la chute de la République, la ville est soumise à la botte tyrannique du préfet Scarpia. Toute l'action répond à l'unité de temps, elle se déroule dans la nuit du 17 au 18 juin 1800. Le peintre Mario Cavaradossi accueille dans sa villa l'ancien consul républicain Angelotti, qui a réussi à s'évader du Château Saint-Ange, mais Caravadossi laisse des indices qui n'échappent pas à la sagacité de Scarpia, qui lance un mandat d'arrêt contre lui. Scarpia fait torturer l'artiste pour découvrir la cachette de l'ennemi public Angelotti. L'amante de Cavaradossi, la chanteuse Floria Tosca, tente de lui sauver la vie en promettant de se soumettre aux avances du préfet. Scarpia ordonne alors un simulacre d'exécution du peintre, mais lorsqu'il réclame son salaire, la chanteuse le poignarde… Angelotti se suicide, Caravadossi est exécuté et Tosca le suit dans la mort. Une nuit noire, au propre comme au figuré.

Les circonstances de la création. — En 1889, Giacomo Puccini assiste à une représentation de La Tosca, nouveau drame à sensation de Victorien Sardou, à Milan. Il est tellement captivé par les événements qu'il décide de mettre l'histoire en musique. Lors de sa création le 14 janvier 1900 au Teatro Costanzi de Rome, la musique hautement dramatique de Puccini reçut un accueil enthousiaste de la part du public qui se montra meilleur juge que la critique, rebutée par sa nouveauté. Avec Tosca, Puccini créa non seulement une œuvre scénique extrêmement efficace, mais aussi l'un des derniers grands opéras vocaux italiens.

Munich, 24 juin 2025

Stefano Poda est un magicien de la lumière, il crée tout au long de l'opéra des effets lumineux qui suivent le cours de la musique et qui l'illustrent, mais ici, dans la logique nocturne de l'action,  ce sont des lumières sombres et ténébreuses. Le premier acte est plongé dans des nuages d'un brouillard dense  dont les contours illuminés traversent la pénombre de la basilique Sant'Andrea della Valle où Caravadossi peint un retable. La scène est architecturée par une immense croix tombée soutenue par de lourds étais. On pense à la crucifixion de Saint Pierre, la tête en bas : la croix renversée, c'est la religion martyrisée. À la fin du premier acte, lors de la scène du Te Deum destiné à célébrer l’annonce d’une défaite de Bonaparte, Stefano Podo emplit la scène d'une foule d'évêques sans âmes, engoncés dans des chapes rigides qui semblent taillées dans des bois noueux, aux tons d'un camaïeu brun noirâtre. Ces religieux sinistres à souhait sont au service de Scarpia. Les enfants de choeur, tout de noirs vêtus, ont les yeux bandés, terrible symbole.

Au deuxième acte, la pièce se joue sur une longue table inquisitoriale où s'amoncellent des documents parcheminés dont on se doute qu'ils contiennent les sentences de mort proférées par l'immonde Scarpia. Une grande sphère éclatée, dont un morceau gît de l'autre côté de la scène, évoque la ruine d'un monde. Elle est peut-être inspirée par la « Grande Cariatide Sphérique » que le sculpteur Fritz König réalisa en 1971, que les New Yorkais appellent simplement la " Sphère " et qui fut gravement endommagée  lors de l'attentat du World Trade Center en 2001. C'est en tout cas le symbole d'un monde en déshérence. Le sol se soulève pour laisser apparaître la salle où les sbires de Scarpia torturent Cavaradossi. À la fin du deuxième acte, Tosca se saisit d'un couteau se trouvant sur la longue table, mais, assez curieusement, on la voit ensuite armée d'un pistolet, elle tue Scarpia par balle.

Acte III 
Au troisième acte, des lances entrecroisées forment un ciel menaçant où apparaît une immense aile d'aigle, dont on peut supposer qu'elle n'est pas l'aile d'un ange mais plutôt l'inquiétante image de la domination, de la force impériale romaine, que récupérera le fascisme. Avant d'être exécuté, Mario Caravadossi demande au nom de  la faveur du condamné de pouvoir écrire un billet à Tosca, mais son geôlier, après avoir consenti à la requête, lui brandit une feuille de papier sous le nez sans la lui remettre. Un détail ajouté que ne mentionne pas le livret et qui ne réussit d'ailleurs pas à accroître la tension dramatique. L'amant de Tosca est exécuté. Stefano Poda a opté pour une finale mystique, un mur occupant tout le fond de scène s'abat, écrasant à la fois les sbires de Scarpia et Tosca meurt emportée dans la lumière, blanche cette fois. L'amour triomphe dans un au-delà incertain. Le seul bémol de la soirée est le long intermède à rideau fermé pour un changement de décor non annoncé, ce qui a quelque peu inquiété le public et interrompu la dynamique du troisième acte.

Michael Balke, premier chef invité du Theater-am-Gärtnerplatz a conduit l'orchestre dans la musique captivante de Puccini, lui donnant des qualités quasi cinématographiques, entraînant le public envoûté dans des torrents et des tourbillons sonores, avec une force telle qu'elle couvrait parfois les voix pourtant puissantes des chanteurs. L'orchestre rend l'univers sonore de Puccini avec une clarté et une dynamique certes exceptionnelles, mais  l'on aurait souhaité un meilleur équilibre entre la fosse et la scène.

La soprano arménienne Liana Aleksanyan est une chanteuse puccinienne très acclamée : pour la seule saison en cours, elle a chanté Tosca sur quatre scènes allemandes, Elle livre une Tosca  proche de la perfection sur le plan de la technique de chant, avec de brillants aigus et des piani extrêmement bien composés, et une puissante présence scénique.  Alexandros Tsilogiannis donne un Cavaradossi plein de fougue et d'ardeur, nuancé dans la scène de la jalousie, remarquable dans la scène de la torture. Matija Meić compose avec une puissance d'expression tant vocale que scénique un baron Scarpia répugnant à souhait, il incarne le prédateur sexuel ignoble et écœurant, ce type de personnage qui use de son pouvoir et de sa position pour arriver à ses fins, un contre-rôle difficile parfaitement maîtrisé. Pour le rôle du sacristain, Levente Páll a fait la démonstration de ses qualités athlétiques, il lui est demandé de chanter tout en faisant des pompes, une pratique curieuse qui ne répond pas exactement à la définition d'un préposé à l'entretien d'une église. Le rôle du berger du dernier acte a été confié à Oscar Zhekai Liang (né en 2012 à Munich), membre de la chorale d'enfants du théâtre depuis deux ans, une prestation émouvante et de toute beauté. Stefano Poda le met en pleine lumière, une sorte d'apparition mystique qui chante sa pastourelle dans une ligne très pure.

Une grande soirée d'opéra ovationnée par un public enthousiaste.

Conception et distribution
Représentation du 24 juin 2025

Direction musicale  Michael Balke
Mise en scène, scénographie, costumes et lumières Stefano Poda
Dramaturgie Michael Alexander Rinz

Floria Tosca Liana Aleksanyan
Mario Cavaradossi Alexandros Tsilogiannis
Baron Vitellio Scarpia Matija Meić
Cesare Angelotti Timos Sirlantzis
Sacristain Levente Páll
Spoletta Juan Carlos Falcón
Sciarrone Holger Ohlmann
Le gardien de prison Lukas Enoch Lemcke
Le berger Oscar Zhekai Liang

Chœur, Chœur supplémentaire, Chœur d'enfants et Extras du Staatstheater am Gärtnerplatz
Orchestre du Staatstheater am Gärtnerplatz

Crédit photographique © Christian POGO Zach

jeudi 26 juin 2025

Peter Pan, un ballet conte de fées "parents admis" au Théâtre de la Gärtnerplatz


Quelle chance d'avoir le privilège d'assister à un ballet avant tout destiné au public jeune dans la belle salle du théâtre de la Gärtnerplatz ! Quel bonheur de voir la salle comble emplie d'enfants et d'adolescents captivés par le ballet qui a été écrit à leur intention ! Pas un bruit dans la salle, mais une attention collective rivée sur la scène, des bouches bées d'admiration devant les exploits et les ingénieuses trouvailles gymniques de la chorégraphie, de la mise en scène et de la scénographie, des oreilles grandes ouvertes et attentives à la belle musique composée par Han Otten exécutée par le merveilleux orchestre du théâtre dirigé par les mains compétentes d'Oleg Ptashnikov, un chef particulièrement apprécié pour la précision de sa direction souriante et admiré pour le charisme de sa communication musicale !

Le jeune public est venu ou revenu assister au ballet conte de fées Peter Pan qui revient chaque année, depuis près de dix ans, enchanter petits et grands. Le ballet fut créé en 2016 sur commande du théâtre au chorégraphe italien Emanuele Soavi, qui fut danseur à l'Opéra de Rome et est aujourd'hui installé à Cologne. La musique fut elle aussi commandée pour ce ballet au Néerlandais Han Otten, connu et recherché  depuis de nombreuses années pour ses compositions pour le cinéma, la télévision et la danse-théâtre, notamment avec le chorégraphe Jiří Kylián. 


Peter Pan est mondialement connu et universellement adoré ! L'écrivain écossais James Matthew Barrie a initialement inventé le personnage de ce petit garçon qui vit des aventures magiques dans les jardins de Kensington comme personnage secondaire dans son livre pour adultes Le Petit Oiseau Blanc (1902). Il écrivit ensuite la pièce de théâtre Peter Pan, ou le garçon qui ne voulait pas grandir, qui fut suivie en 1911 par la publication roman Peter et Wendy, en 1911, l'histoire d'un garçon sans âge et d'une jeune fille qui vivent des aventures dans le décor fantastique du Pays Imaginaire. Le personnage de Peter Pan a conquis la scène londonienne pour la première fois le 27 décembre 1904, et est rapidement devenu un symbole d'aventure enfantine et de joie de vivre. Que ce soit sur scène, au cinéma ou dans les livres, les enfants du monde entier grandissent avec Peter, et les adultes rêvent de retourner au Pays Imaginaire, où Peter Pan, éternellement jeune, poursuit encore aujourd'hui ses aventures. Depuis sa création, l'histoire a été adaptée en pantomime, en comédie musicale, en émission télévisée, en spectacle de patinage sur glace au milieu des années 1970 et dans plusieurs films, dont un film muet de 1924 , un film d'animation Disney de 1953 et un film d'action en 2003. Le ballet conte de fées d'Emanuele Soavi est l'un de ses derniers avatars.

Peter Pan peut voler et ne grandira jamais – les conditions idéales pour une enfance sans fin, pleine d'aventures, sur l'île fantastique du Pays Imaginaire. Peter Pan y vit comme le chef des «Garçons Perdus». Un soir, lors d'un voyage à Londres, il rencontre Wendy Darling et ses deux frères, John et Michael. Peter les emmène aussitôt au Pays Imaginaire, où les sirènes, la tribu de Lilly la Tigresse, les elfes, d'impressionnants crocodiles et, surtout, les dangereux pirates menés par le maléfique Capitaine Crochet les invitent à une multitude d'aventures… Pour rappel, les Garçons perdus (ou Enfants perdus) sont des enfants tombés de leur landau, qui atterrissent au Pays imaginaire s'ils ne sont pas réclamés au bout de sept jours.


Tout commence et se termine en boucle. Tout comme Wagner avait conçu l'Anneau du Nibelugen, Emanuele Soavi a pour sa chorégraphie conçu l'Anneau de Peter Pan, comme l'élément iconographique central. Ainsi voit-on d'entrée un globe lumineux entouré d'un anneau comme luminaire dans la chambre de Wendy et de ses deux frères. À la fin du premier acte, les enfants et Peter Pan s'élèvent dans les airs dans des cerceaux suspendus. Sur l'île du Pays imaginaire, les sauvages dansent en cercle autour d'un nounours vert que le Capitaine Crochet va bientôt décapiter. Le vert est on le sait la couleur de Peter Pan, qui saura recapiter le nounours. " Thèse, antithèse et prothèse, il faut recapiter le nounours vert ! " (L'humour grinçant de Jacques Prévert s'appliquait au roi Louis XVI...) À la fin du second acte, les enfants retrouvent leur chambre et leur lit, les parents qui les avaient quittés ( — horreur, il n'y avait pas de baby-sitter, ce qui a laissé le champ libre à Peter Pan et à la fée Clochette —) pour une soirée mondaine ou un soir à l'opéra viennent de rentrer et vérifient que tout va bien dans la chambrée.

Pour la plus grande joie du public enfantin, la première scène se déroule dans la chambre des enfants qui se livrent à des batailles de polochon et se servent de leur lit comme d'un trampoline. La chambre, comme le voltairien château du baron de Thunder-ten-tronckh a porte et fenêtre. Les parents très BCBG maniérés se sont mis en frais de grande toilette pour sortir, le papa porte une cravate dont les enfants vont s'amuser à défaire le nœud pour ensuite tirer la cravate. Et déjà la magie intervient, la cravate s'allonge et devient si longue qu'ils peuvent en ligoter leur père. Une jolie satire des convenances sociales qui vont être (gentiment) mises à mal tout au long de la soirée. Les parents partis, Peter Pan arrive par la fenêtre ouverte au milieu d'un cerceau comme un vibrion libérateur, il personnifie la liberté joyeuse de l'enfance insoumise face à la rigidité parentale. Qu'on se rassure, la mère des trois enfants est caressante et aimante, un amour que les turbulents enfants lui rendent bien.

Le Corps de Ballet du Theater-am-Gärtnerplatz mène une danse endiablée, les figures de la danse qui paraissent turbulentes sont en fait parfaitement coordonnées, il règne un esprit d'équipe qui est la marque de fabrique de ce théâtre. On est ravi par les trouvailles scéniques si bien agencées, ainsi la manière de traiter le thème de l'ombre de Peter Pan qui d'abord découpée se fixe à une paroi, mais bientôt l'ombre se montre infidèle et se détache de son possesseur et se démultiplie et ce sont jusqu'à douze ombres qui dansent la sarabande. Emanuele Soavi interroge le thème apollinarien de l'ombre infidèle, et cela, mine de rien, ajoute à la profondeur symbolique du mythe de Peter Pan. Pour couronner le tout,  il faut encore applaudir aux costumes très imaginatifs et les accessoires y attenant de Karl Fehringer et Judith Leikauf, ainsi de l'énorme crochet du capitaine forban.

Les enfants, jusque là sages comme des images, se sont déchaînés au moment des applaudissements et sont retournés dans leurs foyers en emportant une énorme part de rêve et de fantaisie.

Conception et distribution

Peter Pan, un ballet conte de fées d' Emanuele Soavi
Musique de Han Otten
d'après James Matthew Barrie
Commande du Staatstheater am Gärtnerplatz
Première mondiale le 3 mai 2016 au Théâtre Cuvilliés

Directeur musical Oleg Ptashnikov
Chorégraphie Emanuele Soavi
Mise en scène et costumes Karl Fehringer , Judith Leikauf
Lumière Jakob Bogensperger
Dramaturgie David Treffinger

Wendy Marta Jaén Garcia
John Matthew Jared Perko
Michael Micaela Romano Serrano
Mme Darling Amelie Lambrichts
Monsieur Darling David Valencia 
Nana Chia-Fen Yeh
Lisa Mikayla Lambert
Peter Pan Ethan Ribeiro
La Fée Clochette Jana Baldovino
Tiger Lilly Amélie Lambritz
Capitaine Crochet David Valencia
Smee Joel Distefano

Ballet du Staatstheater am Gärtnerplatz
Orchestre du Staatstheater am Gärtnerplatz

Crédit photographique © Marie-Laure Briane 

mardi 24 juin 2025

Agamemnon d'Eschyle revisité par Ulrich Rasche au Residenztheater de Munich

Clytemnestre (Pia Händler) tirant les cadavres d'Agamemnon et de Cassandre
@Patroklos Skafidas


Il y a 2500 ans, en 458 avant notre ère, Eschyle remportait le premier prix des Grandes Dionysies d'Athènes où il avait monté son Orestie, une saga théâtrale composée de trois tragédies centrées sur la geste des Atrides. Agamemnon (Ἀγαμέμνων) constituait la première partie de cette trilogie. Eschyle y décrit le cycle mortel de la violence et de la contre-violence, cause de guerre, de souffrance et de destruction, et montre comment briser ce cycle. À l'époque Eschyle, Athènes est une cité-état puissante et prospère au cœur de la Grèce antique, dominant la Ligue de Délos et connaissant un essor culturel et politique. C'est l'âge d'or d'Athènes, marqué par la démocratie, la construction de monuments emblématiques comme l'Acropole, et des figures marquantes comme Périclès. L'Orestie est donc considérée à juste titre, encore aujourd'hui, comme un grand plaidoyer en faveur de la démocratie et de la paix.


Ensemble @ Birgit Hupfeld

Le metteur en scène et scénographe Ulrich Rasche, célèbre pour ses productions visuellement et musicalement puissantes, a adapté en juillet 2022 l'Agamemnon d'Eschyle pour l'amphithéâtre antique d'Épidaure, qui peut accueillir près de dix mille spectateurs, dans le cadre d'une coproduction entre le Residenztheater et le Festival d'Épidaure à Athènes. L'oeuvre fut ensuite montée en 2023 à Munich, ville où elle vient de connaître une reprise. Dans sa production, Ulrich Rasche révèle la spirale cruelle et auto-entretenue de la violence qui sous-tend la malédiction des Atrides et la guerre de Troie, et illustre de manière impressionnante les rouages ​​de cette machinerie fatale. La thématique de la guerre était d'actualité en 2022, elle s'était réinstallée en Europe avec la guerre de la Russie contre l'Ukraine, et cette actualité est toujours aussi brûlante aujourd'hui, elle s'est encore accrue. 

Dans une interview réalisée par le dramaturge Michael Billenkmap, Ulrich Rasche avance que la pièce aurait pu s'appeler Clytemnestre, car l'épouse d'Agamemnon est la maîtresse du jeu, elle est la véritable protagoniste de la pièce. Clytemnestre met en scène l'accueil d'Agamemnon lors de son retour de la guerre de Troie, elle colore le palais de la pourpre normalement réservée aux dieux et lui réserve les plus grands honneurs publics, alors qu'elle a en fait manigancé le meurtre de son époux qui tombera sous les coups de son amant Égisthe. Clytemnestre endosse l'apparence d'une épouse fidèle pour attirer Agamemnon dans le piège qu'elle lui a préparé. Elle ne lui a jamais pardonné le meurtre de sa fille Iphigénie offerte en sacrifice pour apaiser le courroux des dieux. En réalité, Clytemnestre a d'excellentes raisons de se venger de son mari Agamemnon. Ulrich Rasche interroge le texte d'Eschyle qui présentait Agamemnon comme un héros victorieux : son Agamemnon est un homme brisé par dix années de guerre au cours desquelles il a perdu Ménélas, son propre frère, et nombre de ses hommes. Il est certes héroïque, mais ce héros entouré d'une aura obscure.

Thomas Lettow, Niklas Mitteregger, ensemble @ Birgit Hupfeld

Comme dans d'autres productions d'Ulrich Rasche, les dix interprètes de son Agamemnon sont en marche perpétuelle sur un grand plateau tournant, surélevé d'un trentaine de centimètres par rapport au plancher de la scène. Le centre du plateau est occupé par un podium formant passerelle, un pont constitué de plaques de métal perforées. Le podium, sur lequel jouent quatre percussionnistes, accueille les instruments de la scénographie, des machines à brouillard et une série de projecteurs qui diffusent des lumières d'ambiance magnifiquement orchestrées par Gerrit Gurda. La paroi de fond de scène porte trois grands écrans blancs, trois rectangles qui vont au départ recevoir les ombres projetées des personnages en progression, et qui vont ensuite, bientôt rejoints par trois autre miroirs, se transformer en miroirs réfléchissants,, s'élever et venir se place en surplomb oblique de la scène.

La musique des percussionnistes donne le rythme, elle scande le mouvement et le langage. Le compositeur Nico van Wersch a  inventé et fait fabriquer ses propres instruments pour cette production d'abord représentée au Festival d'Épidaure. Il a composé une musique moderne tout en recherchant à créer un environnement sonore archaïque et primal. Depuis le pont rotatif  sur lequel ils jouent, les quatre musiciens propulsent et impulsent le mouvement constant des choristes, une manière pour le metteur en scène d'établir une esthétique théâtrale " en proximité avec la pratique scénique originelle d'un chœur grec chantant et dansant lors des fêtes dionysiaques ". 

Pia Händler @ Patroklos Skafidas

Le seul personnage de Clytemnestre n'appartient pas au chœur. Si elle est soumise à la même marche perpétuelle, Clytemnestre apparaît toujours isolée, alors que le chœur se meut groupé, " exprimant une réaction  collective à une guerre vécue ensemble ". Ce n'est que lorsqu'ils ont à intervenir qu'Agamemnon, Ménélas, le Messager, Cassandre et Égisthe, confondus dans le choeur, s'en détachent pour s'individualiser. La chorégraphie guerrière, lancinante et scandée est admirable. Elle est typique des drames antiques  mis en scène par Ulrich Rasche qui fusionnent la danse et le théâtre dans un code scénique personnel. Son art inspiré par les grands drames antiques d'Eschyle, de Sophocle ou d'Euripide est celui de l'envoûtement, de la frénésie voire de l'extase. Il faut pour les interpréter des acteurs hors norme. Pia Händler donne une Clytemnestre habitée, hantée, hallucinée, en un mot magistrale. Egisthe, son amant, est interprété par  Lukas Rüppel qui compose un personnage plus philosophe et raisonneur. En fin de spectacle, ils se dévêtiront tous deux, dépouillés de l'apparence qu'ils ont revêtue pour apparaître dans une nudité qui n'a rien de provoquant mais qui met en lumière et révèle leur être profond. Thomas Lettow donne un Agamemnon vieilli et abattu. Au contraire du choeur, il marche à reculons comme s'il considérait ce passé qu'il ne parvient pas à assumer, malgré sa victoire sur les Troyens. Moritz Treuenfels est Ménélas. Deux acteurs, Niklas Mitteregger et Max Rothbart jouent tout à tout le Messager. Cassandre se décline en quatre actrices : Liliane Amuat (qui est aussi Iphigénie), Anna Bardavelidze, Barbara Horvath et Myrian Schröder. Mais, même en se démultipliant, elle n'est pas crue.

Au théâtre d'Epidaure en 2022 @Patroklos Skafidas

Ulrich Rasche a réussi un chef d'oeuvre révolutionnaire qui a su convaincre et enchanter tant le peuple grec que le peuple bavarois, une oeuvre d'art totale, au sens wagnérien du terme, qui avec une vision et des moyens contemporains fait honneur au texte d'Eschyle. Lors d'une conférence de presse donnée en prélude des deux représentations d'Épidaure, il avait expliqué que sa motorisation d'Agamemnon a pour but de relier le drame antique à l'époque actuelle, non pas en termes de modernisation technologique, mais dans la manière dont ce drame dépeint le désespoir humain, la violence de (toute) époque, à travers les efforts laborieux des acteurs pour se déplacer sur les plates-formes : " Comme si un dieu maléfique nous avait placés sur ces scènes et que nous devions trouver un moyen de survivre ".  

C'est d'une beauté et d'une émotion confondantes, et c'est un privilège d'avoir eu la chance d'y assister.

Agamemnon d'Eschyle
dans la traduction allemande adaptée de Walter Jens

Direction artistique

Mise en scène et décors Ulrich Rasche
Composition et direction musicale Nico van Wersch
Costumes Romy Springsguth
Direction du chœur Jürgen Lehmann
Lumières Gerrit Jurda
Dramaturgie Michael Billenkamp

Distribution

Avec  dix acteurs : Pia Händler, Thomas Lettow, Moritz Treuenfels, Niklas Mitteregger, Max Rothbart, Liliane Amuat, Anna Bardavelidze, Barbara Horvath, Myriam Schröder et Lukas Rüppel, et quatre musiciens percussionnistes : Sebastian Hausl, Felix Kolb, Cristina Lehaci et Fabian Strauss.

samedi 21 juin 2025

La vie scandaleuse de Jean-Baptiste Lully. Un article d'Henry Prunières (1916)

Henry Prunières (1886-1942) fut l’un des grands musicologues français de la première moitié du 20ème siècle. Auteur de deux thèses sur L’Opéra italien en France avant Lully et Le Ballet de cour avant Benserade et Lully, il fut aussi ouvert à la musique de son temps et fréquenta de nombreux compositeurs de premier plan. Éditeur de la première édition monumentale des œuvres de Lully, il reste avant tout le fondateur, en 1920, de La Revue musicale.

Le 16 mai 1916, il publia dans le Mercure de France un texte s'intéressant à la " vie scandaleuse de Jean-Baptiste Lully ", dans lequel il présenta nombre de bouts rimés qui dénonçaient le goût prononcé du compositeur pour les hommes. Sous l'Ancien Régime, l’homosexualité était surveillée et réprimée. Elle était alors passible de la " peine de feu ", autrement dit du bûcher, mais elle fut plus fréquemment punie par une admonestation ou une peine d'emprisonnement. Et cela jusqu'en 1750 : Bruno Lenoir et Jean Diot furent cette année-là exécutés pour le seul crime de sodomie. Le Roi Soleil vouait on le sait une grande admiration à  son compositeur et maître de ballet préféré. Le statut privilégié dont jouissait Lully lui épargna les châtiments en usage, sans  doute lui fût-il tout au plus conseillé d'être plus discret.

L'article de Henry Prunières est reproduit en l'état, avec les citations  retranscrites avec l'orthographe du français du 17ème siècle. Les références de bas de page n'ont pas été retranscrites, mais on pourra au besoin les consulter sur l'excellent site Gallica de la Bibliothèque nationale de France.

Lully par Antoine Coysevox

LA VIE SCANDALEUSE DE JEAN-BAPTISTE LULLY

Lully inspira à ses contemporains autant de haine que d'admiration. Ces deux sentiments contraires ne s'excluaient point. On célébrait les louanges de l'artiste, on vilipendait l'homme. « Lully estoit un franc scélérat qui, au génie de la musique près, qu'il avoit au-dessus de tout ce qui a jamais esté, n'estoit bon qu'en desbauches; ainsy il n'avoit point d'amis et n'en méritoit pas. » Cette oraison funèbre résume assez bien l'opinion générale à son égard.

La faveur dont jouissait auprès du Roi et des plus grands Princes ce fils de meunier florentin, échappé à l'antichambre de Mademoiselle d'Orléans, remettait les courtisans. Sa fortune immense, accrue sans cesse par d'heureuses spéculations, excitait l'envie des bourgeois. Les musiciens, les comédiens, les auteurs ne lui pardonnaient point ses succès et s'indignaient de la rigueur avec laquelle il exploitait son privilège de l'Opéra, broyant sans merci quiconque lui résistait.

Lully eût été le plus vertueux des hommes que la calomnie se fût déchaînée contre lui ; or, celui que Boileau appelait un coquin ténébreux cultivait avec application tous les vices et mettait son honneur à révolter la conscience plus ou moins hypocrite de ses contemporains par le cynisme avec lequel il les étalait.

L'impudence apparaît comme le trait dominant du caractère de Lully. Le buste si réaliste, si vivant de Coysevox suffirait à en témoigner. Tout dans cette face intelligente et vulgaire, aux yeux clignotants, aux lèvres épaisses, bouffonnante, sensuelle, pleine de feu, tout respire l'impudence. Peu d'hommes poussèrent plus loin que lui le mépris des autres. Au Roi las d'attendre que la toile se lève, au Roi qui s'impatiente et se fâche, il fait répondre « Le Roi est le maître, il peut attendre tant qu'il lui plaira ! » À Louvois, son ennemi, qui lui reproche d'avoir obtenu la charge de Conseiller du Roi par ses grimaces qui ont fait rire aux larmes le Souverain, il riposte « Mordieu, vous en feriez bien autant, si vous pouviez. » Il n'est pas jusqu'au Ciel dont il ne se soit moqué à l'occasion, témoin l'anecdote fameuse du manuscrit brûlé pour obtenir l'absolution, mais dont il gardait une copie.

Enfin, n'est-ce pas de sa part un comble d'impudence que d'oser en 1662 soumettre à la signature du Roi, de la Reine, de la Reine Mère et de Princes illustres son contrat de mariage sur lequel il se donne pour Fils de gentilhomme florentin », alors que son père exerce encore, à Florence, le métier de meunier ?

Visiblement, Lully se plut toute sa vie à braver l'opinion publique. Confiant dans son génie, se sachant sans rival et indispensable au roi, il prit plaisir à à mettre en fureur la meute de ses ennemis. Deux ou trois fois pourtant, il passa la mesure et sentit cruellement la rudesse de leurs crocs.

Lully par Paul Mignard

Ce petit homme trapu, ventru, « d'assez mauvaise mine et d'un extérieur fort négligé » était, pour employer l'euphémisme de son biographe, Le Cerf de la Vieville, « fort adonné à ses plaisirs. » II buvait beaucoup et s'enivrait volontiers en noble compagnie avec les Vendôme, le chevalier de Lorraine, le comte de Fiesque, toute cette troupe de seigneurs libertins qui formaient, bande à part, se groupaient autour de Monsieur, frère du Roi, et passaient pour pratiquer ce qu'on dénommait alors « les mœurs italiennes.» Lully jouissait d'une immunité relative grâce à ses puissants protecteurs et grâce au roi, qui fermait les yeux sur sa conduite, mais cela précisément faisait scandale. Il ne faut pas oublier qu'au XVIIe siècle il n'était point rare qu'on envoyât au bûcher celui qui était convaincu de sodomie. Les gazettes sont pleines du récit d'horribles exécutions de ce genre et il suffit de lire les Aventures de Dassoucy pour voir à quels périls s'exposaient ceux qui se croyaient encore au temps de Henri III et que leur naissance ne mettait pas au-dessus des rigueurs de la justice.

II semble que Lully ait été de tout temps adonné à ce vice qui fleurissait dans son pays natal. — On ne peut s'imaginer à quel degré de corruption était arrivée l'Italie vers le milieu du XVIIe siècle.— L'habitude des castrats sur les théâtres pour représenter les rôles de femmes favorisait de singulières erreurs. « Habillés en filles avec des hanches, de la croupe, de la gorge, le cou rond et potelé, on les prendrait pour de véritables filles » , écrit de Rome le président de Brosses, et d'ajouter malicieusement « On prétend même que les gens du pays s'y trompent quelquefois jusqu'au bout ». M Mazarin, en important l'opéra à Paris, en faisant venir à la Cour de France des troupes de chanteurs ultramontains, se trouvait avoir du même coup favorisé ces mœurs étrangères. Vers 1661, Lully fut compromis dans une grave affaire de ce genre. Pour éviter d'être chassé de la Cour, il prit un parti héroïque il se maria. C'est à cette aventure demeurée secrète que fait allusion Benserade dans une pièce de vers destinée à Lully déguisé en chirurgien dans un ballet.

J'étois perdu moi-même et tous ceux que je voi
Qui sont aux Incurables
Perclus et misérables
Ne s'aidoient pas si mal de leurs membres que moi !
Dans mon infirmité ne sachant plus que faire, 
Le Dieu du mariage à qui je fus contraire
(L'aurait-on cru si bon pour un estropié?)
M'a guéri tout à fait et mis sur le bon pié...

De fait, durant une dizaine d'années, on put croire Lully revenu de ses erreurs amoureuses. Il se comportait en mari modèle, faisant chaque année un enfant à sa femme, économisant, plaçant de l'argent sur des terrains, faisant construire des maisons de rapport, bref, vivant en honnête bourgeois de Paris.

En 1672, Lully devint directeur de l'Opéra. Dès lors, il se livra à une vie extraordinaire de travail et de débauche, usant et abusant de ses forces.

Il délaisse désormais sa femme ou plutôt ne voit plus eu elle qu'une bonne ménagère pour laquelle il conserve de l'estime. Il la charge de gérer sa fortune. « Elle recevoit, payoit, amassoit à sa fantaisie », écrit La Vieville. « Il estoit donc bon mary, Monsieur ?...Bon mary, Madame ? pas mauvais. N'est pas assez ? » 

Saint-Evremond, en revanche, insinue que la mort de sa femme l'eût laissé de glace : 

« On t'auroit vu bien plus de fermeté
Que c'eut Orphée en son sort déplorable.
Perdre sa femme est une adversité,
Mais ton grand cœur auroit été capable
De supporter cette calamité.»

Et Saint-Evremond termine sur cette allusion aux mœurs du Florentin :

D'Orphée et de Lully le mérite est semblable 
Je trouve cependant de la diversité
Sur un certain sujet assez considérable :
Si Lully quelque jour descendoit  aux Enfers 
Avec un plein pouvoir de grâces et de peines, 
Un jeune criminel sortiroit de ses fers, 
Une pauvre Eurydice y garderoit ses chaînes.

Gravure de Jean-Louis Roullet à partir du portrait de Paul Mignard

Désormais sur ce point la réputation de Lully est bien établie et ses ennemis ne perdent aucune occasion de lui rappeler le châtiment auquel il s'expose. Ainsi, en juin 1674,  pour fêter la conquête de la Franche-Comté, Lully eut l'idée de faire tirer un feu d'artifice devant sa maison. Par un accident fréquent en semblable rencontre, plusieurs pièces d'artifice ne s'allumèrent pas. L'une d'elles devait représenter un coq mettant le feu à la queue d'un lion ; mais la machine étant mal réglée, le coq pivota sur lui-même et tout rata. Le lendemain on chantonnait par les rues le couplet suivant ;

Quitte, Baptiste, le caprice
D'entreprendre mal à propos
De faire des feux d'artifice ;
Tu n'es bon qu'au feu de fagots :
Ton coq a tourné le derrière
Dès qu'il a veu le lion.
Quelle autre chose eût-il pu faire
Étant un coq de ta façon ?

Simple médisance ? Non pas, une autre épigramme composée sur le même thème précise que Lully venait d'être compromis au cours d'un procès engagé contre divers sodomistes :

Excusez, Messieurs, si Batiste
Vous a fait un feu si lugubre et si triste
Et vous a mal servis pour vos demi-louis,
Le procès des chaussons se poursuit; s'il s'achève,
Il nous en fera voir bientôt un autre en Grève
Dont vous serez plus réjouis.
[Un bourgeois de Paris nommé Chausson avait été brûlé quelque temps auparavant pour crime de sodomie.]

C'est à ce procès que fait allusion un factum célèbre publié au début de 1676. Ce factum rédigé pour la justification d'Henri Guichard, accusé par Lully d'avoir voulu l'empoisonner, fait allusion en termes fort clairs aux mœurs dépravées du Surintendant

Le suppliant ne prétend point entrer ici dans le détail des débauches infâmes et des libertinages de Baptiste : il ne veut point souiller les oreilles des juges par le récit d'une longue suite d'ordures et d'infamies semblables à celles qui ont autrefois attiré le feu du ciel sur des villes entières et qui auraient fait indubitablement chasser ce libertin de la Cour peu de temps après qu'il eust commencé d'y paraître, si l'on n'avoit cru trouver un jour dans son repentir de quoy justifier la grâce qu'on luy fit en faveur de la Musique. 

Il est vrai de dire que cet Arion de nos jours doit son salut à son violon, comme celuy de Lesbos fut redevable du sien à sa harpe qui le tira du naufrage : le vent qui a receu les cendres de l'infâme Chausson, dont le procès note Baptiste, a porté cette vérité si loin que mesme les Gazettes Etrangères au sujet d'un méchant feu d'artifice qu'il s'avisa de faire vis-à-vis sa maison, en 1674 publièrent partout que s'il n'avoit pas réussi dans ce feu-là, on réussiroit mieux à celuy qu'il avoit mérité en Grève. [Il est à noter que jusqu'aux environs de 1660, Lully fut surtout renommé à la Cour pour ses talents de violoniste et de danseur.]

Peut-être impressionné par ces menaces, Lully mena durant quelques années une vie moins scandaleuse. Il prit pour maîtresse Mlle Certain, l'aimable claveciniste chantée par La Fontaine. Tout Paris se pressait aux concerts que l'habile artiste donnait en sa maison et où Lully faisait souvent chanter des morceaux inédits de ses opéras. L'idylle fut malheureusement de courte durée et finit fort vilainement. Lully, en qualité de Surintendant de la Musique du Roi, avait le droit « d'avoir un page mué près de sa personne.»  

Ce page, en 1684, avait nom Brunet; c'était un habile musicien qui avait bien profité des leçons de son maître. Lully ne tarda pas à s'éprendre de sa personne plus encore que de ses talents et poussa l'impudence jusqu'à étaler cette liaison scandaleuse aux yeux de sa femme et de ses enfants. Il avait alors cinquante-trois ans. Jalouse, Mlle Certain n'hésita pas à faire prévenir le Roi de la conduite de son favori. Justement Bourdaloue venait de prêcher à Versailles, et, dans son compliment d'adieu au Roi, lui avait fortement conseillé d'exterminer de sa Cour le vice auquel sacrifiait Lully à la suite de ce sermon, Louis XIV « avait parlé à Monsieur sur les mœurs de beaucoup de ses domestiques ».

On devine l'effet que fit sur le monarque la dénonciation de Mlle Certain, lui montrant que ses propres favoris ne se conduisaient pas mieux que ceux de son frère. Il se décida à sévir contre l'homme auquel il avait si souvent pardonné. Le page fut arrêté, enfermé à Saint-Lazare et là fouetté d'importance. Le bruit courut que, sommé de dénoncer ses complices, il avait nommé plusieurs grands seigneurs de la Cour. Lully reçut un blâme solennel du marquis de Seignelay et fut averti que s'il revenait jamais à pareilles pratiques, le Roi ferait de lui un exemple éclatant.

L'affaire fit grand bruit. Ravis de cet affront fait à un homme qu'ils détestaient, les courtisans s'en donnèrent à cœur joie. Cent vaudevilles prirent leur vol.

Monsieur Lully est affligé
De voir son Brunet fustigé ;
Il est jaloux qu'un Père
Eh bien!
Visite son derrière.
Vous m'entendez bien.
Brunet se plaint de son destin 
Et ne s'en prend qu'à la Certain 
Il dit dedans son âme
Eh bien!
Monsieur vaut bien Madame. 
Vous m'entendez bien.
Console-toi, mon cher Brunet, 
Du tour que la Certain t'a fait, 
Et dans ton infortune
Eh bien!
Songe que ce n'est qu'une. 
Vous m'entendez bien.
Baptiste a dit qu'il ne fera
De sa vie aucun opéra
A moins qu'on ne lui rende 
Eh bien
Son Brunet qu'il demande. 
Vous m'entendez bien. etc., etc.

Certains parlaient à Lully de la colère du Roi :

C'est le Roy qui te menace,
Ah! Lully, songe à changer,
Tu reviens quand il te chasse,
Tu ne peux plus l'engager.
C'est le Roy qui te menace,
Ah! Lully, songe à changer.

D'autres lui prodiguaient des consolations burlesques :

Baptiste prends soin de ta vie
Dans peu ton Brunet reviendra,
Car le  Doge vient qui fera
La paix de l'Italie.

D'autres prêtaient à Lully des discours impudents :

La vieille Certain se fâche
Que Brunet soit son mignon
Elle est une vieille vache,
Il est un joly bardache.

Le reste de la comparaison ne peut être cité.

Il semble, à dire vrai, que Lully fut plus ému de la disparition de son page que du scandale qu'il avait soulevé. Le roi, sous le charme de l'opéra de Roland n'avait pas tenu rigueur au compositeur de ses incartades. Au mois de juin 1685, le Florentin faisait chanter dans t'Orangerie de Sceaux, au cours d'une fête donnée à Louis XIV par Seignelay, une cantate de circonstance sur des vers de Racine. Ainsi s'affirmait la rentrée en grâce du musicien et ses rapports amicaux avec le Secrétaire d'Etat.

                    Gravure d'Amédée Geille. d'après un dessin de Johannot

Peut-être pour donner le change, Lully ébaucha vers cette époque une idylle avec une femme qui, à défaut, de jeunesse, avait des quartiers de noblesse Madelaine d'Angennes de la Loupe, veuve d'Henry de Sennete.re, duc de la Ferté, Pair et Maréchal de France. La duchesse de la Ferté, alors sur le retour, se donnait pour grande mélomane ; elle avait des leçons de chant avec le fameux maître de Bacilly et était assidue à l'Opéra. Si une chanson qu'on trouve dans divers recueils et à laquelle Le Cerf fait allusion est bien «un impromptu» composé par Lully lui-même, celui-ci n'aurait pas craint, en se déclarant, de faire remarquer à la duchesse qu'en sa faveur il renonçait à ses goûts contre nature

Aimable La Ferté (bis)
Qui vous voit un moment est à jamais charmé,
Moy qui suis Florentin j'ay changé de côté.

La Cour s'amusa quelque temps de cette liaison un peu ridicule :

La Maréchale et coetera
Ne va plus guère à l'Opéra.
L'Italien la cajole
Eh bien !
Et fait la cabriole.
Vous m'entendez bien.

L'amour de la Maréchale Duchesse de la Ferté n'occupait pas Lully tout entier.. Il menait de front diverses aventures et ne dédaignait pas de se livrer à des débauches crapuleuses. Des couplets graveleux nous ouvrent un jour singulier sur la vie privée de Lully vers la fin de son existence.

Baptiste est le dieu du b... 
La garce lui dresse un autel 
Il tond tout, jusqu'à la servante, 
Que chacun chante
Baptiste, etc.

Baptiste est soigné par Jeannot, 
Il va lui payer son écot 
Au milieu de la rue Tarante, 
Que chacun chante
Baptiste, etc.

Une note du chansonnier Maurepas, d'où ces couplets sont tirés, indique que Jeannot était un fameux spécialiste des maladies secrètes. Si l'on songe à ta mort étrange de Lully, à cette blessure insignifiante au pied qui s'envenima, se gangrena et emporta le malade, malgré tous tes efforts de la médecine, on peut se demander si Lully n'avait pas contracté le mal redoutable auquel son ami et protecteur le Duc de Vendôme dut un peu plus tard la perte de son nez. Ses contemporains le croyaient et en rendaient responsable une danseuse de l'Opéra, Mademoiselle Pezant, ainsi qu'en témoigne une note qui accompagne le couplet suivant :

Pezant, moins de vanité 
Avec votre air sec et fade 
Et si vous êtes malade, 
Allez vous faire panser.
Il vous faudrait un chimiste 
Pour vous enlever le sein, 
Je jure, foy de Baptiste, 
Que votre front n'est pas sain.

En 1686, alors qu'il achevait Armide, Lully fut dangereusement malade. Était-ce une crise de cette terrible maladie qui le tourmentait, ou plutôt n'éprouvait-il pas les suites de son intempérance et de son ivrognerie sous forme d'un accès de diabète. On se rappelle les reproches de la bonne madame Lully au chevalier de Lorraine : « C'est vous qui l'avez enivré le dernier et qui êtes cause de sa mort » Il est bien certain que ce furent les excès de toutes sortes auxquels se livrait Lully qui hâtèrent sa. fin. Il eut pourtant quelques mois heureux et brillants avant de succomber. Armide venait de réussir triomphalement à Paris ; Lully fit représenter chez les Vendôme au château d'Anet, en présence du Dauphin, la Pastorale d'Acis et Galathée. Le soir, on intriguait pour prendre place à la table du spirituel Surintendant de la Musique, dont les saillies et les bons mots faisaient les délices de l'assistance.

Lully était un merveilleux convive; il tenait en joie ceux qui l'entouraient et excellait à chanter des airs à boire de sa façon. La Vieville parle avec attendrissement de la chanson « Buvons, mes chers amis, buvons », qu'il entonnait de manière inimitable.

Au château d'Anet, Lully rima des vers fort tendres pour la principale interprète de son opéra, la fameuse Marthe Le Rochois. Chaulieu nous les a conservés avec la réponse qu'il y fit.  Ilsse chantaient sur l'air de sarabande du ballet de la Naissance de Vénus.

Quel étrange changement !
Que mon âme. est transportée !
Trop aimable Galathée,
Je vous aime assurément :  
Je renonce à ma patrie,
Je me jette à vos genoux ;
Secourez-~moi, je vous prie, 
Mon salut dépend de vous.

Ce ne fut sans doute qu'une passade. D'ailleurs Lully, plus galant que jamais, malgré son âge, adressait un madrigal admiratif à la belle Fanchon Mareau, qui chantait le rôle de Scylla dans ce même opéra :

Adorable Scylla (bis),
Quand Pâris à Vénus la pomme présenta,
Elle eût été pour vous, mais vous n'étiez pas là. 

Lully quitta Anet comblé de présents par les Vendôme. Le duc lui avait donné une bague de grand prix qui lui venait de son aïeul ; occasion pour les ennemis de Lully de s'égayer :

Je porte au doigt
L'anneau que le vieux Vendôme 
Rapporta jadis de Sodome.
C'est pour Lully,
Eh! pouvoit-on en France
Mieux choisir que luy ?

Trois mois après son retour d'Anet, Lully fut victime d'un accident bizarre en dirigeant, avec trop de véhémence, son Te Deum en l'église des Feuillants de la rue Saint-Honoré, il se frappa violemment l'extrémité du pied. La gangrène se mit à cette petite blessure, et, après une longue agonie, il expira le 22 mars 1687.

Pris de repenti ,et d'angoisse à la veillé de mourir, il avait fait pénitence avec une ardeur extraordinaire, se faisant mettre sur la cendre, la corde au cou et marquant la douleur de ses fautes de la manière la plus édifiante. Par son testament, dicté au milieu des affres de l'agonie, il avait ordonné un grand nombre de messes pour te repos de son âme et légué des sommes considérables à des fondations pieuses.

Sa mort fut saluée par les cris de joie de ses ennemis. Ils s'acharnèrent sur sa mémoire avec une cruauté qui nous semble abominable.

Les épigrammes se multiplièrent. On connaît les stances de Pavillon à propos du Mausolée de Lully sur lequel était représentée « la Mort tenant d'âne main un flambeau renversé et de l'autre soutenant un rideau au-dessus du buste. »

Ô Mort, qui cachez tout dans vos demeures sombres ; 
Vous par qui les plus grands héros,
Sous prétexte d'un plein repos,
Se trouvent obscurcis dans d'éternelles ombres, 
Pourquoi par un faste nouveau
Nous rappeler la scandaleuse histoire
D'un libertin indigne de mémoire,
Peut-être même indigne du tombeau?
S'est-il rien vu de si mauvais exemple ? 
L'opprobre des Mortels triomphe dans un temple, 
Où l'on rend à genoux ses vœux au Roi des Cieux 
Ah! cachez pour jamais ce spectacle odieux,
 Laissez retomber sans attendre
Sur ce buste honteux votre fatal rideau,
Et ne montrez que le flambeau
Qui devroit avoir mis l'Original en cendre.

L'année même de la mort de Lully, Bauderon de Senécé publia son pamphlet Lettre de Clément Marot sur ce qui s'est passé à l'arrivée de J.-B. Lully aux Champs-Élysées où il dénonçait les mœurs infâmes, de l'ex surintendant. À cette campagne contre tla mémoire du mort, les admirateurs de Lully répondirent, en exaltant le génie du Florentin, que nul ne songeait encore à contester. Mais, en haut lieu, on se montrait assez, hostile aux apologistes de Lully. C'est ainsi qu'un certain Nodot, qui, pour plaire à la Duchesse de  La Ferté, avait composé un Triomphe de Lully aux Champs-Elysées, ne put obtenir l'autorisation de le faire imprimer. 

Dans cet opuscule, l'auteur s'élevait avec force contre ce qu'il appelait « des calomnies qui n'avoient pour fondement que la jalousie ». Après quoi, il alléguait que si les juges impartiaux « vouloient prendre la peine d'entrer dans le détail de sa vie, ils trouveroient qu'il l'a passée avec des plaisirs que ses adversaires nomment criminels et que cependant leur Tribunal n'a jamais condamnés dans les plus grands héros. Lully était donc admis au rang des demi-dieux et, par une délicate attention, prenait part au festin céleste à côté de Ganymède.

Ce panégyrique nous montre que les mœurs de Lully, si sévèrement critiquées par ses ennemis, étaient jugées avec indulgence par ses admirateurs. « Mon pauvre ami, déclare Le Cerf de la Vieville, Lully est Lully, comme a dit Monsieur de La Bruyère ; mais Lutty étoit homme et homme adonné à ses plaisirs. » Il faut ajouter que « ces plaisirs étaient ceux d'un grand prince comme Philippe d'Orléans, de grands seigneurs comme les Vendôme, le Chevalier de Lorraine et cent autres, car ce n'est pas sans raison que Bussy Rabutin se plaignait, dans sa France galante, de voir la Cour adonnée à ces pratiques honteuses.

Une curieuse lettre de l'abbé Atto Metani nous montre que Lully avait des disciples en débauche aussi bien qu'en musique. Peu de jours après la mort du Surintendant, le Roi se résolut à sévir contre les hérétiques en amour ; il les bannit de sa présence. Atto Metani, en rapportant ce fait, ne peut s'empêcher de rappeler le souvenir de Lully :« Les exilés sont tous disciples du fameux Baptiste et il semble bien qu'après sa mort sa secte ne puisse se maintenir dans le crédit et la puissance où elle se trouvait jusque-là, grâce aux appuis et à la faveur dont il jouissait à la Cour. Vous trouverez ci-joints quelques vers composés pour immortaliser la mémoire de cet homme :

C'est grand dommage de Lully, 
Cet homme en musique accompli
Et qui faisoit des airs si tendres,
Il est mort et fort regretté;
Encor s'il estoit mort comme il a mérité,
On auroit pu garder ses cendres.

Qui donc rimait ces vers féroces ? D'austères moralistes, d'honnêtes gens révoltés par les mœurs infâmes du Surintendant ? Non pas, d'aimables compagnons de débauche comme Chaulieu, La Fare, Pavillon, Bauderon de Senecé ; des gens de lettres blessés dans leur vanité ou leurs intérêts ,furieux de n'avoir pu fournir de livrets au musicien, jaloux du succès, du crédit, de la fortune de Lully.

On aurait grand tort, en étudiant Lully, de négliger sa vie privée. Elle nous permet de replacer l'homme dans son milieu, parmi ces seigneurs libertins adonnés aux mœurs italiennes qui forment la Cour des Vendôme. Elle nous révèle chez l'homme une sensualité ardente, capable de l'entraîner aux plus périlleuses aventures, une soif de plaisir, de jouissance, un besoin de brûler la vie par tous les bouts, qui peuvent être fort antipathiques, mais qu'il n'est pas indifférent de connaître pour bien comprendre sa musique. À côté du Lully officiel, du Lully Conseiller du Roi,, en habit de cérémonie, nous devinons un Lully nouveau, débraillé, vulgaire, allant s'enivrer dans les mauvais lieux de la Capitale.

Il faut tenir compte de ces indications en étudiant l'œuvre du Florentin. Elle nous apparaît aujourd'hui, comme la tragédie classique, figée dans une noblesse majestueuse. Aux contemporains elle semblait singulièrement vivante et expressive. Ce n'est pas en vain que l'austère Boileau stigmatisait :

Tous ces lieux communs de morale lubrique :
Que Lully réchauffa du son de sa musique.

Cette musique a fait verser bien des pleurs, battre bien des cœurs, succomber bien des vertus...

HENRY PRUNIÈRES.

Source : BnF - Gallica

jeudi 19 juin 2025

The Old Maid and the Thief de Giancarlo Menotti au Theater-am-Gärtnerplatz ou Le Triomphe de l'Excellence

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ; [...]                      
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course     
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.    
Arthur Rimbaud, Ma bohème (1870) 

Nothing behind me, everything ahead of me, as is ever so on the road. [...]
On avait du chemin devant nous. Mais qu'importe : la route, c'est la vie.    
Jack Kerouac, On the road (1957)

Vol avec bris de vitre - Anna Agathonos en Miss Todd et Anna Keiler vue de dos

Ce fut une soirée bénie des dieux de l'opéra, avec Anna Agathonos en grande prêtresse et un Oleg Ptashnikov jupitérien et visionnaire maîtrisant la partition, la rendant au cordeau et communiquant son enthousiasme à un orchestre enchanté totalement au diapason de son chef, alternant le grotesque et le cocasse d'une part et les envolées sentimentales de l'autre. Le grotesque, c'est de voir et d'entendre l'exposition d'un monde hypocrite bien-pensant et rigide,  dont les officiantes, Miss Todd et Miss Pinkerton, soignent les apparences, puis d'assister à son anéantissement, un séisme provoqué par l'apparition d'un jeune homme inconventionnel et de belle apparence qui réveille à son insu les flammes amoureuses de Miss Todd et de sa servante, un routard poète confondu avec un voleur, mais qui finit par le devenir lui-même. Le bonheur est total quand on ajoute à cela une mise en scène et une scénographie qui révèlent très exactement l'esprit du livret. Pour rester dans l'esprit petit-bourgeois décortiqué par Menotti, ajoutons que le théâtre de la Gärtnerplatz a demandé au public une obole minuscule pour assister à la représentation :  28 euros, on croit rêver ! 

Jeremy Boulton en vagabond poète

La musique de Giancarlo Menotti transmet presque exactement l'esprit de l'histoire qu'elle raconte à chaque instant. Le livret, de la main du compositeur, offre un récit très sophistiqué, avec des accents de philosophie sociale. Giancarlo Menotti, qui se désignait lui-même comme un fervent amateur de la commedia dell'arte, définit son opéra comme grotesque, autrement dit caricatural.  L'action se déroule à la fin des années 1930 aux États-Unis, peut-être dans la Nouvelle-Angleterre ou dans le Midwest : Miss Todd est une vieille fille dont la vie a été ruinée par un homme quarante ans plus tôt ( on ne sait pas si c'est vraiment quarante ans comme l'affirme la venimeuse Miss Pinkerton), une bourgeoise désargentée qui mène une existence tranquille dans l'ambiance confinée de sa maison, dans une petite ville aux mœurs puritaines, dans laquelle tout le monde s'observe et où il s'agit constamment de faire bonne figure ; elle a pour seule compagnie sa bonne, la jeune Laetitia, qui n'a pour pauvre horizon que celui de servir sa maîtresse ; une de ses connaissances, Miss Pinkerton, a pour principale occupation d'épier tout ce qui se passe et de répandre des commérages dans le quartier. Le compositeur a choisi ce patronyme à dessein, l'empruntant à une célèbre agence de détectives privés, la Pinkerton National Detective Agency, fondée en 1850 et qui existe encore aujourd'hui, une allusion humoristique dont les auditeurs américains de la première radiophonique de 1939 auront certainement comprise.  L'ennuyeuse oisiveté de Miss Todd est interrompue par l'intrusion d'un jeune vagabond qui semble penser que la route est la seule vie décente pour un homme et la pure expression de la liberté. La vieille fille et sa jeune servante recueillent ce jeune homme à la masculinité séduisante, le nourrissent, l'abritent et se sont complètement entichées de lui lorsqu'elles apprennent qu'il pourrait s'agir d'un voleur, d'un meurtrier et d'un violeur notoire. Ces présomptions devraient atténuer leur ardeur, mais ce n'est pas le cas, elles attisent leur excitation et les conduit à entrer par effraction dans le magasin de liqueurs pour y voler du gin, en dépit du fait que la vieille est la présidente de la ligue de tempérance locale. Finalement, la servante est déçue de découvrir que le jeune homme n'est pas le criminel de renom qu'elle soupçonnait. Cependant, il lui rend service en cambriolant la maison de sa bienfaitrice et en s'enfuyant avec elle dans la voiture de Miss Todd. Liberté, quand tu nous tiens...

Sophia Keiler (Laetitia), Frances Lucey (Miss Pinkerton) et Anna Agathonos (Miss Todd)

Comme en 2021 avec The Medium, une autre oeuvre célèbre de Menotti, le Theater-am-Gärtnerplatz a choisi de présenter The Old Maid and the Thief dans la salle de répétition de cet opéra, un espace souterrain qui peut accueillir environ 150 spectateurs. Le metteur en scène Alexander Kreuselberg et le scénographe Rainer Sinell ont ingénieusement disposé les décors à quelques pas du public : à droite, l'orchestre d'environ vingt-cinq instrumentistes, à droite un magasin de boissons alcoolisées jouxte une chambre à laquelle les chanteurs accèdent en gravissant quelques marches, au centre la salle de séjour de Miss Todd. Le living room, avec cuisine attenante reconstitue le décor typique d'un habitat petit-bourgeois conçu comme un lieu de représentation : les murs sont tapissés de papier peint, des bûches brûlent dans l'âtre protégé par un pare-feu en fer forgé, le manteau de cheminée et une étagère portent des chandeliers et un service à café en argenterie, des appliques murales qui fournissent l'éclairage jouxtent des assiettes armoriées en étain, un guéridon porte un petit aquarium globe dans lequel survit un poisson rouge, seul animal de compagnie (et confident) de la maîtresse de maison. L'espace entre le public et la scène se comprend comme étant la rue, où erre l'épieuse Pinkerton en mal de ragots, même par temps pluvieux. Dans la première scène elle apparaît en survêtement de pluie et porte des surchaussures, — ce qu'on appelait alors des caoutchoucs, — qu'elle ôte, comme il se doit, en pénétrant chez sa voisine qui s'empresse de lui offrir du thé dans un service en porcelaine. La scénographie nous informe très exactement sur la condition sociale de Miss Todd. Les costumes et les coiffures, dessinés eux aussi par Rainer Sinell, répondent au catalogue de la mode de l'époque américaine de l'immédiat avant-guerre. Comme les décors, les costumes portés par ces dames servent d'indicateurs de la psychologie et de la condition sociale des personnages. Cette scénographie réussie répond heureusement au principe de l'adaequatio rei intellectus, que tant de mises en scènes contemporaines ignorent. Le metteur en scène et le scénographe nous donnent à voir et à comprendre le texte que l'on entend et ce que suggère l'entrainante musique qui l'accompagne.

Anna Agathonos (Miss Todd), Giancarlo (poisson rouge) et Miss Pinkerton (Frances Lucey)

La mezzo-soprano grecque Anna Agathonos est l'âme de la soirée. Elle était en terrain de connaissance pour avoir déjà interprété un opéra de Giancarlo Menotti : elle chantait Madame Flora (The Medium) en 2021 sur cette même scène. Dotée d'une personnalité solaire au charisme intense, elle se coule dans la peau de Miss Todd, un personnage qu'elle incarne avec un talent scénique d'exception. La proximité immédiate de la scène et du public permet de goûter les raffinements de sa gestuelle et de ses mimiques. Le regard, les mouvements oculaires, le port de la tête, les torsions du cou, la démarche et les déhanchements, le positionnement des mains, tout est finement étudié et exécuté pour rendre exactement la personnalité de Miss Todd, une femme toute en représentation dont l'apparence doit indiquer le rang et la respectabilité. Le chant est à l'aune du jeu scénique : un mezzo-soprano velouté tout en étant dramatique, une diction et un phrasé impeccables, une étendue vocale qui dépasse les deux octaves, une expressivité aux intonations finement modulées sur l'évolution du personnage de Miss Todd, qui passe du bien-comme-il-faut au délire érotico-amoureux, à la déception et enfin, alors qu'en fin d'opéra, rejetée, volée, ayant tout perdu, elle devient enfin authentique : une pauvre vieille femme totalement isolée dans un appartement dévasté qui se console en se confiant à son poisson rouge. Détail amusant, Anna Agathonos a baptisé le poisson rouge du prénom du compositeur, Giancarlo. La soprano autrichienne Sophia Keiler, qui vient d'intégrer la troupe du théâtre cette saison, apporte son charme juvénile et ses coloratures enjouées au personnage de Laetitia qu'elle compose avec une belle maîtrise scénique. Frances Lucey dessine admirablement les contours de l'intrigante Miss Pinkerton, sa curiosité incisive, la mesquinerie de ses petites méchancetés. La mise en scène souligne son ridicule à chaque instant. La scène du thé qui succède à la scène du vestiaire est d'une exquise drôlerie. Le baryton australien Jeremy Boulton, membre de l'Opéra Studio du théâtre apporte sa jeunesse (26 ans) et plus encore sa voix mélodieuse et bien timbrée à Bob le vagabond, un routard qui tient de la bohème rimbaldienne et de la route de Jack Kerouac, un poète que l'on voit rédiger ses vers ou son journal intime. Ce jeune homme est moins candide qu'il n'y paraît. Il accepte de renoncer temporairement à sa liberté si on lui procure de l'alcool, il a un franc-parler qui stupéfie Miss Todd quand il lui exprime qu'il n'a aucun sentiment pour elle et finit par devenir ce qu'il n'était pas mais dont on le soupçonnait : un voleur.

Le vol final - Jeremy Boulton (Bob) et Sophia Keiler (Lucia)

Le chef d'orchestre ukrainien Oleg Ptashnikov, Kapellmeister au Gärtnerplatztheater, avait déjà dirigé The Medium en 2021. Il a acquis une intelligence raffinée de l'opéra radiophonique de Menotti, dont il souligne une certaine proximité avec la musique de film, les petits leitmotivs, et dans laquelle il décèle l'influence de Puccini, très apprécié par le compositeur. Comme l'opéra a d'abord été écrit pour la radio, la musique a aussi pour fonction de décrire, commenter et illustrer l'action, elle a un effet panoramique et c'est exactement ce que l'orchestre nous fait ressentir. La musique nous entraine très efficacement dans les développements d'une action de plus en plus absurde.

Toute cette merveilleuse équipe a reçu une immense ovation pour avoir gratifié le public d'une des meilleures soirées d'opéra de la saison munichoise. L'opéra n'étant représenté que pour cinq soirées, seuls 750 spectateurs auront l'occasion de l'applaudir. On sort de là avec la douce impression de faire partie de ces happy few. Et on rêverait de connaître la reprise de The Medium combiné avec The Old Maid and the Thief sur la grande scène du Theater-am-Gärtnerplatz.


Oleg Ptasnikov, Jeremy Boulton, Frances Lucey, Sophia Keiler et Anna Agathonos

Distribution du 17 juin 2025


Direction musicale Oleg Ptashnikov
Mise en scène Alexander Kreuselberg
Décors et costumes Rainer Sinell
Lumières Peter Hörtner
Dramaturgie Karin Bohnert

Miss Todd Anna Agathonos
Laetitia, son aide ménagère Sophia Keiler
Bob, vagabond Jeremy Boulton
Miss Pinkerton, amie de Miss Todd Frances Lucey

Orchestre du Staatstheater am Gärtnerplatz

Crédit des photos © Anna Schnaus