Le contexte
Les Juifs s'étaient implantés en Espagne, qui était devenu leur pays, ils en parlaient la langue et avaient pour certains occupé de très hautes fonctions dans les royaumes espagnols. Ils furent pourtant chassés du pays d'Aragon et de Castille par un édit de 1492 qui fixait au 31 juillet, date limite de leur départ forcé. Cette date dut être ressentie comme une malédiction par la communauté juive. Le 31 juillet, le 9 av dans le calendrier juif, est la date anniversaire de la destruction du Temple de Jérusalem.
Une donnée de base de la situation est l’attachement des juifs à l’Espagne où ils sont implantés de très longue date, peut-être depuis l’Antiquité. L’Espagne est leur pays, dont ils parlent la langue et à la vie duquel ils sont intimement mêlés, leurs élites ayant occupé de très hautes fonctions dans les royaumes de la péninsule. D’ailleurs, en 1492, la première réaction des représentants communautaires, mobilisant tous les ressorts d’influence qui restent entre leurs mains, fut de demander l’annulation du décret d'expulsion. Tout ce qu’ils obtinrent fut un report d’exécution. Le Tisha BeAv est un jour de jeûne et de deuil intense dans le judaïsme qui commémore la destruction du Premier et du Second Temple de Jérusalem. Ce jour est considéré comme le plus triste du calendrier juif.
Beaucoup d'exilés pensaient que leur situation ne devait être que temporaire. La tradition veut qu’ils partirent en emportant la clef de leurs maisons. Ces clés symbolisaient leur foyer et exprimaient leur espoir d'y revenir un jour. Aujourd'hui encore, certaines familles possèdent ces clés. Beaucoup s'exilèrent dans les royaumes voisins, pour se voir ensuite expulsés à nouveau.
Outre leurs clés, les exilés emportèrent leur langue, le ladino, ainsi que leur musique, qui devinrent toutes deux essentielles pour les Juifs séfarades en exil, leur permettant de préserver une identité communautaire.
Des siècles après leur expulsion, en 1933, des Juifs se sont présentés à l'ambassade de la République espagnole pour demander l'asile. Ils se comprenaient linguistiquement, mais l'Espagne de la Deuxième République ne leur accorda pas l'asile. Le décret de 1492 ne fut aboli qu'en 1967 par le gouvernement Franco. Et il fallut attendre 2012 pour que l'Espagne accepte d'accorder la nationalité espagnole, sous certaines conditions, aux personnes pouvant attester d'une ascendance séfarade.
Daniel Grossmann |
Le concert
Le Jewish Chamber Orchestra de Munich fut fondé par le chef Daniel Grossmann en 2005 sous le nom Orchester Jakobsplatz de Munich et rebaptisé sous le nom actuel depuis la saison 2018/2019. Le concert intitulé Les Clés de Tolède a été conçu en collaboration avec la famille de musiciens séfarades Esim d'Istanbul et l'actrice séfarade Alexandra Chatzopoulou-Saia, elle-même descendante de survivants de la Shoah de Thessalonique. L'Orchestre de chambre juif de Munich explore comment le judaïsme séfarade a su préserver ses traditions pendant des siècles. Et comment cet héritage a failli être anéanti par la Shoah en quelques mois.
Les Clés de Tolède est une pièce musicale dans l'arrangement du compositeur ukrainien Evgeni Orkin avec un texte de Martin Valdés-Stauber qui retrace un parcours qui relie l'expulsion de 1492, la diaspora, l'Holocauste et la loi de 2015 sur la nationalité des Séfarades, proposant une réflexion sur l'identité, l'exil et la mémoire collective. La pièce parcourt l’histoire du judaïsme séfarade et fait résonner sa musique de couleurs vives. Le judéo-español (ladino) est la langue du spectacle, surtitrée pour les non-hispanophones. L'actrice Alexandra Chatzopoulou-Saia est une des étoiles du Théâtre de Grèce du Nord à Thessalonique. Très engagée dans la préservation de la mémoire des Juifs séfarades, elle a En 2023, elle a créé la pièce 96 %, mise en scène par Prodromos Tsinikoris. Présentée jusqu'à présent au Théâtre national de Grèce du Nord à Thessalonique, ainsi qu'à Madrid, Oberhausen, Sofia et Varna, cette pièce explore l'histoire de Thessalonique et de sa communauté séfarade pendant la Shoah. Cet engagement se ressent de manière vibrante dans sa narration des Clés de Tolède, qui plus encore qu'un simple récit, par la superposition organisée de la ligne vocale et des lignes mélodiques, entre en dialogue contrapuntique avec la musique.
Cette musique prend sa source dans un temps béni où les musulmans et les juifs vivaient ensemble en Espagne jusqu'en 1492, époque à la suite de laquelle les juifs expulsés d'Espagne étaient principalement accueillis par des pays musulmans. Cette musique est très proche de la musique juive orientale, cantorale ou synagogale. Daniel Grossmann observe, dans une interview accordée au Sueddeutsche Zeitung, que " Musicalement la musique séfarade ouvre un monde probablement totalement surprenant pour nous, Juifs et non-Juifs d'Europe centrale, mais parfaitement familier aux Juifs d'Israël, par exemple. À savoir, une musique fortement influencée par un idiome que nous associons à la musique arabe, aussi en termes de ton. L'ensemble ressemble tout à fait à de la musique orientale, pour le dire simplement. Il est intéressant de noter que les chansons interprétées ce soir-là par un groupe juifsépharade d'Istanbul se retrouvent dans la musique turque de la même manière, mais avec des paroles différentes."
La première parie du concert a rendu hommage au compositeur juif hollandais Andries De Rosa (1869-1943), qui, lors de sa période parisienne, publia ses compositions sous le nom d'Armand du Roche. Sa Rhapsodie orientale a donné le ton en ouverture du concert. S'ensuivent des chansons traditionnelles sépharades avec deux intermèdes nourris par la musique d'Alberto Hemsi (1898-1975), un Juif sépharade né dans l'empire ottoman qui se donna pour tâche de collecter les chansons sépharades. Il a consacré une grande partie de sa vie à sauver une musique menacée de disparition, voire ses propres œuvres, d'une originalité remarquable, menacées du même sort, une mission de recherche et de restitution de la musique du XXe siècle, réprimée ou marginalisée par les régimes répressifs. Ses Coplas Sefarades constituent un jalon important pour une culture terriblement mise à mal par les persécutions et l'holocauste. On a pu entendre deux Danses nuptiales grecques du compositeur. L'ensemble séfarade turc Janet et Esim participe du même esprit, notamment dans leur CD Sefardim qui propose une compilation de romansas (ballades d'amour) populaires composées par des Juifs ladinophones d'Istanbul. Les Séfarades ont survécu à 500 ans d'exil et ont profondément influencé la musique turque. Janet et Jak Esim sont accompagnés par le virtuose de la guitare sans frettes Erkan Oğur et le maître des percussions Okay Temiz. Ils ont minutieusement recueilli chansons, mélodies et paroles des derniers locuteurs ladinophones encore en vie.
Daniel Grossmann a donné une impulsion dynamique et vibrante au Jewish Chamber Orchestra de Munich qui a livré une interprétation enthousiasmante et sensible des chansons séfarades traditionnelles.
Les hispanophones parmi le public auront compris sans peine le ladino, qui nous a semblé beaucoup plus proche de l'espagnol que ne l'est le yiddish de l'allemand. Les titres des chansons se comprennent sans peine Komo la rosa en la vuerta, Por la tua puerta yo pasí. Komo guardo el shabat, Àrvoles lloran por lluvias, Adio kerdida ou Si la mar era de leche. Le public a célébré tous ces merveilleux interprètes d'une énorme ovation
Le concert Les clés de Tolède part en tournée européenne. Il se donnera à l'Auditorio Nacional de Madrid ces 19 et 20 octobre, puis à Thessalonique début novembre, puis à Hambourg.
À noter que la chanteuse d'origine catalane Bertille Puissat a elle aussi axé son travail de recherche et de répertoire vocal sur les musiques populaires ibériques et séfarades.
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Photo prise à Sarajevo |
Les Clés de Tolède — La musique des Juifs séfarades
Concept : Daniel Grossmann et Martin Valdés-Stauber
Composition d'Evgeni Orkin
Texte de Martin Valdés-Stauber
Alexandra Chatzopoulou-Saia (Thessalonique), comédienne
Ensemble Janet et Esim (Istanbul)
Orchestre de chambre juif de Munich
Daniel Grossmann, chef d'orchestre
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