Un texte de l'écrivain français Catulle Mendès (1841-1909), mari de Judith Gautier, qui avait visité en compagnie de sa femme Richard Wagner et sa famille à Triebschen en 1869. Judith Gautier a publié plusieurs textes à ce propos de son séjour à Lucerne et des ses visites à Triebschen. C'est aussi le cas de Catulle Mendès qui publie ses souvenirs personnels à Triebschen en première partie de son ouvrage consacré au compositeur et à son oeuvre: Richard Wagner. G. Charpentier et Cie, éditeurs, 1886. En voici le texte:
SOUVENIRS PERSONNELS
Il ne sera pas sans intérêt de donner quelques détails sur la personnalité très curieuse et assez peu connue de l’homme de génie qui n’est plus. C’est à Lucerne surtout qu’il me fut donné de le fréquenter intimement. À Paris déjà, — à propos de la Revue fantaisiste, — j’avais ou occasion de le voir chez lui, rue d’Aumale, si j’ai bonne mémoire. Mais ç’avait été peu de temps avant la première représentation de Tannhæuser à l’Opéra ; impatienté par mille tracasseries, par des « misérabilités », comme il disait, il en était arrivé au dernier degré de l’exaspération nerveuse. Un chat en colère, hérissé, toutes griffes dehors. Le moment était mal choisi pour lier connaissance avec lui, et d’ailleurs mon extrême jeunesse eût été un obstacle à une familiarité un peu intime. Mais, quelques années plus, tard, Richard Wagner moins irrité, sinon calme, — car il ne fut jamais calme ! — habitait près de Lucerne, à Triebchen, avec celle qui allait devenir sa femme, dans une solitude paisible, favorable aux épanchements. Quand le train s’arrêta devant la gare, le cœur me battait bien fort, et je pense pouvoir dire que Villiers de l’Isle-Adam, mon compagnon de voyage, n’était guère moins ému. Cependant, nous n’étions pas des inconnus pour Wagner ; et comme il n’ignorait pas que nous combattions avec ardeur pour le triomphe de ses idées et de son œuvre, nous avions l’espérance d’une réception cordiale et bientôt de quelque sympathie.
À peine descendus de wagon, nous vîmes un grand chapeau de paille, et, dessous, une face pâle dont les yeux regardaient à droite, à gauche, très vite, avec un air de chercher.
C’était lui. Intimidés, nous le considérions sans oser faire un pas.
Il était petit, maigre, étroitement enveloppé d’une redingote de drap marron, et tout ce corps grêle, quoique très robuste peut-être, — l’air d’un paquet de ressorts, — avait dans l’agacement de l’attente, le tremblement presque convulsif d’une femme qui a ses nerfs. Mais le visage gardait une magnifique expression de hauteur et de sérénité. Tandis que la bouche aux lèvres très minces, pâles, à peine visibles, se tordait dans le pli d’un sourire amer, le beau front, sous le chapeau rejeté en arrière, le beau front vaste et pur, uni, entre des cheveux très doux, déjà grisonnants, qui fuyaient, montrait la paix inaltérable de je ne sais quelle immense pensée, et il y avait dans la transparence ingénue des yeux, des yeux pareils à ceux d’un enfant ou d’une vierge, toute la belle candeur d’un rêve inviolé.
Dès qu’il nous vit, Richard Wagner frémit des pieds à la tête avec la soudaineté d’une chanterelle secouée par un pizzicato, jeta son chapeau en l’air avec des cris de folle bienvenue, faillit danser de joie, se jeta sur nous, nous sauta au cou, nous prit par le bras et, remués, bousculés, emportés dans un tourbillon de gestes et de paroles, nous étions déjà dans la voiture qui devait nous conduire à l’habitation du maître.
Triebschen |
Pendant bien des années, j’ai dû perdre, à cause de l’odieuse brochure [le texte écrit par Wagner "contre la France, contre Paris assiégé et vaincu, une pantalonnade abjecte et stupide", ce sont les propos de Mendès dans son avant-propos, ndlr] , le souvenir des quelques semaines passées presque tout entières dans l’hospitalière maison ; mais j’ai dit pourquoi il me semble que j’ai le droit de m’en souvenir maintenant.
Le matin, après un repas rapide, nous quittions notre hôtel où l’on nous considérait fort à cause de notre visite chez Richard Wagner. Je me rappelle même à cette occasion un quiproquo assez plaisant. Chaque fois que nous descendions l’escalier, avec une jeune femme que nous avions l’honneur d’accompagner dans ce voyage, les domestiques accouraient, faisaient la haie, et s’inclinaient jusqu’à terre devant nous. Le patron lui-même, avec l’air du plus profond respect, nous escortait jusqu’à notre voiture, et une fois il voulut à toute force nous baiser les mains. Qui diantre pouvait nous valoir de tels hommages ? Remarquez que nous logions fort simplement dans trois petites chambres au quatrième étage de l’hôtel du Lac, et que nous portions des habits d’une somptuosité modérée. Et dans la ville aussi, il y avait sur notre passage des saluts, des chuchotements, des groupements de têtes découvertes. Mieux encore, quand nous allions à Triebchen, en barque, par le lac, d’autres barques pleines d’Anglais nous suivaient jusqu’au promontoire où s’élevait la maison de Wagner, et là les Anglais attendaient jusqu’au soir, sur l’eau, avec une patience entêtée ! Tant d’empressements et d’obséquiosités finirent par nous agacer un peu, et nous dîmes tout net au patron de l’hôtel que nous voulions être traités comme de pauvres diables de voyageurs que nous étions. Mais alors cet homme sagace prit un air très entendu, et se tournant vers moi, « Sire, dit-il, il sera fait selon les désirs de Votre Majesté, et, puisqu’elle l’exige, nous respecterons son incognito. » Ma Majesté ! vous pensez si nous pouffâmes de rire. La vérité, c’était que notre voyage à Lucerne avait coïncidé avec l’annonce dans les journaux de l’arrivée prochaine du roi de Bavière et que l’on me prenait pour le roi Louis, tandis que l’on prenait Villiers de l’Isle-Adam pour le prince Taxis. Quant à notre jeune compagne de route, on croyait fermement qu’elle n’était autre que madame Patti, venue à Lucerne pour étudier un opéra de Richard Wagner, et c’était dans l’espérance de l’entendre que les Anglais rôdaient le soir devant le promontoire de Triebchen ! Nous eûmes toutes les peines du monde à détromper les braves gens de l’hôtel et à obtenir qu’on ne nous rendit pas les honneurs royaux.
Chez Wagner, les journées étaient charmantes. À peine entrés dans le jardin, les aboiements d’un énorme chien noir, avec des rires d’enfant sur le perron, saluaient notre arrivée, et le poète-musicien, à la fenêtre, agitait en signe de bienvenue son béret de velours noir. Plus d’une fois, notre visite matinale le surprit dans le costume étrange que lui prêtait la légende : redingote et pantalon de satin d’or tout broché de fleurs de perle ; car il avait l’amour passionné des lumineuses étoffes qui s’étendent comme des nappes de feu ou s’écroulent en splendides cassures. Les velours et les soies abondaient dans son salon, dans sa chambre de travail, par tas qui bouffent ou par traînes torrentielles, n’importe où, sans prétexte de meubles, sans autre raison que leur beauté, pour donner au poète l’enchantement de leur glorieux incendie.
En attendant le dîner toujours servi à deux heures précises, la causerie commençait dans le salon vaste et clair où tout l’air des montagnes et des lointains mouillés entrait par quatre fenêtres ouvertes. Quelquefois, nous étions assis, nous, mais lui, jamais ! Non, il ne me souvient pas de l’avoir vu assis une seule fois, si ce n’est au piano ou à table. Allant, venant par la grande pièce, remuant les chaises, changeant les fauteuils de place, cherchant dans toutes ses poches sa tabatière toujours perdue, ou ses lunettes qui étaient quelquefois accrochées aux pendeloques des candélabres, mais qui n’étaient jamais sur son nez, empoignant le béret de velours qui lui pondait sur l’œil gauche avec l’air d’une crête noire, le triturant entre ses poings crispés, le fourrant clans son gilet, le retirant, le replaçant sur ses cheveux, il parlait, parlait, parlait ! Il parlait de Paris souvent. Il n’était pas encore devenu injuste envers notre pays. Il aimait la ville où il avait souffert, où il avait espéré ; il s’informait avec des tendresses et des inquiétudes d’exilé des quartiers où il avait logé et qui avaient été bien modifiés peut-être par les constructions nouvelles. J’ai vu ses yeux se mouiller de larmes à cause d’une maison dont il se souvenait, au coin d’une rue, et qu’on avait démolie. Puis il s’envolait dans des emportements : sublimes images, calembours, barbarismes, un flot incessant, toujours heurté, toujours renouvelé, de paroles superbes, tendres, violentes ou bouffonnes. Et, tantôt riant à se décrocher la mâchoire, tantôt s’attendrissant jusqu’aux pleurs, tantôt se haussant jusqu’à l’extase prophétique, il mêlait tout dans son extraordinaire improvisation : les drames rêvés, Parsifal, le roi de Bavière, qui n’était pas un méchant garçon, les tours que lui jouaient les maîtres de chapelle juifs, les abonnés qui avaient sifflé Tannhœuser, Mme de Metternich, Rossini, « le plus voluptueusement doué des musiciens, » ces gueux d’éditeurs, la réponse qu’il voulait faire à la Gazette d’Augsbourg, le théâtre qu’il ferait bâtir sur une colline près d’une ville, et où viendraient de tous les pays tous les peuples, Sébastien Bach, M. Auber qui avait été très gentil pour lui, son projet d’écrire une comédie intitulée le Mariage de Luther, et vingt anecdotes : histoires de sa vie politique à Dresde, les belles chimères de son enfance, ses escapades, le soir, pour aller voir de loin, du dernier rang du parterre, le grand Weber conduire l’orchestre, Mme Schrœder-Devrient, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir de son existence, — admirable et chère, chère femme ! disait-il avec un sanglot, — et la mort de Schnorr qui avait créé Tristan ; et alors, quand il avait prononcé ce nom Tristan, c’était une furieuse exaltation de tout son être vers l’éternité fiévreuse de l’amour dans la mort, quelque chose comme la conception d’un néant frénétique ! Nous, cependant, étourdis, éperdus, riant avec lui, pleurant avec lui, extasiés avec lui, voyant ses visions, nous subissions comme un tourbillon de poussière et de tempête ensoleillées l’épouvante et le charme de son impérieuse parole !
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