Voici la présentation que donnait Léon Vallas en mai 1908 dans la Revue musicale de Lyon des Lettres intimes d'une musicienne américaine au moment de la parution de la traduction française de l'ouvrage.
Sous ce titre, paru à Paris, chez Dugarric, Mme B. Sourdillon a eu l'heureuse idée de traduire en français un ouvrage bien connu en Amérique, en Angleterre et en Allemagne : Music Study in Germany, de Amy Fay.
Miss Amy Fay, née à la Louisiane, vint en Europe pour étudier le piano, successivement avec Tausig, Kullak, Liszt et Deppe. Ses impressions d'études avec ces divers maîtres, elle les envoyait régulièrement en des lettres à sa famille. Ce sont ces lettres qui sont publiées sous le tire des Lettres intimes. Vincent d'Indy, qui rencontra à Weimar miss Amy Fay, a écrit pour ce livre une charmante préface dans laquelle il signale l'intérêt soutenu et captivant des lettres de la pianiste américaine, la vérité du portrait de Liszt épars en plusieurs lettres, petit chef-d'oeuvre de vérité et d'observation. Ces lettres, intéressantes pour tous les musiciens, le sont plus encore pour les pianistes, en raison de l'exposé très vivant des différentes méthodes de Tausig, Liszt ou Deppe. « On ne peut nier, écrivait Grove, la sincérité et la fraîcheur de ces lettres. On peut sourire de l'enthousiasme de leur auteur, de la promptitude avec laquelle elle change de méthode et abandonne ce qu'elle a déjà appris, sur l'injonction d'un nouveau professeur, de la certitude avec laquelle elle annonce que chaque nouvel artiste qu'elle connaît est le meilleur qu'elle ait jamais entendu, de ses prédictions confiantes et glorieuses — pas toujours, hélas ! réalisées — mais on ne peut qu'admirer son inébranlable détermination, l'ardeur artistique avec laquelle elle profite le plus possible de toute occasion, la facilité avec laquelle tout cela est brillamment décrit, ainsi que les personnes placées successivement devant nous avec leur caractère et leurs habitudes ». . Voilà vraiment un livre que tous les amateurs de musique devraient lire.
...et particulièrement les personnes qui s'intéressent à Carl Tausig et à Franz Lizt, deux grands artistes très proches de Richard Wagner. Les Lettres intimes, parues en anglais dès 1880, puis en allemand en 1882, peuvent se lire en ligne dans l'édition anglaise sur archive.org et dans l'édition française sur Gallica.
Extraits de quelques lettres évoquant Carl Tausig
Gotha, le 27 juillet 1871.
Pendant que nous étions à Bingen, nous avons appris par les journaux la mort de Tausig. N'est-ce pas terrible? Il est mort à Leipzig, le 17 de ce mois, de la fièvre typhoïde, conséquence d'un surmenage de mémoire trop excessif. Cela a été un grand coup pour moi, ainsi que vous pouvez vous l'imaginer, et je ne peux pas m'accoutumer à l'idée que son jeu merveilleux est, avec lui, éteint pour toujours. Si vous aviez entendu ces doigts si impeccablement maîtrisés, vous vous lamenteriez avec moi. J'espérais entendre Tausig l'hiver prochain, car, l'hiver dernier, il n'a pas donné de concert à Berlin. Et il n'avait que trente et un ans!
Berlin, le 31 août 1871.
Parler de Hummel me rappelle la mort de Tausig. N'est-ce pas malheureux qu'il soit mort aussi jeune. C'était un si grand artiste !
Son caractère était étrange — celui d'un parfait misanthrope, — que personne ne connaissait intimement; il a passé la dernière partie de sa vie dans la plus grande solitude, en proie à une profonde mélancolie. Il est tombé malade à Leipzig, où il était allé à la rencontre de Liszt; on a eu espoir de guérison jusqu'au neuvième jour, mais dans la nuit, il a eu une rechute et il est mort le lendemain, sans agonie. Ses restes ont été apportés ici, où il a été inhumé. Tout a été fait pour le sauver, il a eu les médecins les plus célèbres, mais en vain. Mon dernier espoir de prendre des leçons avec lui s'est donc évanoui, vous le voyez! Je ne crois pas entendre jamais un jeu de piano semblable au sien; il était absolument infaillible et il lui eût été aussi impossible de frapper de fausses notes qu'à d'autres d'en frapper de justes. Les journaux racontent tous qu'un jour, en jouant devant ses amis, avec la musique devant les yeux, le cahier tomba sur le clavier, mais qu'il ne se laissa pas distraire et continua à jouer sous les feuilles, ses doigts les soulevant et frappant les accords, justes, jusqu'à ce que quelqu'un arrivât à son aide et remit en place le cahier. Il était étonnant et sa mort est une perte tragique pour l'art. C'était un véritable artiste, mais il portait haut son panache et avait le plus orgueilleux dédain pour tout ce qui ressemblait au tam-tam, ou à ce qu'il appelait spectacle. Je l'ai vu exécuter les difficultés les plus incroyables sans laisser paraître aucun signe d'effort, si ce n'est une imperceptible contraction du coin des lèvres. Et puis sa touche! Je ne l'oublierai jamais, ce ruisseau d'argent sur le clavier! Mais il s'est trop surmené et son système nerveux entier était ébranle longtemps avant sa maladie. L'hiver dernier, il dit que l'idée de jouer en public lui était insupportable et, après avoir annoncé dans les journaux qu'il donnerait quatre concerts, il retira cette annonce sous le prétexte de mauvaise santé. Il alla alors en Italie pour y passer l'hiver, mais quand il fut à Naples, il se dit : « Non, tu ne resteras pas ici »; et il revint à Berlin. Il ne savait pas lui-même ce qu'il voulait, c'était un homme à l'esprit tourmenté et capricieux, ennemi du monde. Son mariage y était peut-être pour quelque chose; sa femme était aussi une excellente artiste, ils s'appréciaient beaucoup mutuellement, mais ne pouvaient pas vivre ensemble. L'existence de Tausig était un mystère et sa réserve si grande que personne ne pouvait la pénétrer. Si, il y a deux ans, j'avais été au point où j'en suis à présent de mes études musicales, je serais entrée dans sa classe; la plupart de ses élèves étaient déjà des artistes, ou étaient arrivés à bien maîtriser leur technique. Plusieurs d'entre eux se sont présentés au public l'hiver dernier, et la petite Timanoff a joué des duos à deux pianos avec Rubinstein, à Saint-Pétersbourg.
Depuis mon retour, au lieu de prendre des leçons particulières avec Kullak, je suis entrée dans la première classe de son Conservatoire, et je crois qu'entendre jouer ses meilleurs élèves sera une chose fort bonne et utile pour moi.
Berlin, le 2 octobre 1871.
L'autre jour, il y a eu, dans la maison du pauvre petit Tausig, vente de tous ses meubles. Ils étaient très beaux, tous en chêne sculpté et avaient coûté cinq mille thalers. Sa gai de-robe a été vendue aussi; il y avait je ne sais combien de paires de petits souliers et de bottines, ainsi que ses chaussures de concert en cuir verni ; la petite jaquette de velours qu'il avait l'habitude de porter est allée avec le reste, je l'ai vue posée sur une chaise. Je suis revenue malade à la maison et suis restée couchée deux jours, conséquence, je crois, de la fatigue et de mes tristes réflexions. J'aurais voulu acheter un tableau, mais ils ont tous été vendus en un seul lot; il y avait d'excellents portraits de tous les grands compositeurs, de Liszt à Wagner, dans la chambre où était le piano sur lequel il jouait.
Kullak déplore la mort de Tausig; il l'avait vu à Leipzig deux jours avant sa maladie et dit que personne n'aurait pu songer à ce triste événement, tellement il avait bonne mine. Kullak déclare que Tauzig était un des trois ou quatre grands principaux pianistes. « Qui nous donnera une telle interprétation? » dit-il. et je fais encore écho à son interrogation en répondant tristement : « Qui, en vérité? » [...]
Weimar, 23 août 1873
Liszt aimait Tausig comme s'il eût été son entant, et c'est toujours avec satisfaction qu'il joue de sa musique. La mort de Tausig fut un coup pour Liszt qui répétait souvent : "Il sera l'héritier de mon jeu". Je crois qu'il espérait revivre en Tausig, car il dit fréquemment n'avoir jamais rencontré talent semblable au sien.
Je donnerais beaucoup pour les avoir vus ensemble; Tausig était un homme étonnamment intelligent, captivant, et je peux comprendre l'empire qu'il avait pris sur Liszt. On dit cependant qùe c'était le plus mauvais sujet que l'on puisse imaginer, qu'il a été la cause, pour Liszt, d'ennuis et de vexations sans fin, mais, le moment de contrariété passé, Liszt lui pardonnait toujours en lui disant : « Vous serez, mon petit Carl, soit un grand coquin, soit un grand Maître ». Liszt agissait ainsi en considération de son talent.
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