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mercredi 10 août 2016

Richard W., un roman-portrait sur Richard Wagner par Vincent Borel

Richard W., présentation de l´éditeur

En ce soir de juin 1865, au Hoftheater de Munich, la magie opère dès que s’élèvent les premières notes de Tristan. Le très jeune Louis II de Bavière est subjugué. Wagner, à cinquante-deux ans passés, a enfin trouvé un protecteur. Les années d’errance et de misère sont derrière lui, il va pouvoir donner forme à ses rêves d’un théâtre entièrement nouveau et mettre en œuvre la conception de sa fresque révolutionnaire, L’Anneau du Nibelung. 
Comme sa carrière, l’intimité du compositeur est bouleversée en cette année faste : son mariage avec Minna, jeune actrice conformiste, peu encline à partager ses fulgurances, battait de l’aile. Il vient de rencontrer l’âme-sœur, Cosima, la fille de Liszt, qui encre ses partitions. Pour lui, elle va divorcer de Hans von Bülow, le chef d’orchestre tout dévoué à Wagner.
Vincent Borel, toujours au plus près de l’émotion d’un fou d’opéra, nous plonge dans le creuset de l’œuvre, là où vie et création se mêlent. Les combats menés avec Bakounine sur les barricades de Dresde en 1849, les conversations avec Nietzsche au moment de La Naissance de la tragédie sont une puissante source d’inspiration, de même que les fréquentes escapades dans une nature complice. En Suisse où Richard et Cosima ont trouvé refuge avec leurs enfants, Isolde, Eva et Siegfried, la musique du maître, élémentaire et cosmique, est le centre de leur vie, et leur vie, au cœur de sa musique.
Ce roman-portrait est un voyage à l’intérieur du corps de Richard Wagner, de ses humeurs, de ses intuitions et de son tumulte. Par-delà le « cas Wagner », Vincent Borel livre une éblouissante plongée dans le mystère de la création artistique. Son aisance épargne toute dévotion et nous dévoile un homme bien éloigné du mythe qu’a construit la postérité.

Vincent Borel, Richard W.,  chez Sabine Wespieser Editeur, 2013, 320 p.
Disponible en librairie.Également disponible en format epub et pdf au prix de 15,99 €
ISBN : 978-2-84805-133-8

Biographie de l´auteur Vincent Borel, cliquer sur le lien

Ludwig et Malwine Schnorr von Carolsfeld dans les rôles de Tristan et Isolde
 lors de la première en 1865. Une photographie de Joseph Albert.

Un extrait 

UNE LOGE, SOMBRE. Un nez, aquilin, dont la peau luit, un peu grasse. La salle du Hoftheater de Munich est si chaude, en cette soirée du 10 juin 1865. D’ailleurs plus bas, au parterre, on transpire dans les habits d’apparat. Cet appendice est discret, mais autoritaire. Comme le bec de l’aigle, il renifle son maître assis dans la baignoire voisine, celle des souverains de Bavière, où un roi aux yeux de faon fixe l’immense lustre, ne prêtant attention à quiconque. 

     Richard le sent, et pourtant il n’ose tourner la tête en sa direction. Tant de regards, de jumelles et de monocles sont dirigés vers leurs loges, celle, opulente, de Louis II, seul, sans cour, ni gardes ni ministres ; celle de Wagner qui, anxieux, se sait sous haute surveillance. Car tout Munich s’intéresse à la passade de son roi de vingt ans pour ce compositeur de cinquante-deux ans, criblé de dettes, harassé par les déconvenues, les fuites et les rebuffades. Louis Ier, le grand-père du roi, avait déjà imposé à la Bavière l’actrice Lola Montès. Cette sorte de caprice serait-elle donc héréditaire chez les Wittelsbach ? Murmures dans la salle. 

 -Qu’est-ce donc que ce Wagner, indésirable en Saxe, raillé à Paris et poursuivi par Vienne ? 
-Une nouvelle sangsue !
-Un parvenu ? 
-Oh non, c’est pire encore ! Ma chère, vous ne sauriez imaginer la dépravation de cet homme-là.
 
     Si le maître musicien se hasardait à pencher la tête, il apercevrait l’oreille délicate et blanche de Louis II, ses boucles noires, son œil grand ouvert d’enfant en attente de cadeau, Tristan et Isolde, ce don, sublime entre tous, que va lui faire le Bien-Aimé, ainsi que Louis nomme éperdument Wagner, lettre après lettre. Un cadeau qui a déjà coûté au Trésor bavarois cinquante mille guldens. Richard, tétanisé, ne bouge pas, mais son odorat lui suffit pour savoir. Tout ce printemps, il a nourri Louis de discours sur l’Art, de poèmes et d’harmonies troubles distillées avec parcimonie au piano. 

     Le roi, avant de louer, à ses frais, une demeure cossue sur la Briennerstrasse de Munich, l’a d’abord installé dans la villa Pellet, sur les rives du lac de Starnberg, proche de son château. Il tient à sa disposition, lorsqu’il le désire, le plus souvent la nuit, les yeux bleus de Richard, parfois si ardents qu’ils paraissent le regard d’un archange réfugié dans la carcasse d’un pauvre homme. Louis attend la première de Tristan avec une fièvre dont les molécules stridulantes portent leur piquant jusqu’au nez du compositeur. 

     Wagner connaît bien cette odeur maintes fois respirée dans le salon du château de Berg tandis qu’il égrenait les monologues d’Isolde et que, dehors, la brume nocturne montait des eaux du lac. Le roi n’exsude point d’aigreur. Ce n’est pas un étudiant en goguette au plaisir suant le lard et le chou. Sa peau laiteuse enserre un corps délicat, habitué aux vins doux et aux sucreries. Elle transmue à sa façon la bière d’Einbeck. Richard la prise particulièrement, elle est son hommage personnel à Martin Luther, qui en a jadis célébré les vertus. Sa vigoureuse amertume est la quintessence, selon Wagner, de l’âme allemande. Il projette d’ailleurs, sur le sujet, une comédie intitulée Les Noces de Luther. Pour faire honneur à son bien-aimé saxon, Louis le catholique consent à partager ce breuvage de psautier et d’encaustique. Après quelques chopes, le roi fleure comme un bouquet de lys qu’on aurait oublié sous le plafond d’une auberge. Un parfum prude et juvénile, celui d’un corps qui n’a pas encore connu l’amour charnel.

-Louis sent la vierge virile, soupire Richard en humant la royale présence, et il a bu. 

     Depuis sa loge, Louis II ne daigne pas tourner le visage vers son favori. L’homme Wagner n’a aucune importance. Richard est laid avec son front trop haut surplombant un menton en galoche. Sa maigreur fripée est encombrée d’un ventre à flatulences. Difficile de ne pas l’entendre gargouiller, certains soirs. « Pourtant quel génie se cache sous cette méchante apparence ! » songe-t-il. Mais peu lui chaut : ce soir, seul est important ce qui va advenir, Tristan et Isolde.

-Ce pour quoi l’on paye, grogne-t-on non loin. 

     Louis n’écoute pas. D’ailleurs, il ne saurait entendre un tel argument : un monarque ne compte pas l’argent, il le dépense. C’est là son droit le plus divin, comme l’est sa volonté d’être seul, dans sa loge, en costume de ville sans médailles ni épaulettes, sans gardes, ni ministres, ni proches. Seul au milieu de tous. Le duc Max, les princes Léopold, Albert et Luitpold ont été relégués dans les loges adjacentes. Albatros dans un ciel d’opéra, le roi fixe le buisson de cristal brûlant à plein gaz. Son esprit erre au-delà de la scène. Le frémissement de ses bottines traduit l’impatience. 

- Ah, pourquoi ces lumières ne baissent-elles pas ? Vite ! Plus vite ! 

     Qu’elle a été longue à venir, cette nuit de juin. Atteindre cette loge lui fut interminable. Il a fallu subir les « Gloire à notre roi » de ses bons Bavarois qui l’acclamaient derrière le rempart des gardes ; saluer les dos courbés cascadant sur l’escalier d’honneur ; fendre la rumeur rieuse des femmes et la rocaille des langues qui baissait d’un ton sur son passage ; subir la fanfare des cuivres hurlant son entrée dans la salle.

    Pourquoi faut-il tout cela ? Ces vanités du jour, cette agression de l’existence, cet inutile fatras ? Rien ne devrait exister fors lui et l’œuvre. Le reste n’est qu’un rêve imposé. 

    La fosse d’orchestre est pleine, cent musiciens au bas mot. Enfin naît l’obscurité. Mais le silence n’est pas total. Wagner, irrité, perçoit encore la toux des instrumentistes  se dégageant la gorge, leurs lèvres qui claquent une ultime fois sur l’anche du hautbois et l’embouchure du cor. Richard est tendu. Il a pourtant demandé à Hans von Bülow, son disciple et chef d’orchestre, que l’accord des musiciens s’effectue en coulisses. Il veut que sa musique naisse du rien primitif et non de ce sempiternel chaos d’avant la première note. Pas ce soir, pas pour son Tristan. Tout doit être neuf, inouï. 

    Une sublime page va s’écrire. Elle va changer le monde. C’est la musique des temps nouveaux. Ma musique. Enfin ! 

    Dans l’excitation et la crainte, les mots lui viennent, encore et encore. Des théories de verbes et d’adjectifs qui alimenteront plus tard ses carnets. Il a déjà tant écrit sur l’art et le théâtre. Et qui cela intéressait-il ? Une poignée d’amis tout au plus. Jusqu’à ce que Louis... Mais au-dessus et au-dessous, il y a encore ce public qui chuchote, qui renifle et qui toussote. Il n’est pas loin de donner raison au roi, lequel considère le peuple comme un cancer héréditaire que les esprits supérieurs ont pourtant l’obligation de souffrir. 

    Subitement une première note éclot des violoncelles. Une deuxième gonfle, une troisième retombe, étranglée par une conjuration de hautbois, de clarinettes, de bassons. Dans sa loge, le roi frémit. Le cor anglais geint une mélancolique agonie. Cette incertitude sonore reste suspendue, puis s’éteint. Silence. Le même accord de douleur reprend, mais un demiton plus haut. Nouvelle détresse des violoncelles, [...]



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