La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Markus Eiche (Golaud), Elena Tsallagova (Mélisande), Elliot Madore (Pelléas) |
La mise en scène de Christiane Pohle est certes de prime abord déconcertante. Là où l´on s´attend á un art de la représentation qui se serait emparé du texte de Maeterlinck en le considérant comme un conte fantastique peut-être dans le goût gothique situé quelque part, Tristan et Iseult oblige, entre Cornouailles, Irlande et Bretagne, là où l´on voudrait un décor suggestif à la Gustave Moreau, des lumières douces, sombres, crépusculaires ou lunaire, on se retrouve dans le grand hall d´un lieu improbable, indéfini, auquel on accède en fond de scène par deux grandes portes vitrées coulissant automatiquement, qui pourrait tenir de l´ hôtel comme du comptoir de livraison ou d´un espace pour congrès, avec une réception, un plafond verrière translucide pour l´éclairage, des chaises baquets et de malheureux pots à plantes. A gauche de la scène, une grande pièce caisson posée sur un échafaudage de bois, sans fenêtre sinon une lucarne percée dans le plafond. Devant le caisson, on devine des cavités dans le plancher peut-être emplies d´eau, gouffres amers, profonds, obscurs sans doute. Une mise en scène sans les éclats dorés évanescents d´une couronne ou d´un anneau perdus ou délibérément jetés. Les décors ont été réalisés par Maria-Alice Bahra, qui a une longue complicité de travail avec la metteure en scène.
On est déconcertés mais cela fonctionne, la compréhension rentre par une autre porte, Christiane Pohle nous force à perdre nos repères tout comme le fait le texte de Maeterlinck qui évoque et suggère sans énoncer. La mise en scène fonctionne par touches analogiques qui, assemblées, créent une vaste métaphore scénique qui mène, à mon sens, à une approche intuitive du texte de Maeterlinck. Il ne s´agit pas de réduire le livret à une explication cohérente et logique, ce qui le viderait de sa substance, mais de pénétrer au coeur de ses mystères et d´en porter la poésie et le symbole. Baudelaire annoncait dans Correspondances ce qui est à l´oeuvre dans le livret de Pelléas et Mélisande: là où nous n´entendons que de confuses paroles, les symboles nous observent avec des regards familiers, la compréhension ne peut en être qu´intime, ambiguë. Une immense, une vaste algèbre dont la clé est perdue*, nocturne et lumineuse. Il ne s´agit pas tellement de comprendre que de se laisser toucher. On ne saura pas ce que font les figurants qui apportent ou viennent déposer des objets au grand comptoir, on ne saura pas à quelles activités ils viennent se livrer dans cet endroit de passage, ni pourquoi apparaissent des êtres à masques de lapins, un ange aux grandes ailes déployées à la Wim Wenders ou une femme entièrement recouverte, visage compris, de voiles noirs, pas plus qu´on ne saura de qui est la petite fille de Mélisande, de Golaud, de Pelléas, ou le résultat d´une union ou d´un viol, couronné ou non, qui a précédé le début de l´action. Pas plus qu´on ne saura si Mélisande a embrassé Pelléas et s´ils se sont unis puisqu´elle affirme ne dire jamais que la vérité, sauf à Golaud...Mais ces non dits peuvent être ressentis de l´intérieur. Tous les grands thèmes de l´oeuvre sont représentés par la mise en scène: l´obscurité et la lumière, l´absence de contact, même visuel, et le regard, l´enfermement de chacun des protagonistes dans un univers qui lui est propre, la perte des repères et de frontières entre la réalité et le fantasme, et l´amour qui brise progressivement ces diverses barrières. Et tout n´est pas obscur, quelques symboles sont décodables: ainsi de cette chaise qu´Arkel porte sans la lâcher et qui semble en lui être indissociable comme l´est son rocher à Sisyphe, chaise béquille lorsqu´il se dit malade et mourant, chaise qu´il brandit lorsqu´il annonce sa guérison, l´attachement à la chaise signalant peut-être la bulle personnelle dans laquelle vit le roi de ce pays improbable; ainsi, au début du quatrième acte, du désordre qui règne sur scène, des étais qui soutiennent le plafond du hall et du comptoir devenu inutilisable parce que les sièges et les bacs à plantes y ont été empilés, pour signaler sans doute l´effondrement d´un univers et d´un mariage dont on ne sait comment il a été conclu, ainsi encore de ces personnages qui escaladent qui une échelle qui un empilement de chaises pour accéder à la lumière dont l´absence est constamment évoquée dans l´opéra.
Mélisande et Pelléas |
La musique de Debussy est admirablement portée par l´orchestre placé sous la direction précise et inspirée de Constantinos Carydis et par un plateau exceptionnel de chanteurs qui, pour ne pas être des natifs francophones, prononcent et articulent parfaitement le français et rendent le beau texte de Maeterlinck totalement compréhensible d´un bout à l´autre de l´opéra, à l´exception du jeune Hanno Eilers du Tölzer Knabenchor un Yniold cependant magnifique tant par le chant que par une présence scénique d´une intensité stupéfiante, dont le jeune âge explique qu´il n´ait pas encore eu le temps de se familiariser avec notre langue. Elena Tsallagova donne une Mélisande époustouflante de justesse, elle fait chanter l´ âme mystérieuse de la jeune inconnue avec les mille nuances de son art, au point qu´on croirait que le rôle a été écrit pour elle, elle maîtrise l´expressivité très intériorisée du personnage avec un remarquable travail d´actrice sur les moments de silence. elle module le rôle avec une superbe palette de couleurs, son phrasé semble un travail d´orfèvre sans jamais qu´elle ne recherche l´éclat. Le casting des deux barytons est lui aussi exceptionnel: Markus Eiche est splendide dans son illustration de l´ âme sombre et la violence longtemps contenue de Gollaud, le Pelléas d´Elliot Madore est confondant d´intensité et de beauté, cette année une prise de rôle pour ce chanteur canadien au physique d´enfer qui vient de l´interpréter à Zagreb avant Munich, voila un jeune vocaliste doué d´une belle expressivité dramatique et d´une présence scénique redoutable. Elena Tsallagova et Elliot Madore nous ont donné un tout grand moment d´opéra dans leur duo de l´amour qui s´avoue à la fin du quatrième acte. La basse britannique Alastair Miles confère de sa voix puissante aux riches tonalités autorité et sagesse au personnage d´Arkel. La Geneviève d´Okka von der Damerau et le médecin de Peter Lobert, tous deux une nouvelle fois superbes dans leurs interprétations, viennent compléter une distribution de rêve, couronnée par des applaudissements enthousiastes.
Une des plus belles productions de la saison du Bayerische Staatsoper.
*La formule est de Verhaeren
Crédit photographique: Wiflried Hösl
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