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samedi 29 novembre 2025

Karl Alfred Schreiner chorégraphie une nouvelle version très animalière de la Cendrillon de Johann Strauss

Ethan Ribeiro (Prince)

En cette année 2025, on commémore en Autriche et partout dans le monde le bicentenaire de la naissance de Johann Strauss II. Le Theater-am-Gärtnerplatz se devait de participer à cette célébration. À cette occasion Karl Alfred Schreiner, qui préside aux destinées du ballet du théâtre, a conçu une nouvelle version du ballet Aschenbrödel (Cendrillon), le seul ballet jamais composé par le roi de la valse, qui mourut le 3 juin 1899 avant de pouvoir l'achever. 

Petite histoire d'une composition

Strauss accepta la proposition d'écrire un ballet sur la suggestion de Rudolf Lothar (1865-1943), alors rédacteur en chef de la revue Die Wage (La balance). Le célèbre critique musical Eduard Hanslick encouragea le compositeur à composer un ballet pour l'Opéra de la Cour. Le 5 mars 1898, l'hebdomadaire Die Wage publia les modalités du concours visant à trouver un sujet approprié pour le ballet de Strauss, dont la première aurait lieu au Wiener Hof-Operntheater (Opéra royal de Vienne). Un jury composé du compositeur, de Rudolf Lothar (rédacteur en chef du journal), de Nikolaus Dumba, d'Eduard Hanslick et de Gustav Mahler, alors directeur de l' Opéra d'État de Vienne fut chargé d'évaluer les œuvres soumises. Le 1er mai 1898, après avoir reçu plus de 700 propositions du monde entier, la commission choisit une réécriture du conte de fées de Perrault, Aschenbrödel (Cendrillon), signée sous le pseudonyme d'A. Kollmann. Le prix fut remis à un notaire et la véritable identité d'A. Kollmann ne fut pas révélée. On sait aujourd'hui qu'il s'agissait du journaliste salzbourgeois Karl Colbert. Il se peut que Colbert ait été une connaissance de Strauss et que le concours organisé à des fins publicitaires ait été pipeauté. 

Le livret primé était une version modernisée du célèbre conte de fées de la méchante belle-mère et de ses deux filles qui font tout pour empêcher Cendrillon d'aller au bal du palais. Dans le livret de Kollmann, l'action se déroule dans un grand magasin au tournant du siècle, pendant le Carnaval. Gustav, le prince du conte, est devenu le propriétaire du grand magasin « Les Quatre Saisons », la méchante belle-mère (Madame Léontine) est la directrice du rayon mode qu'elle gère avec ses filles (Yvette et Fanchon), tandis que la belle-fille, Greta (Cendrillon), est devenue messagère et modiste dans la boutique de Gustav, sur ordre de la despotique belle-mère.

Strauss se mit au travail presque immédiatement et, dès l'hiver 1898, avait déjà achevé le premier acte. La composition réutilisait de nombreuses pages qu'il avait déjà écrites. Le troisième acte comprend une csárdás composée pour La Chauve-Souris, on trouve également des passages tirés de l'opéra Ritter Pázmán (1892) et de l'opérette Indigo und die vierzig Räuber (1871), tandis que le premier acte est accompagné d'un extrait de la célèbre valse du Beau Danube bleu joué par un orgue de Barbarie . 

Les derniers jours de Johann Strauss

Le matin du 20 mai 1899, Johann Strauss se rendit à l'Opéra de la Cour pour diriger la répétition de La Chauve-Souris. Le maître fut chaleureusement accueilli par le chef d'orchestre Mahler, qui le présenta aux premiers musiciens de l'orchestre qui lui firent un accueil enthousiaste. À son retour de la répétition, Strauss était de bonne humeur et ne montrait aucun signe de fatigue ni d'excitation. À propos du chef d'orchestre Mahler, il fit cette remarque : « Si quelqu'un me dit que Mahler est désagréable, alors il voudra bien avoir affaire à moi  ! » L'après-midi même, il eut sa répétition habituelle ; le soir, débordant d'une gaieté exubérante, on aurait pu le suivre dans sa joie communicative. Le dimanche de la Pentecôte, il dirigea l'ouverture de La Chauve-Souris, puis assista à l'intégralité du premier acte depuis une loge au parterre, en compagnie de sa femme, de sa fille Alice Epstein et de son gendre Richard Epstein.

C'est sans doute ce jour-là que le maître contracta les germes de sa maladie, car il déborda d'énergie en dirigeant, et le temps était maussade et froid ; Johann Strauss, qui ne se promenait presque jamais à Vienne, était d'autant plus vulnérable lorsqu'il sortait. Mais plusieurs jours passèrent sans qu'aucun symptôme n'apparaisse. 

Le jeudi 25 mai, une gastro-entérite et une diarrhée se manifestèrent, et Strauss prit de la poudre de feuilles de bouleau, un anti-inflammatoire qui eut immédiatement l'effet escompté. Ce n'est que le samedi 27 mai, le soir vers 19 heures, qu'il eut enfin des frissons et des vomissements, et sa femme, profondément inquiète, le mit au lit. Dès lors, son état s'aggrava de jour en jour, car le catarrhe dont il souffrait depuis des années avait évolué en pneumonie et en pleurésie, qui connurent un bref répit avant de reprendre de plus belle. On fit tout ce qui était humainement possible. Deux médecins, le médecin de famille Ignaz Weiss et le spécialiste Siegfried Lederer, veillaient à son chevet, accompagnés de l'épouse dévouée de l'artiste, de sa fille Alice et de son gendre, qui passèrent près d'une semaine à son chevet sans dormir. Hosrath Nothnagel venait fréquemment lui rendre visite et lui prescrivait des remèdes, mais la terrible catastrophe était inéluctable, ses forces l'abandonnaient. Il refusa dans un premier temps les médicaments et les cataplasmes qu'on lui appliquait, mais grâce à la douce persuasion de sa femme, dont il baisait les mains avec gratitude pour chaque service, il finit par accepter tout ce qui semblait nécessaire. Hélas, en vain. La mort survint doucement et sans douleur. Strauss était encore conscient environ une heure avant de mourir, et personne ne croyait qu'une mort aussi soudaine puisse survenir. À trois heures, le malade, sombra dans un léger sommeil et, sans lutte ni souffrance, Johann Strauss s'endormit paisiblement, après que le pasteur Zimmermann lui eut offert le réconfort de la religion. Toute sa famille, présente à Vienne, était réunie autour de son lit de mort.
 
Page- titre du ballet d'Aschenbroedel portant indication des différentes éditions imprimées.
Éditions Weinberger à Leipzig.

Josef Bayer parachève la composition

Le décès de Strauss le 3 juin 1899 laissa l'opéra inachevé, la mort lui arracha la plume avant qu'il n'ait pu en apposer l'avant-dernier trait. On ne disposait alors que la version complète pour piano et l'orchestration du premier acte, et de nombreuses esquisses des deux autres. 

La veuve de Strauss  et son éditeur s'adressèrent alors à Carl Millöcker, qui accepta d'abord la commande, mais le compositeur fut ensuite contraint d'y renoncer pour de graves raisons de santé : il  mourut quelques mois plus tard, le 31 décembre 1899.

La partition fut ensuite confiée à Josef Bayer (1852-1913), directeur du Ballet de l' Opéra royal de Vienne, ancien violoniste de l'orchestre du Hof Operntheater et compositeur d'une vingtaine de ballets, dont le très populaire Die Puppenfee (1888). Bayer accepta les clauses du contrat : le ballet devait être composé exclusivement d'œuvres de Johann Strauss, à l'exception des passages de transition ou de petites interventions rendues nécessaires par des raisons techniques. Bayer acheva la partition en 1900 et la présenta à Gustav Mahler en vue d'une future production au Théâtre de la Cour de Vienne. Cependant, Mahler ne put accepter l'arrangement musical de Bayer, remettant en question son originalité et ne reconnaissant pas la patte de Strauss ; il refusa donc d'accueillir la première d' Aschenbrödel à l'Opéra, comme convenu initialement.

Adele Strauss et l'éditeur Josef Weinberger se mirent en quête d'un autre lieu pour la première d'Aschenbrödel et leur choix se porta finalement sur le Staatsoper Unter den Linden à Berlin. Le ballet fut créé le 2 mai 1901 en présence de l'empereur Guillaume II et avec la participation de la ballerine d'origine italienne Antonietta dell'Era. La première, dirigée par Bruno Walter, fut un succès, même si le journaliste Ignatz Schnitzer, qui était aussi librettiste, estima que l'orchestration de Bayer n'était pas à la hauteur de celle de Strauss et que les décors étaient trop modifiés par rapport au projet original.

Lorsque Mahler quitta son poste de directeur de l'Opéra d'État de Vienne à la fin de la saison 1907, son successeur, Felix Weingartner, s'empressa de mettre en scène le ballet, et la première viennoise d'Aschenbrödel eut lieu le 4 octobre 1908. Julius Korngold (1860-1945), successeur d'Eduard Hanslick comme critique musical de la Neue Freie Presse et père du compositeur Erich Wolfgang Korngold (1897-1957), écrivit après la première viennoise du ballet de Strauss :

" Il semble que Strauss n'ait laissé que des sections musicales achevées, principalement dans le premier acte, et seulement des esquisses pour d'autres parties. Par conséquent, tout le reste du matériel n'est pas de lui. Il est probable que ce matériel laissé par Strauss était insuffisant et que les pièces plus anciennes non utilisées auraient été plus judicieuses. Ainsi, M. Bayer a dû tout remanier, modifiant l'action d'un point de vue dramatique, ainsi que l'orchestration d'une grande partie de celle-ci – en fait, une grande partie de l'orchestration. " 

À Vienne, le ballet fut joué régulièrement pendant sept ans, atteignant quarante-six représentations, jusqu'au début de la première guerre mondiale.

Josef Bayer acheva non seulement la partition inachevée de Strauss pour Aschenbrödel, mais composa également une série de pièces de bal inspirées de motifs du ballet. Ces pièces, dont les droits d'auteur appartenaient à l'éditeur Josef Weinberger, furent publiées en 1900 et adaptées par la suite pour piano, orchestre à cordes et orchestre d'harmonie.

Chia-Fen Yeh et  Montana Dalton (belles-soeurs), Micaela Romano Serrano (Cendrillon),
David Valencia (raton-laveur). 

La nouvelle version du Gärtnerplatztheater

Dans la version du chorégraphe Karl Alfred Schreiner, l'héroïne a pour amis des ratons-laveurs à la fois athlétiques et patauds, en lieu et place des traditionnelles colombes. Ils la réconfortent et lui confectionnent une magnifique robe pour qu'elle puisse se rendre au bal. Puisant son inspiration à la source des contes populaires et de l'oeuvre du maître du romantisme E.T.A. Hoffmann, Karl Alfred Schreiner introduit dans son scénario un royaume merveilleux peuplé de tout un bestiaire, des ratons-laveurs, des sangliers, des caméléons, d'un écureuil et des flamants roses. Ils peuplent le microcosme de cette nouvelle Cendrillon et s'expriment au moyen de la danse, à défaut de parler, tout comme dans les contes populaires où il est fréquent qu'un animal parle et devienne ainsi l'égal du personnage humain. Souvent, ces animaux possèdent des pouvoirs magiques dont ils se servent pour aider les héros et les héroïnes de contes de fées. 

Trois ratons laveurs — Nicolò Zanotti, David Valencia, Hyo Shimizu

Cendrillon et le prince sont tous deux malheureux. La jeune fille est confrontée aux méchancetés et au mobbing de ses demi-sœurs et aux harcèlements de sa belle-mère. Le prince quant à lui, destiné au trône, est soumis à un programme d'études rigoureux et au devoir dynastique du mariage. Tous deux compensent les affres de leurs vies respectives en s'évadant par l'imagination. Cendrillon et le prince réalisent des petites figurines d'animaux en papiers pliés de type origami, qui prennent vie. Des ratons-laveurs servent d'adjuvants à Cendrillon.  Le prince est accompagné de caméléons, d'un écureuil et d'un sanglier, que lui seul peut voir au début du ballet et qui lui facilitent la vie à la cour. Tous ces animaux se connaissent et savent que les deux jeunes personnes sont faites l'une pour l'autre. Ils les rapprochent, dans leurs rêves comme dans la réalité. Les rêves des deux protagonistes vont s'entremêler et se réaliser : Cendrillon et le prince se rencontrent la nuit dans un parc, un espace naturel où le rêve et l'amour se concrétisent. Leur amour triomphera de toutes les embûches et méchancetés et permettra même une réconciliation avec la belle-mère et les sœurs. Lors du traditionnel festin de mariage, réalité et monde imaginaire se rejoignent. Les difficultés du quotidien s'estompent ; un monde meilleur et harmonieux voit le jour grâce à l'amour et à l'imagination. Lapins géants, ratons laveurs athlétiques, serpents aux yeux bleus : il est sage de cultiver ces amitiés lorsqu'elles se présentent.

Karl Alfred Schreiner a créé sa propre version du conte, il a aussi complété le travail de Josef Bayer en incluant à la partition trois numéros musicaux composés par Strauss: la Nouvelle Polka en pizzicato qui lui a semblé bien rendre compte du caractère des ratons-laveurs, la superbe csárdás du Ritter Pásmán avec son rythme qui va s'accélérant, et enfin le deuxième Romance pour violoncelle op. 255 avec sa douceur mélancolique et songeuse que le chorégraphe a choisie pour accompagner le grand pas de deux final de Cendrillon et du prince. On est notamment charmés par une valse en la bémol majeur avec sa mélodie descendante chromatique, une autre en ré bémol majeur aux harmonies intéressantes, une ravissante polka, la Danse des Amoureux et l'interlude piquant de la deuxième scène. Toutes ces musiques sont magnifiquement rendues par l'orchestre du  théâtre et par son chef, le jeune Eduardo Browne qui est depuis cette saison le nouveau Kapellmeister de la Maison.

Roi Joel Distefano / Reine Elisabet Morera Nadal

La scénographie de Kaspar Glarner et Simon Schabert est simple, charmante et lumineuse. Les changements de décor, orchestrés avec beaucoup de souplesse, se font à vue. Les décors évoluent à la manière d'un rêve en action, ils font la part belle aux effets visuels et aux vidéos de Christian Gasteiger. dont on a récemment pu admirer le travail dans le Sacre du Printemps de Stravinsky. Les lumières de Peter Hörtner créent de fantastiques ambiances et colorent la scène de paysages émotionnels. Enfin  les costumes de Bregje van Balen, qui fut pendant 18 années danseuse au Netherlands Dance Theater, sont conçus par une artiste qui a la danse dans le sang et connaît les nécessités d'un métier qu'il ne faut pas gêner aux entournures. Ses costumes d'animaux très colorés rendent parfaitement bien les silhouettes de la ménagerie qui peuple la scène. Le costume de la marâtre et ceux de ces filles sont des indicateurs psychologiques très parlants, comme l'est celui du précepteur, un être gentiment maniéré dont la diversité est patente.

Cendrillon Micaela Romano Serrano

Le rôle de Cendrillon est comme il se doit le plus gracieux, il est interprété avec une pureté de lignes aériennes et charmantes par Micaela Romano Serrano qui évolue tout en finesse et en souplesse. Ethan Ribeiro donne un prince ébouriffant dont l'indiscipline scolaire se manifeste par des pirouettes et des cabrioles acrobatiques qui défient l'imaginable. Une prestation époustouflante ! Les deux demi-sœurs de Cendrillon trouvèrent leur meilleure incarnation dans le duo des sœurs parfaitement exécuté, avec des grands écarts sur pointes épastrouillants. Montana Dalton  et Chia-Fen Yeh rendent avec beaucoup d'humour la méchanceté de ces deux pestes qui mettent un malin plaisir à harceler Cendrillon. Yunju Lee mime avec un grand talent une belle-mère plus névrotique que hargneuse. La composition du précepteur très alternatif de Gjergji Meshaj est des plus réussies, un professeur sympathique, empathique et indulgent, au genre indéfini et à la démarche chaloupée. Un grand danseur, au propre comme au figuré. Le roi de Joel Distefano, qui exige tant de son rejeton princier, finira par céder à un nouvel amour et trouver chaussure à son pied, une trouvaille de Karl Alfred Schreiner qui multiplie les pertes de chaussures dans son scénario. On voit à plusieurs reprises le roi poursuivre une chaussure qu'il tient à bras portant. Tout est bien qui finit bien. Cendrillon se réconcilie avec sa belle-mère et ses demi-soeurs et la marâtre file le parfait amour avec le précepteur. Les animaux, à la déambulation si bien imitée par les danseurs et danseuses, servent l'humour dans ce spectacle qui en est si bien pourvu.

Les applaudissements enthousiastes du public et les ovations chaleureuses des membres de la compagnie furent les remerciements bien mérités. Le chorégraphe, l'orchestre, le chef et les danseurs  nous ont offert un spectacle des plus aboutis,  qui rend un hommage appuyé  au ballet inachevé du grand maître de la valse, dont le talent magique était capable de transformer tout ce qui touche le cœur en danses célestes.

Le roi et la reine et le bestiaire fantastique

Distribution du 26 novembre 2025

Direction musicale Eduardo Browne
Chorégraphie Karl Alfred Schreiner
Scénographie Kaspar Glarner, Simon Schabert
Costumes Bregje van Balen
Lumières Peter Hörtner, Karl Alfred Schreiner
Vidéo Christian Gasteiger
Dramaturgie Karin Bohnert

Cendrillon Micaela Romano Serrano
Prince Ethan Ribeiro
Belle-mère Yunju Lee
Demi-sœurs Montana Dalton/Chia-Fen Yeh
Roi Joel Distefano
Reine Elisabet Morera Nadal
Précepteur du prince Gjergji Meshaj
Ratons-laveurs Hyo Shimizu, David Valencia, Nicolò Zanotti
Caméléons Dean Elliott, Emily Yetta Wohl
Écureuil Mariana Romão
Sanglier Wyatt Drew Florin
Lamas Marta Jaén Garcia, Ariane Roustan
Flamants roses César Lopez Castillo, Gjergji Meshaj, Elisabet Morera Nadal

Orchestre du Théâtre national de la Gärtnerplatz

Crédit photographique : Marie-Laure Briane

Sources : article Aschenbrödel du Wikipedia italien, presse autrichienne de l'époque, dont le Grazer Tagblatt du 5 juin 1899, programme du Theater-am-Gärtnerplatz 

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