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mardi 28 octobre 2025

Juillet 1876 — Le Festival de Bayreuth à quelques jours de son inauguration — Un article d'Albert Wolff

Albert Wolff peint par Édouard Manet en 1877. Kunsthaus de Zurich.


Albert Wolff, chroniqueur au Figaro dont il eut longtemps les honneurs de la première page avec sa Gazette de Paris, fut au cours de sa carrière un des plus assidus contempteurs de Richard Wagner. En 1869, à l'époque du premier Rienzi parisien, Judith Gautier écrivait une lettre à son père Théophile pour l'inciter à écrire une critique de cet opéra afin de contrebalancer  celle d'Albert Wolff qu'elle désignait comme "cette vermine du Figaro qui crache sa boue sur tout ce qui est beau et grand et déshonore à tel point la littérature que l’on est vraiment tenté d’y renoncer à tout jamais." Elle suppliait son père de "de mettre le pied sur cet ignoble gueux de Wolff " après avoir lu " ses aboiements dans le Figaro ". On se souviendra que Théophile Gautier fut aux dires de sa fille  le premier à avoir parlé de Wagner en France et à avoir admiré " la beauté absolue " des oeuvres du compositeur. 

Voici l'article d'Albert Wolff dans lequel il annonce son intention de partir couvrir le premier Festival de Bayreuth, dont nous fêterons bientôt le 150ème anniversaire.

Le Figaro du 20 juillet 1876

GAZETTE DE PARIS 

    On commence à parler énormément dû festival musical qui s'organise à Bayreuth, où Richard Wagner va faire exécuter quatre opéras en trois actes par les premiers artistes autrichiens et allemands. L'orchestre sera composé de musiciens de premier ordre ; dans le nombre, il en est qui arrivent de Londres et même de New-York. Les livrets de ces opéras sont empruntés à l'épopée des Nibelungen, ancien poème héroïque dont je parlerai une autre fois au lecteur. Aujourd'hui, je vais expliquer comment et pourquoi le signataire de cet article représentera le Figaro à Bayreuth, d'où il aura l'honneur de raconter à nos lecteurs tous les incidents de ces représentations curieuses.
    Quand on parle de M. Richard Wagner il faut, pour le juger dignement, faire la part du musicien et celle de l'homme. Le compositeur demeure d'un grand intérêt même pour ses adversaires ; l'homme privé est d'un caractère au-dessous de la moyenne. En ce qui me concerne, je ne compte m'occuper que du côté pittoresque des représentations de Bayreuth. En parlant de M. Wagner, je craindrais de lui exprimer le profond dédain que j'ai de sa personne. Cette opinion ne date pas d'aujourd'hui, et je ne l'adopte pas pour la circonstance. Si on veut consulter la collection du Figaro du temps des représentations du Tannhäuser on trouvera déjà mon opinion nettement exprimée. Après avoir traité l'orchestre et les musiciens de l'Opéra avec cet air hautain qui lui a valu tant d'ennemis, M. Richard Wagner voulait ensuite, pour plaire au public parisien, faire toutes les concessions jusqu'alors refusées. Une nuit avait suffi pour changer le Wagner tout d'une pièce, le Wagner en marbre de Paros, en un Wagner en pain d'épice.

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    Ce n'était pas sa première évolution. Après avoir, en 1848, combattu derrière les barricades de Dresde les troupes envoyées de Berlin au secours du roi de Saxe, Wagner, le révolutionnaire à outrance, celui qui avait juré d'exterminer tous les souverains, devint peu à peu envers les princes d'une platitude qui ne craint pas la concurrence. Wagner a passé sa vie à aduler ceux qui pouvaient lui être utiles et à insulter ceux dont il ne pouvait tirer aucun profit.On sait comment il sut envelopper l'esprit du jeune roi de Bavière. Le résultat de ce travail de longue haleine fut une pension et toutes les subventions possibles. À force de protections, il parvint même à se faire des amis puissants à Berlin. On intrigua si bien que le roi de Prusse finit par s'intéresser aux œuvres de M. Wagner. Sa coterie crut alors le moment favorable pour frapper un grand coup ; elle voulait obtenir pour Wagner un titre honorifique que deux grands artistes avaient porté avec éclat. Avant Meyerbeer, Spontini avait été directeur général de la musique comme qui dirait intendant général de l'art musical. M. Wagner briguait cette position restée vacante depuis la mort de Meyerbeer, mais le roi de Prusse devenu empereur d'Allemagne, répondit d'un ton fort sec aux quémandeurs : " Jamais l'homme qui a tiré sur l'armée en 1848 n'aura une charge officielle à ma cour. "
    Et voici M. Richard Wagner, en dépit des plus puissantes protections, éconduit par le vieil empereur qui, malgré la marche triomphale dédiée à Guillaume 1er, se souvenait du démocrate forcené de 1848.

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    Un homme de la trempe de Wagner ne se décourage pas pour si peu; il trouva un certain nombre de personnes qui voulurent bien payer quatre cents francs chacune, pour avoir le bonheur d'assister au théâtre de Bayreuth aux représentations des derniers opéras de celui qui ne craint pas de s'appeler lui même le plus grand musicien de tous les peuples et de toutes les époques. Parmi les souscripteurs figure le khédive d'Egypte une somme de dix mille francs. Avec tout cet argent et la subvention du roi de Bavière, Richard Wagner parvint à faire reconstruire le théâtre de Bayreuth à sa façon, avec un orchestre invisible et des décors resplendissants. Il convoqua pour l'exécution de ses quatre opéras les grands artistes et les grands musiciens et voici comment on entendra les 13,14,15 et 16 août les quatre opéras de Wagner.
    En dégageant la personnalité antipathique du compositeur, reste donc un événement artistique de premier ordre. Tout dernièrement mon excellent ami Jauner, le directeur du théâtre impérial de l'Opéra à Vienne, vint à Paris et me pria d'accepter son invitation pour les soirées de Bayreuth. Pour savoir combien il est difficile de résister à M. Jauner, il faut le connaître. Ancien artiste dramatique de grande valeur, M. Jauner a acheté le Karl Théâtre à Vienne, et son premier soin fut de donner des droits d'auteur aux écrivains français jusqu'alors exploités selon les règles de l'art. Homme d'infiniment d'esprit, causeur charmant, M. Jauner sut acquérir en un tour de main la sympathie  des Viennois, il administra son théâtre avec tant de goût et de tact que, à l'époque où 1a direction de l'Opéra impérial devint vacante, l'empereur d'Autriche appela à ces hautes fonctions M. Jauner qui, soit dit en passant, est aussi un excellent musicien. Si belle que fut cette situation officielle, M. Jauner ne l'accepta qu'à la condition de pouvoir conserver en même temps le Karl Théâtre où l'on joue toutes les pièces françaises, ce que S. M. l'empereur d'Autriche lui accorda gracieusement.
    Voilà donc M. Jauner à Paris et ne me laissant aucune trêve ni repos pour me décider à me rencontrer avec lui à Bayreuth.
    — Ecoutez, mon cher ami, lui dis-je, vous êtes un fanatique de la musique de Wagner. Que voulez-vous, on n'est pas parfait. Moi je ne suis ni un enthousiaste, ni un dénigreur, je suis un simple curieux. Si je consentais à venir à Bayreuth, ce ne serait qu'à la condition absolue que vous n'essayeriez pas de m'arracher un enthousiasme que je ne partagerai peut-être pas. L'homme qui dénigre de parti pris une œuvre d'art est un sot ; celui qui l'acclame contre ses convictions est un imbécile. Sans la sincérité, l'écrivain descend au rang d'un simple folliculaire ; je dirai la vérité, rien que la vérité sans la moindre complaisance, mais aussi sans dénigrement. Ce programme vous va-t-il ?
   — Je ne vous ferai pas l'injure de peser sur votre conscience. Quoique vous écriviez sur la musique que j'adore, je resterai le plus dévoué de vos amis, me répondit M. Jauner.
    — Un mot encore, lui dis-je. Votre situation officielle exige que vous voyiez à Bayreuth tous les artistes. D'une part, je ne veux pas vous prendre tout votre temps ; d'autre part, je sens qu'au milieu de ces fanatiques, venus de tous les coins du monde, et qui, applaudiront avant d'avoir entendu une seule note, je me trouverai isolé avec mon simple bon sens. Mon désir serait donc de me trouver à Bayreuth avec quelques camarades.
    — Combien ? demanda M. Jauner. 
    — Deux.
    — Je tiens donc à votre disposition trois places, et pour vous mettre à votre aise, je vous affirme que les places ne vous seront pas données par l'administration de Bayreuth, mais que je vous les offre, moi, si vous et vos amis voulez me faire le plaisir de les accepter. 
    Que répondre à ce diable d'homme ? Il n'y avait qu'à lui dire oui et à lui serrer les deux mains.
  Pour faire le voyage de Bayreuth, j'ai donc choisi deux de mes meilleurs camarades : Guiraud le compositeur acclamé de Piccolino, et Alphonse Duvernoy, un musicien consommé, un pianiste de premier ordre et, ce qui ne gâte rien, homme d'infiniment d'esprit. Me voici sûr de retrouver à Bayreuth un coin de Paris qui me rappellera que j'écris pour des Parisiens et qu'il me faut faire des causeries pittoresques et non des traités de haute esthétique.
    On ne peut pas nier que M. Richard Wagner est une des personnalités les plus curieuses de ce temps. C'est un de ces hommes qui surgissent dans les époques de transition artistique ; ils indiquent une voie nouvelle, encore incomplète où s'élanceront après ce pionnier musical les compositeurs de l'avenir qui prendront du procédé de l'inventeur ce qu'il contient de vraiment beau et de vraiment hardi, en laissant de côté ce qu'il y a dans l'œuvre de Wagner d'absolument-détestable. Je m'efforcerai de dire à nos lecteurs là vérité absolue.
    Nos lecteurs me retrouveront donc en août à Bayreuth. D'ici là je les prierai de faire comme M. de Villemessant qui m'a accordé un congé pour rétablir ma santé compromise par une douloureuse maladie. Chaque opéra de Wagner dure six heures. C'est donc vingt-quatre heures de musique qu'il me faudra entendre en quatre jours. Pour un tel métier il faut avoir toutes ses forces, je vais tâcher de les retrouver dans les montagnes et je vous dis Au revoir ! 

Albert Wolff.

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