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dimanche 26 octobre 2025

1875 — Le Festival de Bayreuth vu de France à quelques mois de son inauguration. Un article du Figaro.

Cette année, le Festival de Bayreuth est trois fois jubilaire. Il va l'été prochain fêter ses 150 ans avec comme cerise sur le gâteau une dérogation à la règle des opéras canoniques. On pourra pour la première fois de son histoire y voir de représentations de Rienzi. Autre innovation : la conception du spectacle des 4 opéras du Ring tri jubilaire fait appel à l'intelligence artificielle.

En France, l'année et les mois qui ont précédé le premier Ring bayreuthois, la presse annonce longuement ce festival scénique dont elle pressent bien qu'il fera date dans l'histoire de la musique et de l'opéra. Ainsi de cet article du Figaro signé Helvetius.

Le Festspielhaus en 1882

Le Figaro du 12 mai 1875

M. RICHARD WAGNER 

    M. Richard Wagner a achevé l'œuvre capitale de sa vie qu'il prétend être l'oeuvre capitale de la nation, que dis-je, de l'univers et de tous les temps. C'est, ma foi, je suis embarrassé de bien définir ce que c'est, disons : c'est un opéra monstre, quoique cette expression ne suffise pas pour fixer nettement la nature de l'étrange et colossale conception dont M. Wagner s'est inspiré. L'oeuvre en question est intitulée L'Anneau des Niebelungen [sic], et 1e sujet en est pris de la mythologie septentrionale. L'auteur a adopté pour ce cycle de drames musicaux, la qualification de Festival scénique. M. Wagner a l'ambition de faire revivre les jeux antiques célébrés aux fêtes populaires. La morale moderne fera, ainsi que les peuples de la Grèce ont fait dans les temps passés, un pèlerinage solennel à Bayreuth pour y jouir du plus beau produit artistique de nos jours, de la représentation des Niebelungen
    Ce drame musical ne demande pour sa représentation que quatre petites soirées bien remplies. C'est un ensemble de quatre opéras différents.
   Comme aucun des théâtres existants en ce bas monde ne suffit à la représentation de cette composition complexe qui exige non seulement des artistes hors ligne et un public à part, mais encore des décors, des machines, des trucs, des comparses tout à fait extraordinaires, et dont l'exécution dévorerait des sommes qu'aucun théâtre vulgaire ne saurait dépenser, même en vue d'un succès éclatant et continu, M. Wagner, toujours animé du chaste amour de l'art et du désintéressement le plus candide, s'est mis en tête de faire construire un théâtre spécial, pour ne point priver sa nation et l'étranger, ses contemporains et les générations futures de la réjouissance esthétique d'applaudir à sa grandeur.

    Qu'il y fasse une bonne affaire ? Ah ! vous ne mêlerez pas la spéculation mesquine à de si nobles aspirations ! Mais, pour faire un théâtre tel qu'il le faut à M. Wagner, la question d'argent n'est cependant pas tout à fait sans importance. Il faut toujours quelques légers millions, et où les prendre ?
    M. Wagner a commencé par le moyen le plus simple. Il s'en est fait donner une forte partie par le jeune roi de Bavière, amateur passionné de la musique de l'avenir. Mais ce don généreux de l'ami royal ne suffisait pas. Quelques autres monarques étaient trop aveuglés pour se résoudre à mettre en contribution la nation. Il fallait donc des dons volontaires.
    Et c'est ainsi que sur tous les points de l'Allemagne s'établirent des Wagner-Vereine (associations Wagner) qui se constituèrent en patrons de l'entreprise de Bayreuth, et qui escomptèrent, moyennant mille francs à peu près, des billets d'entrée pour trois séries des quatre représentations à Bayreuth. À la tête de ces associations étaient des amateurs riches, des aristocrates, des gens du monde, auxquels on refuse difficilement un service qu'ils vous demandent. De cette façon de nouvelles sommes assez considérables pouvaient être mises à la disposition du grand entrepreneur musical. Mais il fallait toujours et toujours de l'argent ; et l'exécution du projet de M. Wagner parut un moment sérieusement compromise.
    Alors notre grand homme, tout en lançant des déprécations contre la nation ingrate, eut l'idée toute originale et bizarre même, de gagner de l'argent par son propre travail. Il arrangea dans les villes capitales de grands concerts où il fit entendre des fragments des Niebelungen. Les prix des billets étaient énormes. Et comme ces concerts ont pleinement réussi et ont eu sur le public une force d'attraction inattendue, il put être considéré comme certain, dès à présent, que M. Wagner réussirait.
    L'année prochaine nous aurons donc très probablement à Bayreuth ce spectacle unique de voir, dans une petite ville de la Bavière, des milliers d'amateurs musiciens de tous les points du globe, réunis pour assister aux représentations des Niebelungen sur le théâtre spécialement construit à ce but.
    Celui qui s'étonnerait que l'on a fait ce théâtre sur un petit coin perdu, ne se ferait pas une idée exacte de la grandeur puissante de M. Wagner.
   Un opéra ordinaire peut être représenté à Paris, à Londres, à Vienne, à Berlin. Mais l'œuvre de M. Wagner fait d'autres prétentions.
    Il me faut, dit-il, le recueillement et l'abstraction complète du public. Or, la grande ville, avec sa foule et son tapage, rend le public distrait ; il entre au théâtre comme il assisterait à un amusement quelconque. Il ne faut pas cela. Vous ne viendrez pas chez moi pour vous amuser, pour vous distraire. Mon théâtre n'est pas un lieu de récréation, c'est un temple sacré et vous y entrerez trempés dans ce noble ennui que respire la petite ville, n'ayant d'autre préoccupation que d'entendre ce que j'ai à vous dire. Il me faut donc Bayreuth. L'univers est invité et il ne manquera pas de profiter de la belle occasion.
   L'univers – c'est le mot. Et le croirait-on, même Sa Majesté le vice-roi d'Égypte a versé une forte somme pour l'entretien de Bayreuth.
  Mais le monde qui est si méchant dit que ce n'est que par méprise que le khédive a secouru le compositeur-poète allemand. Il paraît qu'on a parlé du projet de célébrer de vastes fêtes musicales à Bayreuth à Sa Majesté égyptienne ; mais on n'a pas eu la délicatesse d'ajouter que.. cette petite ville est située en Bavière, et le khédive, peu versé, à ce qu'il paraît, dans les détails minutieux de la géographie  européenne, a cru qu'on lui parlait d'un festival qui serait arrangé à Beyrouth en Syrie. [... une courte phrase illisible dans l'exemplaire consulté].

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    Les amis de M. Wagner ont adopté une tactique fort simple. Dit-on du bien du maître divin, ils haussent l'épaule et disent : Ce que vous avez entendu des compositions de Wagner, c'est gentil, il est vrai, c'est même beau mais ce n'est rien encore. Attendez Bayreuth.! Aux hérétiques qui ont gardé quelque confiance en Beethoven, et même en Mozart, et qui ne s'agenouillent pas devant l'autel du Messie musical, ils ripostent Vous n'avez pas le droit de juger cet homme. Attendez Bayreuth.
    Il faut attendre.
    Cependant ce que nous avons entendu de cette œuvre à venir ne nous a pas complètement rassurés. Je parlerai tout à l'heure de la musique. Permettez moi d'abord d'analyser, le plus brièvement possible, le sujet de ces quatre opéras. Je n'ai pas la prétention d'être un fidèle narrateur. Il est impossible de raconter en quelques lignes un drame dont l'exécution exige quatre soirées !
 
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    Le prélude (première soirée) intitulé Rhein gold  [sic] (or du Rhin) joue dans les profondeurs du plus beau fleuve allemand.
    On y voit des filles de l'Onde portant des noms qui, en allemand, rappellent l'élément liquide, tels que Welgunde, Woglinde, Flosshilde ce qui dirait en français à peu près : Poissonnette, Matelote, Solfritin, Barbuedienne. Ces demoiselles sont gardiennes du trésor le plus précieux du monde, de l'or du Rhin, qui rend tout puissant l'heureux possesseur. Ce trésor leur est enlevé par Albéric, un des Nibelungen, qui de ce métal unique se fait faire un anneau et un casque miraculeux. Ce casque, le Farnhelm [sic], permet à celui qui s'en coiffe d'adopter la forme humaine ou surhumaine qui lui plaira.        
    Les Niebelungen deviennent de plus en plus forts, et ils assujettissent les Géants, jusque-la maîtres.
  Une troisième race, celle des Dieux, profite de la lutte entre les Niebelungen et les Géants. Ils réussissent à prendre Albéric et à s'emparer du trésor, du casque et de l'anneau. Albéric maudit l'anneau qui, malgré toutes ses qualités magiques, portera finalement malheur à celui qui le mettra à son doigt.
   Le premier des dieux, Wotan, délivre sa proie aux Géants qui font garder le trésor par un monstre. Mais les Géants, d'incapables lourdauds, n'en profitent pas. De sorte que les dieux deviennent de plus en plus puissants.
    Cependant les dieux souffrent sous le mal qu'ils ont commis. Ils ont volé, vous ne l'avez pas oublié. Pour les délivrer de ce mal, il est nécessaire qu'un autre prenne sur lui le péché des dieux, et qu'il en porte les conséquences. Cet autre, instrument de la réhabilitation des dieux, sera l'homme.
    L'homme est donc soigné par les dieux avec une sollicitude tout à fait particulière. Ils le protègent, le rendent fort et intelligent, et les filles divines de Wotan, les Walküren, accompagnent les héros après leur mort à la résidence du plus auguste des dieux, à Walhalla, l'Olympe du Nord.

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    Première partie (deuxième soirée), la Walküre.
    Le héros qui sera le purificateur et le rédempteur des dieux doit être né du sexe des Walsungen. Mais ce sexe est près d'expirer. Et pour parer à ce mal irréparable, frère et sœur après avoir en vain épousé d'autres, ce qui ne leur a pas réussi, car ils n'ont pas en d'enfants ̃– s'épousent eux-mêmes.
    Le mari délaissé de la sœur-épouse s'attaque au frère-époux, son trop heureux rival. Une des filles divines, la Walküre Brunhilde, intervient dans la lutte malgré la défense de Wotan et est chassée pour sa désobéissance de 1'0lympe. Wotan la place sur un rocher, et elle sera l'épouse de l'homme qui l'y trouvera et qui la réveillera du sommeil.

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    Deuxième partie (troisième soirée) Siegfried.
  Du mariage scabreux et incestueux est né Siegfried. Il tue le monstre qui garde le trésor des Niebelungen. Par hasard, il humecte son doigt du sang de la bête colossale, porte sa main à la bouche, touche de sa lèvre une goutte de sang, et alors le langage des oiseaux lui devient compréhensible. Les oiseaux lui disent où est le trésor et quelles en sont les qualités. Il prend l'anneau et le casque et se rend au rocher de feu pour gagner Brunhilde. Il traverse le feu, réveille la belle au rocher dormant, et se la marie.

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    Troisième partie (quatrième soirée) Götterdämmerung, que vous avez si plaisamment traduit par "Crépuscule des dieux". Le mot est intraduisible. « Götterdämmerung » est un trope ; il faudrait, pour le rendre en français, dire à peu près : " Le jour des dieux qui s'abaisse ",  ou « la fin des dieux, » ou bien «les dieux s'en vont. »
    Siegfried quitte sa femme pour accomplir de nouveaux hauts faits. Il se rend à la cour de Gunthes [sic], qui réside au Rhin. La fille de ce roi, la belle Gudrun, s'éprend de la beauté du héros. Elle lui mêle certaine absinthe mystérieuse qui a la force de faire oublier à Siegfried toutes ses relations, assez intimes cependant, avec Brunhilde. Il n'y pense plus, il ne la connaît plus, il se croit jeune homme comme autrefois. Il épouse tout tranquillement la belle Gudrun. Mais Gunther demande en revanche son secours pour gagner la femme la plus enviable au monde, à ce qu'on dit, c'est-à-dire Brunhilde. Gunther est un pauvre hère, chétif et débile, qui n'est pas de force à dompter une créature telle que Brunhilde. Siegfried, mari à l'insu, n'y voit pas de mal. Il retourne chez sa femme, s'arme du casque magique, qui lui donne la figure de Gunther, l'apprivoise, la transmet au véritable Gunther, et se rend tranquillement chez sa seconde femme, chez Gudrun. Brunhilde retrouve donc à la cour de Gunther Siegfried, jadis son époux, actuellement son gendre. Elle lui fait une scène atroce. Mais Siegfried ne comprend pas. Elle rage. La femme outragée n'est animée que d'une seule pensée c'est de se venger contre le perfide. Elle le fait tuer.
     Je passe tous les détails pour arriver à finir.
   Au moment où Siegfried expire, la mémoire lui revient. Il se désespère. Brunhilde fait venir son cheval, s'élance sur son dos et monte sur le bûcher. Homme, femme et cheval périssent. Et les dieux aussi. C'est la Götterdämmerung.

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  La mise en scène de ce poème bizarre présente des difficultés jugées jusqu'ici comme étant insurmontables.
    Dans le prélude la scène se passe dans l'eau. Wagner ne fait pas entrer et sortir ses personnages. Il les fait arriver en nageant et s'en aller en flottant. Les personnes ne s'assoient pas, elles plongent ou piquent une tête. C'est une véritable école de natation mythologique. Wagner a donc fait construire des machines spéciales qui permettent aux artistes de chanter à la fois et d'être des ludions.
    Les autres scènes n'offrent pas des difficultés moindres.
   Le cheval de Brunhilde — elle lui chante un grand air, les corbeaux de Wotan jouent des rôles importants. Nous verrons Wotan qui entoure le rocher de Brunhilde d'une mer de feu. Nous entendrons comme le gazouillement des oiseaux se révéler à l'oreille de Siegfried en langue compréhensible. Nous reverrons le torrent de feu, se transformant en brume inoffensive. (Il y a là un petit duo qui ne compte que dix-huit pages de texte.) Nous verrons Brunhilde se lançant sur le cheval et montant sur le bûcher, nous verrons revenir le Rhin qui inonde toute la scène, nous reverrons les aimables natatrices du prélude et nous assisterons au superbe spectacle à la fin de l'empire des dieux dieux, à l'Olympe, se ternissant et disparaissant de ce monde.

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    Je n'appartiens pas aux classiques en fait de musique, et je trouve dans la musique de Wagner parfois une grandeur qui, d'après moi, n'appartient à aucun autre maître contemporain. Mais je suis encore moins un de ces fanatiques aveuglés comme nous en voyons tant Ici.
    La musique de Wagner n'a jamais été mieux caractérisée que par le mot un peu rude du spirituel Rossini qui, en sortant du Jannhâun [sic, l'auteur veut-il évoquer le Jannah, le paradis arabe], répondit à un musicien enthousiaste des « beaux moments » de la partition :
    — Certes, il y a de beaux moments, mais de lichus quarts d'heure.
   Quand on a le libretto à la main et quand on compare le texte et la musique, on est frappé de la spirituelle interprétation musicale. Quand les corbeaux de Wotan se lèvent dans l'air, il y a dans l'orchestre certaine petite phrase qui imite parfaitement le bruit des ailes de corbeaux. Quand les filles du Destin, les Nornes, déchirent la corde, on entend un véritable crac ! Le bourdonnement des flots du Rhin résonne des instruments. Et non-seulement les effets grossiers, mais même des spéculations métaphysiques sont rendues par la partition le plus sagement du monde. Il y a de l'esprit partout, mais aussi de l'esprit par trop. C'est de la musique à programme qui ne fait pas appel au sentiment et au cœur, mais à la réflexion et à la tête. M. Wagner serait de force à mettre en musique les Petites Annonces du Figaro.
    Cela serait curieux, très certainement, mais je ne pense pas que c'est là le but de la musique.
    Je vous dis cela tout bas, tout bas. Car si j'avais osé exprimer une telle pensée hérétique dans la salle de concert, changée en temple au culte du divin maestro, j'aurais été lapidé.    
  Quel enthousiasme, quelle frénésie, les classiques enfoncés, les jeunes triomphants. Hernani redivivus ? C'était du délire. Et les plus enthousiastes de tous, c'étaient ces mêmes juifs que M. Wagner a insultés, souffletés, hués.
    M. Wagner, qui a remporté de Berlin quelque chose comme 20,000 francs, a eu raison.

Helvetius.

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