Musicologue français, Henry Prunières (1886-1946) est souvent connu comme le fondateur de la Revue Musicale en 1920 mais aussi de la Société internationale de musicologie en 1927, faisant de lui une figure marquante de l’entre-deux guerres. Ses nombreux ouvrages portent principalement sur le XVIIe siècle, avec une prédilection pour Lully, Monteverdi et Cavalli. Dans La Revue Musicale du 1er août 1923 il publia les fruits de ses recherches et de ses réflexions sur l'Orfeo de Claudio Monteverdi.
L’Orfeo de Monteverdi
Le Duc de Mantoue, Vincenzo Gonzaga, avait assisté aux fêtes données à Florence en 1600 à l’occasion des Noces de Marie de Médicis et d’Henri IV. Le Rapimento di Cefalo de Giulio Caccini sur un livret de Chiabrera, non moins que l'Euridice de Jacopo Peri sur le poème de Rinuccini, l’avaient conquis à la cause du mélodrame. Ses fils partageaient ses sentiments. Le prince héritier, Francesco, se passionnait pour le style nouveau et le futur cardinal Ferdinando Gonzaga, alors étudiant à l’université de Pise, composait lui-même des livrets d’opéras (1). Nous savons par la correspondance des deux frères avec quel intérêt ils suivaient l’évolution du nouveau genre dramatique. Tandis qu’à Rome, Emilio del Cavaliere faisait exécuter son oratorio La Representazione di Anima e di Corpo et qu’à son exemple Agazzari, Quagliati, Landi, Kapsberger et d’autres bons musiciens de la Ville Éternelle s’essayaient à pratiquer le style récitatif, on applaudissait à Florence une comédie musicale, E morti et i vivi, une reprise de la Dafne et, le 5 décembre 1603, l'Euridice composée par Caccini sur le livret qui avait déjà servi à Jacopo Péri. Le nouveau style semblait déjà se figer en formules. Caccini avait beau couvrir de mélismes et d’ornements la froide mélopée, celle-ci, calquée sur l’accentuation des mots ne présentait ni périodes mélodiques organisées, ni accents dramatiques profonds. Les quelques chants expressifs que l’on trouve çà et là dans l’œuvre de Péri et de Cavalière ne font que mieux ressortir la pauvreté de l’ensemble et la monotonie de cette mélopée se traînant au-dessus d'une basse continue. Il fallait vraiment la nouveauté de l’entreprise pour expliquer l’enthousiasme du public.
Dès 1603, le duc de Mantoue se préoccupe d’introduire le drame musical à sa cour. Il engage un grand nombre d’artistes, en particulier la petite Caterinucia Martelli, qu’il confie à Monteverdi et la harpiste napolitaine Lucrezia Urbana. Il avait déjà à son service d’excellentes cantatrices capables de pratiquer le style nouveau, en particulier la fameuse juive surnommée Madama Europa, sœur du compositeur Salomone de Rossi, lui-même à son service comme joueur de viole, et la Sabina, élève du chanteur florentin Francesco Rasi, qui avait tenu le principal rôle de l'Euridice de Péri à Florence en 1600. Au mois de janvier 1607, Vincenzo pria le grand duc de Toscane de lui prêter le chanteur Gio. Gualberto Magli pour une quinzaine de jours. Ce castrat renommé avait été formé par Giulio Caccini et excellait dans la musique récitative.
Le 23 février 1607 le prince Francesco (2) s’empresse de communiquer à son frère Ferdinando, retenu à Pise par ses études, une nouvelle importante : « On représentera demain la pièce chantée dans notre Académie. Ce sera grâce à Gio. Gualberto, lequel s’est fort bien comporté, ayant non seulement appris par cœur tout son rôle, mais le récitant de la manière la plus gracieuse et la plus touchante, en sorte que je suis extrêmement satisfait de lui. Comme le livret a été imprimé afin que chaque spectateur en ait un sous les yeux tandis qu’on chantera, je vous en envoie un exemplaire... » Ce livret était celui que Monteverdi venait de mettre en musique : l'Orfeo.
Nous ignorons dans quelles conditions Monteverdi composa la partition de l'Orfeo sur un livret du poète Alessandro Striggio, fils du célèbre madrigaliste, secrétaire du Duc. Le prince Francesco semble avoir joué un rôle important en cette affaire.
Ce fut sous ses auspices que fut représenté l'Orfeo, au cours d’une des séances de l’Académie des INVAGHITI qui se tenaient au Palais Royal. Spectacle d’essai, spectacle privé, donné dans une petite salle et auquel ne furent conviés que les familiers des souverains. Le succès fut décisif. Le prince héritier l’annonçait en ces termes à son frère : « On a représenté la pièce à la satisfaction de tous ceux qui l’ont entendue. Aussi M. le Duc, non content d’y avoir assisté et d’en avoir entendu de très nombreuses répétitions, a donné l’ordre qu’on la représentât de nouveau, ce qui sera fait aujourd’hui en la présence de toutes les dames de la Ville, et c’est pourquoi Gio. Gualberto est encore ici. Il s’est fort bien comporté et a donné grand plaisir à tout le monde par son chant et en particulier à Madame la Duchesse. »
Si l’on joint à cette lettre le témoignage du poète D. Cherubino Ferrari, lequel écrivit au Duc, après avoir lu la partition, qu’il était impossible de mieux peindre les sentiments de l’âme que ne l'avait fait le poète et le musicien, on aura cité les seuls témoignages rigoureusement contemporains qui nous aient été conservés du succès de l'Orfeo. Celui-ci pourtant fut considérable. L’œuvre de Monteverdi fut représentée par les soins du Duc de Mantoue à Turin deux années plus tard et peut-être à Florence. Elle fut chantée en concert à Crémone et sans doute en d’autres villes encore. La partition imprimée à Venise en 1609 fut l'objet d’une seconde édition en 1615 (3).
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L'Orfeo est incontestablement le chef-d’œuvre de la Riforma Melodramatica. Monteverdi s’empare de l’esthétique florentine, il en pénètre les défauts, en voit les avantages. Comme Vecchi, il se rend compte qu’il n’y a pas lieu de rendre la musique esclave de la poésie, qu’elle peut être elle-même une vraie poésie, capable d’exprimer, aussi bien que les paroles, les sentiments de l’âme.
Émouvoir les passions, c’est ce que savaient faire les anciens, et c’est ce que Monteverdi, après l’avoir tenté souvent avec succès dans ses madrigaux, va magnifiquement réaliser dans l'Orfeo. Il adoptera la forme mélodramatique inventée par la Camerata de Florence, mais enrichie d’une foule d’emprunts techniques faits aux madrigalistes et organistes italiens comme aux compositeurs français d’airs de cour et de ballets. Les florentins au fond redoutaient la musique. Ils mettaient tous leurs soins à la tenir à l’écart, à l’empêcher de venir « détruire la poésie ». Monteverdi ne la craint pas parce qu’il en est maître. Il pense qu’elle doit avoir une large part dans le drame. Tandis que Marco da Gagliano, musicien de race lui aussi, s’inspire plutôt des tendances de Caccini et cherche à rendre le drame plus musical en multipliant les chœurs en style madrigalesque et les canzonette, Monteverdi suit plutôt l’exemple de Jacopo Peri et s’attaque au récitatif lui-même et non aux accessoires. En même temps, par une idée de génie et peut-être subissant le prestige des ballets français dans lesquels la musique instrumentale tenait une large place, il use de toutes les ressources de l’orchestre pour peindre les sentiments. On ne peut dire que Monteverdi ait été un inventeur de formes comme Jacopo Peri, Emilio del Cavaliere ou Caccini, mais il a su mettre en œuvre toutes leurs trouvailles et créer le chef-d’œuvre qu’ils avaient peut-être entrevu, mais que leur génie ne leur avait pas permis de façonner eux-mêmes.
La tragédie de Striggio se rattache étroitement au genre pastoral illustré par Rinuccini et Chiabrera. Comme à ce dernier on pourrait lui reprocher son « stile gonfiato », sa noblesse un peu conventionnelle et la froideur de ses intrigues mythologiques. Monteverdi fera si bien sa chose de ce poème il saura si bien le « réchauffer du son de sa musique », qu'il deviendra aussi vivant et émouvant que cette musique même. Il y a d'ailleurs des accents pathétiques dans le livret et les scènes tragiques sont traitées avec une puissante sobriété.
La pièce comprend un court prologue et cinq actes. Le premier est rempli par les chants des bergers et des nymphes qui se réjouissent des noces d’Orphée et d’Eurydice, pendant que les époux se disent leur amour. Le second acte nous montre Orphée de retour dans son pays, célébrant les lieux familiers à son enfance. Les bergers lui font fête, mais voici que Silvia, messagère funeste, se présente et annonce la mort de la belle Eurydice, piquée par un serpent. Orphée pousse un cri et reste abîmé dans sa douleur pendant que les bergers se répandent en lamentations. Il ne tarde pas à revenir à lui, et révolté contre la Fatalité, jure de reprendre à l’Enfer sa proie. Au troisième acte, Orphée parvient sur les rives du fleuve infernal, et après avoir endormi par ses chants mélodieux le farouche nocher, passe seul dans la barque. Au quatrième acte, Orphée, vainqueur de la Mort, revient vers la lumière, ramenant Eurydice, des esprits furieux les poursuivent, il craint de se voir ravir sa compagne et rompant le pacte se retourne. Eurydice se lamente un instant, déjà redevenue une ombre fugitive, et disparaît pendant que le chœur infernal chante sa victoire. Le cinquième acte est faible. Le poète a craint l’horrible dénouement de la tradition : Orphée déchiré par les bacchantes. Il préfère, après la scène du désespoir d’Orphée auquel l’Echo répond, faire intervenir Apollon « deus ex machina » qui vient offrir à son fils d’entrer vivant dans l’immortalité. Orphée et Apollon montent au ciel dans une machine, tandis que les chœurs célèbrent par des chants et des danses l’apothéose du porte-lyre.
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Chez les Florentins l’expression dramatique était exclusivement confiée à la voix. Les maigres ritournelles de Cavaliere ne jouent qu’un vague rôle décoratif. Il en va tout autrement chez Monteverdi et la musique instrumentale balance presque le chant en importance.
Certes, le drame repose sur la déclamation ; mais nous sommes déjà loin du récitatif inorganique des novateurs florentins. Le récitatif de Monteverdi est nourri d'accents mélodiques, il tend à l'arioso. Il y a dans l'Orfeo des airs et des chansons, mais il est très remarquable que toutes les scènes d'une importance capitale sont traitées par lui en style récitatif libre. On connaît en France par l'édition abrégée de M. Vincent d’Indy, l’admirable récit de la Messagère d’une si émouvante simplicité. Quelques accents chromatiques, une brusque modulation de mi en mi bémol majeur suffisent à donner une impression d’angoisse et d’horreur. Silvia est accompagnée par un petit orgue positif (organo di legno) et un chitarrone.
La sonorité plaintive et sourde de ces instruments succédant brusquement aux timbres brillants et cliquetants des dessus de viole et du clavecin qui soutenaient les voix des bergers, devait accentuer encore l’impression de deuil.
C’est encore en style récitatif que va se désespérer Orphée lorsqu’il sortira de l’accablement où l’a jeté la fatale nouvelle. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus, en cette page célèbre, de la puissance dramatique ou de l’intelligence qui en a dicté les moindres accents. « Tu sei morta » murmure Orphée prenant à peine conscience de la possibilité d'un fait si horrible. « Tu es morte et je vis », et peu à peu le ton s’élève. Une révolte de tout son être le soulève contre la Destinée. Il crie maintenant ; il ira demander Eurydice au Roi des ombres et il la ramènera à la lumière. À cette idée une immense douceur l’envahit et cette phrase adorable jaillit de son cœur : « Je te ramènerai, tu reverras les étoiles ».
Mais un doute le prend. Eh bien, s’il échoue, il demeurera avec elle chez les morts et il dit un grave adieu à la terre et au soleil.
C’est merveille dans ce chant comme les périodes s’équilibrent, se balancent tout en se modelant exactement sur la poésie. C’est vraiment la mélodie en liberté.
Au premier acte, le chant d’amour d’Orphée, Rosa del ciel, est un magnifique exemple d’air récitatif. La forme en est absolument libre, mais ce récitatif qui obéit si docilement à toutes les suggestions du texte reste si mélodique qu’on peut le considérer comme un air véritable. Nous sommes loin des récits squelettiques de Peri et de Caccini.
Monteverdi, comme fera plus tard Lully, excelle à dégager de la sonorité même des mots la mélodie qui y est contenue à l’état latent. Pour lui, il n’y a pas deux manières de traduire en musique les mêmes paroles. Lorsqu’un groupe de mots revient dans le cours du drame, il ramène invariablement le même dessin mélodique. La Messagère s’exclame : Ahi! caso acerbo. Ahi fat' empio e crudele ! Ahi stelle ingiuriose, ahi ciel avaro (4).
Un peu plus loin le pasteur proférera les mêmes imprécations (5) et le chœur à la fin de l’acte les fera siennes à son tour (6). La mélodie subira quelques petits changements dans la valeur des notes, mais les intervalles resteront identiques.
Le récitatif de Monteverdi tend à l'arioso. Généralement la première et la dernière phrase ont un caractère mélodique plus accusé que le reste du morceau. Le récitatif couronné par l’ardente prière d’Orphée : Rendete mi il mio bene, Tartarei Numi est un modèle de ce genre d’air-récitatif (7). Souvent la première phrase, très mélodique, est reprise à la fin du morceau, ce qui constitue déjà l'Aria da capo, au moins à l’état embryonnaire ; le chant du pasteur, au premier acte, In questo lieto e fortunato giorno en offre un curieux exemple. La phrase initiale et sa reprise occupent les trois quarts de l’ensemble du morceau (8).
À côté des airs-récitatifs, dans lesquels le retour de la phrase initiale emprisonne le récitatif, Monteverdi fait grand usage de l’air strophique dans lequel les différents couplets sont chantés sinon sur le même motif, du moins sur la même basse. C’est le cas pour l’air de la Musique, dans le Prologue (9). A chaque strophe le récitatif change, mais la basse, au moins dans ses grandes lignes, reste la même, ce qui donne une forte cohésion à l’ensemble. Au quatrième acte, Orphée, en ramenant Eurydice vers la lumière, chante sur la même basse (trait montant et descendant diatoniquement répété en séquences) trois strophes dont les mélodies tout en présentant entre elles des analogies, ne sont pas identiques (10).
L'air par lequel Orphée cherche à émouvoir les divinités infernales au troisième acte est l’un des plus anciens exemples connus d’air en style concertant. La basse chiffrée est réalisée par un petit orgue positif doublé d’une chitarrone, et deux violons rivalisent avec la voix durant la première strophe. Deux cornets, puis deux harpes (arpe doppie) remplaceront les violons pour les strophes suivantes, modifiant ainsi l’atmosphère sonore du morceau. Les violons, cornets ou harpes se font entendre dès que la voix se repose et jouent de brèves ritournelles à la fin de chaque strophe.
Le chant est orné. Suivant l’exemple donné par Caccini quelques années plus tôt dans ses Nuove Musiche, Monteverdi note lui-même les vocalises expressives, les mélismes dont il conviendra de broder le chant, mais il publie en même temps la mélodie toute nue, comme s’il voulait laisser le choix entre les deux versions.
La ligne mélodique est peu accusée et il s’agit en somme plutôt d’un récitatif fort fleuri que d’un air au sens où nous l’entendons. Alors que dans les récits dramatiques Monteverdi avait paru s’inspirer de Peri, dans l’air strophique d’Orphée, Caccini est pris pour modèle. Morceau de virtuosité avec ses trilles, ses notes redoublées, destinées à faire valoir la voix du chanteur, mais qui reste toujours expressif. Par instant la voix paraît sangloter :
À côté de ces airs en style récitatif, nous trouvons des airs coulés dans un moule rythmique à la manière des Scherzi musicali et des airs mesurés français (11). Tels sont les deux airs que chante Orphée au deuxième acte, Ecco pur c'ha voi ritorno et vi ricorda o boschi ombrosi. Le premier est construit sur le mètre
, le second sur un schème métrique plus complexe, mais qui, à la manière des airs de cour français, reste identique pour les différentes strophes chantées successivement.
La basse obéit à ce rythme imposé et les ritournelles sont construites comme celles des scherzi musicali sur un motif répété en séquences rigoureuses à la basse (12). La forme rêveuse et mélancolique de ces chants est d’ailleurs bien dans le ton des Airs de Cour, encore que la ligne mélodique reste très italienne. On trouve fort peu de scènes en lesquelles Monteverdi fasse intervenir simultanément les voix des deux ou trois solistes. Il n’y a pas encore d’intermédiaire entre la monodie et le madrigal. Le seul morceau qui déjà présente le caractère d’un véritable duo est celui que chantent au dernier acte Apollon et Orphée en montant au ciel. (13) Les deux voix qui se pourchassent l’une l’autre en imitations canoniques ou s’unissent en longues suites de tierces, les traits et les fioritures dont elles sont ornées, font de ce morceau l’un des plus anciens exemples du duo classique d’opéra.
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Les chœurs, nombreux et importants, sont extrêmement variés. Monteverdi y déploie son étonnante maîtrise de madrigaliste et de fait plusieurs d'entre eux sont de véritables madrigaux mettant en œuvre toutes les ressources de la plus audacieuse polyphonie. C’est le cas pour le chœur des esprits : Nulla impresa per uom si tenta in vano, qui célèbre la victoire d’Orphée et en lequel, note M. Romain Rolland, « resplendit tout l’orgueil de la Renaissance ». Ce chœur à 5 parties est soutenu par les régales, l’orgue positif (di legno) 5 trombones, 2 basses de gambe et une contrebasse. Il rappelle par sa splendeur certains motets de l’école de Gabrieli (14). A côté des chœurs en style d’imitation, Monteverdi fait aussi grand usage des chœurs homophones à diction syllabique sur des rythmes précis et impérieux. Au premier acte, le chœur des bergers : Vieni Imeneo soutenu par l’orchestre, emporte jusqu’au ciel l’ardente et joyeuse prière de tout un peuple (15). Ailleurs on trouve un mélange heureux des deux genres, mais le style madrigalesque domine et Monteverdi peint volontiers les images que lui suggère le poème. Les voix montent sur les mots cielo ou Salita (montée), elles se fuient, rapides, sur fugge et il precipizio est l'occasion d’une chute de sixte d’un effet impressionnant. Ces détails d'écriture ne contrarient en rien l’expression générale du morceau. La terreur, la douleur, la révolte sont puissamment rendues dans le chœur auquel nous empruntons ces exemples et qui traduit les lamentations des bergers après la mort d’Eurydice (16).
Parfois pour créer un effet de contraste, Monteverdi place entre deux chœurs un duo ou un trio. C’est le cas au premier acte dans les scènes pastorales et ces morceaux sont traités en style homophone très simple, comme dans les canzonette et les villanelle à 2 ou 3 voix si fort à la mode quelques années plus tôt.
Souvent les voix se marient aux instruments pour des chœurs dansés à la mode française. Certains sont traités au moins partiellement en style d’imitation, mais c’est l’exception et le plus souvent la diction en est syllabique et les harmonies verticales. Ces ballets chantés, joués et dansés, comportent plusieurs changements de mesure ; celui du premier acte est très caractéristique à cet égard. (17) Lasciate i monti, chantent successivement les voix entrant en canon sur un rythme à quatre temps. Cette première partie constitue l'entrée proprement dite du ballet. Arrivées en position, les nymphes commencent la danse sur un rythme vif à 3/2, très accentué : qui miri il sole. Une ritournelle instrumentale à 6/4 interrompt un instant les chants, mais non la danse et l’on reprend pour finir le chœur à 3/2 sur d’autres couplets. Tout un petit orchestre compose de cinq violes « da braccio », de trois chitarroni, de deux clavecins, d une harpe double, d’une viole contrebasse et d’une petite flûte à bec (flautino alla vigesima) accompagne les voix et joue la ritournelle.
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On observe dans toute la partition un extrême souci de variété. Les deux Euridice de Peri et de Caccini sont l’une et l’autre d’une fatigante monochromie. Des lignes délicatement et parfois vigoureusement dessinées, mais peu d’opposition d’ombre et de lumière. Tout apparaît sur le même plan : joie ou tristesse. Au contraire, dans l'Orfeo de Monteverdi les contrastes abondent. On sent le puissant coloriste vénitien. Le premier acte est une fresque lumineuse aux teintes claires. Des chœurs joyeux de bergers, chantés et dansés, l’occupent presque tout entier. Il n’y a pas, à proprement parler, d’action, mais l’évocation d’un paysage champêtre et d'une atmosphère de joie sereine. Au deuxième acte, dès le début, l’impression est mélancolique. Les chants d’Orphée qui célèbre son pays sont empreints d’une gravité triste, comme si le héros était agité d’un pressentiment et lorsque, dans le lointain, lui parviennent les exclamations douloureuses de la Messagère, il comprend tout de suite le coup qui le frappe. Accablé, il ne pourra que murmurer « Hélas ! » à l’annonce de la fatale nouvelle. Une modulation brusque de ut en la majeur à l’arrivée de Silvia fera l’effet d’un nuage obscurcissant le tableau et jusqu’à la fin de l’acte, la musique se maintiendra dans des teintes sombres. Au troisième acte, grâce à la substitution des cuivres aux instruments à cordes, Monteverdi produira une impression lugubre et vraiment infernale. Le quatrième acte restera tout en demi-teintes comme la pâle lumière qui doit régner dans les lieux souterrains et le cinquième acte nous conduira progressivement du sombre désespoir d’Orphée à la lumière dorée d’une apothéose sonore. Plus tard Monteverdi obtiendra ces effets de couleur par le seul emploi de l’harmonie et du rythme, maintenant il use surtout de l’orchestre. En cela il se montre étonnamment sensible au pouvoir expressif de chaque instrument et à ce que nous nommons le coloris instrumental, mais il ne se révèle aucunement novateur, comme on l’a trop souvent dit.
Durant le cours du XVIe siècle, on avait appris à connaître que les trombones, les cornets, les trompettes étaient d’un merveilleux effet dans les scènes infernales, les trompettes et tambours dans les actions guerrières, les flûtes et les hautbois dans les intermèdes pastoraux, les violes dans les scènes d’amour ou de tristesse, les harpes, luths et régales dans les apothéoses célestes. C’est de cette manière que les instruments étaient employés par famille aussi bien dans les mystères, les sacre representazioni, que les intermèdes de cour. Monteverdi, en faisant appel à tous les instrumentistes du duc de Mantoue, ne s’est pas montré le moins du monde révolutionnaire, mais attaché au contraire à la tradition. Le progrès consistera à simplifier l’orchestre, à lui donner un autre équilibre, une assise plus stable, au détriment de son éclat et de sa variété.
Ce qui, par contre, est tout à fait particulier à Monteverdi, c’est l’emploi de morceaux symphoniques à la manière de véritables motifs conducteurs pour assurer l’unité du drame et exprimer des sentiments déterminés. Le morceau intitulé Ritornello, mais qui n’est pas une ritournelle au sens où l’on entend d’ordinaire ce mot (puisqu’il n’est pas associé à un chant auquel il emprunterait ses motifs mélodiques) semble être comme le leitmotif d’Orphée. Il est sonné durant le prologue entre les strophes chantées par la Musique pour annoncer le sujet de la pièce, il reparaît avec de légères modifications à la fin du deuxième et du quatrième acte. De même la symphonie à 7 qui éclate comme une impérieuse supplication à la fin du deuxième acte, reparaît modifiée et jouée pianissimo par des violes et un positif au moment où Orphée se prépare à monter dans la barque de Caron endormi en invoquant les divinités infernales. Elle est jouée de nouveau à 7 parties après la prière d'Orphée Rendetemi il mio bene, Tartarei numi et clôt le troisième acte succédant au chœur des esprits : Nulla impresa per uom si tenta in vano. Elle exprime l’audace amoureuse d’Orphée qui implore moins les dieux qu’il ne leur commande. Enfin la symphonie infernale qui ouvre l’acte III jouée par les tambours, les cornets et les régales reparaît au cinquème acte après le désespoir d’Orphée comme l’obsession des lieux où demeure Eurydice.
Une Toccata sert d’ouverture au Prologue. C’est un morceau magnifique à quatre parties au rythme impérieux et saccadé. Il semble écrit pour les cuivres (clarino, vulgano, trombe con sordine), mais en fait il était joué deux fois par tous les instruments et une fois par les cuivres (18). Ce morceau avec ses traits en séquences, ses sonneries joyeuses est très caractéristique de la manière instrumentale de Monteverdi. La ritournelle qui suit et que nous pouvons considérer comme le leitmotiv d’Orphée est construite sur le dessin rythmique de la basse répétée quatre fois en séquences rigoureuses. Ce procédé rappelle de très près celui des ritournelles des scherzi musicali, ainsi que la ritournelle initiale de la Rappresentazione di Anima et di Corpo de Cavaliere. La ressemblance est encore plus frappante pour la ritournelle de l’air d’Orphée au deuxième acte : Ecco pur ch'a voi ritorno. La basse reproduit également quatre fois en séquence le même motif mélodique et rythmique que les deux « petits violons à la française » brodent de dessins en tierces d’une élégante simplicité. Nous avons vu que l’air d’Orphée obéit à un schéma métrique rigoureux. Même disposition pour la ritournelle à 5 du second air d’Orphée : Vi ricorda, o boschi ombrosi, également mesuré. Monteverdi semble donc s’être souvenu pour ces ritournelles des formules rythmiques chères aux compositeurs français. L’écriture, comme celle des ballets français, en est très peu polyphonique, des accords plaqués soutiennent le dessin mélodique joué en tierces par les violons.
Les Sinfonie ne sont jamais soumises à la contrainte d’un dessin rythmique longuement répété. Leur écriture est libre et variée. Si la Sinfonia à 5 qui clôt gaiement le premier acte rappelle un peu le style des ballets français, celle qui nous introduit aux rives infernales, avec ses lourds accords homophones coupés de silences, est bien personnelle à Monteverdi et l’on ne voit pas dans l’art contemporain à quoi l’on pourrait la comparer.
D’autres symphonies ont un caractère polyphonique, celle, par exemple, à 7 parties, qui célèbre la victoire de l’Enfer sur Orphée, jouée par les cornets, les trombones et les régales (19), cette magnifique sinfonia rappelle les somptueuses sonates de Gabrieli.
Au premier acte, la curieuse ritournelle qui précède le trio des bergers est un véritable ricercar d’orgue à 5 voix sur un dessin de basse obstinément répété en séquences.
Deux thèmes y sont travaillés en canon avec ingéniosité. Que vient faire dans cet opéra ce morceau d’église, d’un émule de Gio. Gabrieli et de Claudio Merulo! Il dégage l’impression de rudesse et d’âpre gravité qui peut le mieux convenir à de véritables bergers. Nous sommes ici parmi les montagnes de la Grèce et non dans l’Arcadie factice des académiciens d’Italie.
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Monteverdi n’est pas l’homme d’une formule. Il emploie toutes celles qui sont en usage de son temps, toutes celles qu’il a lui-même inventées ou perfectionnées. A côté des ritournelles à schémas métriques rigoureux, les sinfonie homophoniques et polyphoniques, les Toccate, les Ricercari, les moresques. A côté des récitatifs dramatiques, les airs récitatifs, les airs strophiques, les airs mesurés, les chœurs homophones ou contrepointés, les ballets joués, chantés et dansés. Monteverdi a mis au service de la forme nouvelle de la tragédie récitative toutes les ressources techniques dont pouvait disposer son génie. Il a fait du spectacle aristocratique de Florence le drame musical moderne, débordant de vie, roulant dans ses flots sonores les passions humaines.
HENRY PRUNIÈRES.
(1) Cf. Solerti, Musica, Ballo e Drammatica, passim.
(2) Davari, Notizie biografiche del Monteverdi, p. 9.
(3) Eitner l’a publiée presque intégralement. M. Vincent d’Indy en a donné des fragments en traduction française dans son édition de la Schola Cantorum. Une édition pratique et complète, excellente a tous égards, vient d’en être donnée chez Chester à Londres par G. Francesco Malipiero. Nous nous référons à cette édition à laquelle nous empruntons nos exemples.
(4) Edit. Malipiero, pp. 44-45.
(5) Ibid., p.50.
(6) Ibid., p.53.
(7) Ibid., pp. 87-89.
(8) Ibid., p. 7,
(9) Ibid., p. 3.
(10) Ibid., pp. 105-106.
(11) Cf. Henry Prunières, Monteverdi and french Music. The Sackbut, November 1922.
(12) Orfeo, p. 33 et 40.
(13) Ibid. p. 127.
(14) Ibid., p. 92.
(15) Ibid. p. 9.
(16) Ibid., pp. 53-54.
(17) Ibid. p.12.
(18) Pour en permettre l'exécution par les trompettes munies des sourdines, on devait monter d’un ton et jouer le morceau en re au lieu d'ut majeur. Voir les indications d’exécution. Edit. Malipiero, p. 1.
(19) p. 116.
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