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mardi 2 septembre 2025

1802 — Le scandale de l'enterrement de Marie-Adrienne Chameroy, danseuse à l'Opéra de Paris / Le poème de François Andrieux.

Dans ses Chroniques et légendes des rues de Paris, parues en 1864 chez E. Dentu à ParisEdouard Fournier (1819-1880) rapporte les tristes circonstances de l'enterrement de Marie-Adrienne Chameroy, danseuse de son métier, décédée à 23 ans des suites d'une couche. 

 
Saint Roch et son chien sortent de l'église Saint Roch pour en refuser l'accès à la défunte 
Lithographie coloriée à la main, conservée aux Musées de la Ville de Paris et au British Museum

" [...] Le 15 octobre 1802, une des plus agréables danseuses de l'Opéra, mademoiselle Adrienne Chameroy, était morte, dans ce quartier, qui depuis plus d'un siècle était celui des mœurs faciles. Saint-Roch était sa paroisse, on l'y porta. Le curé, M. Mardhuel, en fit fermer les portes, disant qu'une femme de théâtre ne pouvait, même morte, être admise dans le saint lieu et avoir part aux bénédictions de l'Église. Grand scandale et longue rumeur, surtout dans cette partie fort nombreuse alors de la population, que le rétablissement du culte avait fait murmurer, et qui, avec raison, ne pouvait admettre que les églises n'eussent pas été rouvertes pour tout le monde. L'affaire eût sans doute dégénéré en émeute, si le comédien Dazincourt n'eût calmé l'effervescence de ses camarades qui accompagnaient avec lui le convoi, et si un desservant voisin, celui des Filles-Saint-Thomas, devenue succursale de Saint-Roch, n'eût montré plus de tolérance et d'hospitalité. Il ouvrit toutes grandes les portes à la pauvre pécheresse, fit dire l'office pour elle, et l'accompagna jusqu'au cimetière Montmartre, où son tombeau se vit longtemps près de celui que les restes du philosophe Saint-Lambert devaient venir occuper peu de temps après.

Le retentissement de cette affaire fut très long. L'opinion publique froissée ne se calma qu'après une satisfaction que le premier Consul [Napoléon Bonaparte] fit un peu attendre, mais qui fut exemplaire et solennelle. Il avait rétabli la religion, et non ses abus ; le culte et non la superstition. Il exigea de l'archevêque que le curé Mardhuel [ou Marduel] serait condamné à trois mois de retraite, et il fit savoir luimême au public, par un article publié dans le Moniteur du 21 novembre suivant, (30 brumaire), la punition infligée au prêtre intolérant. Voici cet entrefilet, comme dirait un journaliste d'aujourd'hui. On y reconnaîtra la griffe du lion. « Le curé de Saint-Roch, dans un moment de déraison, a refusé de prier pour mademoiselle Chameroy, et de l'admettre dans l'église. Un de ses collègues, homme raisonnable, instruit de la véritable morale de l'évangile, a reçu le convoi dans l'église de Saint-Thomas, où le service s'est fait avec toutes les solennités ordinaires. L'archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de Saint-Roch, afin qu'il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la méditation il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses, conservées par quelques rituels, et qui, nées dans des temps d'ignorance, ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leurs niaiseries, ont été proscrites par le Concordat et la loi du 18 germinal. »

Le dernier mot chez nous, même dans les choses sérieuses, est toujours aux faiseurs de chansons et aux plaisants. La chose finie, ils s'en amusent encore. Le rire cette fois vint d'Andrieux, et ce nom suffit pour prouver qu'il fut modéré, du bout des lèvres, et sans grand éclat. C'est dans une brochure en vers de quelques pages qu'il retentit avec une malice plus voltairienne d'intention que d'effet. Elle a pour titre: Saint Roch et saint Thomas à l'ouverture du céleste manoir pour mademoiselle Chameroy.

La danseuse se présente au porte-clefs du ciel. Saint Pierre lui dit qu'avant d'entrer il faut passer par l'église, et lui demande si elle n'a pas quelque bienheureux dans ses connaissances. Je dois, répond-elle(2 ), Je dois connaître un saint en ic en oc, Dont à Paris, j'étais la paroissienne, Aidez-moi donc, serait-ce point saint Roch ? On le fait venir. Il questionne la belle, l'interroge sur ce qu'elle a fait dans le monde, et quand elle a répondu, en pécheresse sincère, il la repousse en patron bourru. Elle se désole, saint Pierre la rassure : Consolez-vous, dit l'indulgent apôtre : Quand par hasard un saint nous veut du mal, On peut souvent être aidé par un autre. Adressez-vous au complaisant Thomas Qui par bonheur demeure à quatre pas. Saint-Thomas l'accueille, la bénit, elle monte au ciel, et Andrieux, finit par ces vers d'heureux présage pour la béatification future de l'Opéra tout entier : Ô vous soutiens de ce bel Opéra, Tous que sur terre on fête, on préconise, Qu'on applaudit, et qu'on applaudira, En attendant que l'on vous canonise, Vestris, Millet, Delille, et cætera ; Troupe élégante, aimable, bien apprise, Vous voilà donc en paix avec l'Église ! En paradis chacun de vous ira, Mais que ce soit le plus tard qu'il pourra.

Le poète avait dit son mot, les saints voulurent dire le leur. Un rimeur de la même veine le leur prêta, dans une brochure de taille pareille qui a pour titre : Réponse de saint Roch et de saint Thomas à saint Andrieu. Dieu, jouant le rôle du premier Consul, met saint Roch en pénitence, et la brochure se termine ainsi : 

Lors tous les saints d'applaudir avec feu 
Le jugement, la sagesse de Dieu. 
Saint Thomas part, retourne vers ses filles.
Le vieux saint Roch va se mettre sous grilles, 
Saint Andrieu prend le petit chemin 
Qui le conduit dans le trou de Dabin. 

C'est chez Dabin que la brochure d'Andrieux avait paru. Sa boutique se trouvait dans un coin du Palais du Tribunat (Palais-Royal) au bas de l'escalier de la bibliothèque.

Telle est la fin de l'histoire de l'enterrement de mademoiselle Chameroy, et du couvent des Filles-Saint-Thomas, dont les cloches ne s'étaient guère réveillées que pour cette pécheresse.  [...] "

A l'époque des faits, le Journal officiel rendait ainsi compte de ce qui s'est passé à Paris au sujet de l’enterrement de Mlle. Chameroy, et de la punition infligée au prêtre qui a refusé son ministère. Le curé de St. Roch, dans un moment de déraison , a refusé de prier pour Mlle Chameroy et de l’admettre dans son église. Un de ses collègues plus raisonnable, instruit de la véritable morale de l’évangile, a reçu le convoi dans l'église des Filles St. Thomas, où le service s'est fait avec toutes les solennités ordinaires. L’archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de St. Roch, afin qu’il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de prier, même pour les ennemis, et que rappelé à ses devoirs par la méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses consacrées par quelques rituels, et qui, nées dans le temps d’ignorance, ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leurs niaiseries, ont été proscrites par le concordat, et par la loi du 18 germinal.

La bien venue — Le début de Mademoiselle Chameroy en paradis

Querelle de Saint-Roch et de Saint-Thomas, sur l'ouverture du Manoir céleste à Mademoiselle Chameroy. Un poème en décasyllabes de François Andrieux. (1)

Du paradis savez-vous la nouvelle ?
Ces jours derniers, une morte encor belle,
Toucha le seuil du céleste manoir.
Elle était pâle; et sa tendre prunelle,
En s'éteignant, jetait une étincelle
Faible, et semblable aux feux mourants du soir.

Le vieux Saint-Pierre , à son poste fidèle ,
Par la pitié se sentit émouvoir :

— Ma chère enfant, ma belle demoiselle,
A vingt-trois ans, quoi! vous venez nous voir.
Que je vous plains !... que la mort est cruelle !
J'aurais jadis , soit dit sans vous flatter,
Pris grand plaisir à vous ressusciter ,
Mais j'ai perdu ce talent efficace.
En paradis vous cherchez une place ?
Eh! mieux que vous qui peut la mériter ?
Vous êtes jeune , aimable , intéressante !
Mais apprenez l'étiquette, le ton ;
On n'entre pas sans avoir un patron ;
Comme à la cour, il faut qu'on vous présente.
Pour satisfaire à ce devoir commun,
Parmi nos Saints, n'en serait-il pas un
Qui vous connût ou qui sans vous connaître
Voulût de vous répondre auprès du maître ? 
Je briguerais cette faveur pour moi ;
Mais un portier se tient dans son emploi.
Je n'ai point droit à la cour de paraître.

— De vos bontés, répondit Chameroy
Je suis touchée. Autant qu'il m'en souvienne, 
Je dois connaître un Saint en ic, en oc ? 
Dont à Paris j'étais là paroissienne....
Aidez-moi donc. 
                 — Serait-ce point Saint-Roch? 
— Oui, ma demeure était près de la sienne. 
À dire vrai nous nous voyions très peu ; 
Mais je payais avec beaucoup de zèle 
Pour le fêter, pour parer sa chapelle, 
Pour la façon d'ornement rouge ou bleu ; 
Que sais-je, moi ! pour l'avent, le carême...
Huit jours encor ne sont pas révolus 
Depuis que j'ai payé certain baptême,
Vingt-cinq louis que Saint-Roch a reçus 
De fort bon cœur. — Eh ! n'en dites pas plus. 
Certes, ce Saint aurait mauvaise grâce 
À refuser de vous servir d'appui : 
En assurance adressons nous à lui.
Fort à propos, voilà son chien qui passe ; 
Voilà le maître... ils ne se quittent point.

— Mon frère Roch, vous venez tout-à-point. 
J'ai dans ma loge une charmante dame 
Qui vous connaît, et de vous se réclame ; 
Accourez donc. 
                        
                         Roch arrive : — Pourquoi 
Me déranger ? et que veut-on de moi ?

La belle expose en tremblant sa requête. 
Roch l'interrompt, et d'un ton malhonnête :

— C'est bon, c'est bon....que faisiez-vous là-bas ?
Votre métier? 
                         — Mon art était la danse.
Je m'appliquais à former en cadence, 
À dessiner mes mouvements , mes pas ; 
Pour mon pays ces jeux ont des appas ; 
Et chaque soir sur un brillant théâtre 
Aux yeux ravis d'un public idolâtre, 
Je figurais, dans un ballet charmant, 
Tantôt la reine, et tantôt la bergère ; 
On s'enivrait de ma danse légère ; 
Le magistrat, le guerrier, le savant, 
La fille assise à côté de sa mère, 
Venait goûter un plaisir élégant.

— Fi ! reprit Roch,  fi ! quelle extravagance ! 
Je ne suis point ami de l'élégance ; 
Je suis grossier, et dur par piété ;
À Montpellier ,  né de pareils honnêtes,
Pouvant jouir de la société, 
De ses douceurs , j'allai parmi les bêtes.
Au fond des bois vivre seul, ennuyé,
Ayant mon chien pour tout valet de pied.
Sur un fumier j'y mourus de la peste ,
Et vous venez d'un air pimpant et leste ,
M'importuner de ballets, de plaisirs !
La danse ! ô ciel ! rien de plus immodeste.
Puisqu'à ces jeux vous perdiez vos loisirs.
Soyez damnée, et sans miséricorde.
Allez-vous en : que mon chien ne vous morde.

Pierre rougit de ce discours brutal.
— Consolez-vous, dit l'indulgent apôtre ; 
Quand par hasard un Saint nous veut du mal 
On peut souvent être aidé par un autre. 
Adressons-nous au complaisant Thomas 
Qui , par bonheur, demeura à quatre pas. 

Pierre l'appelle, et lui conte l'affaire. 
Thomas sourit : — On peut vous satisfaire...
Très volontiers... Je veux vous dire un mot ; 
Éloignons nous ma belle enfant, pour cause 
Et parlons bas. Ce Saint-Roch est un sot, 
Un triste fou que la joie indispose, 
Qui n'a rien vu, qui ne sait pas grand chose, 
Cela croit tout ; moi, je suis Saint Thomas ; 
A moins de voir, je dis : je ne crois pas. 
Fort aisément je croirai, par exemple, 
Que vous laissez là-bas bien des regrets ; 
Ces traits charmants qu'ici mon oeil contemple, 
Un peu changés, ont encor tant d'attraits ! 
Je vois des pieds, je vois des mains charmantes, 
Et qui devaient être bien caressantes.
Elles étaient libérales aussi ; 
J'en suis certain.  Or, pour entrer ici, 
C'est un grand point, un point cher aux apôtres.
Il faut toujours payer avec nous autres, 
Vous le savez.
                              — Eh bien , s'il est ainsi, 
Laissons l'emphase et les compliments fades, 
Reprit la belle, et soixante louis 
Que mes amis, mes braves camarades 
Vous donneront.                                   
                            Ces mots à peine ouïs,
Thomas ouvrait de grands yeux réjouis :
— Aux saints canons quand on est si soumise,
Chez nous, dit-il, on est sans peine admise.
Venez, venez. 
                             Pierre les introduit.
Thomas s'avance, et Chameroy le suit.
Elle entre au ciel. Son air touchant, modeste,
Charme soudain toute la cour céleste.
Le bon patron avec ardeur la sert ;
Vite il s'empresse, il arrange un concert;
Le roi David .avec Sainte Cécile
Font résonner une corde docile ;
On exécute, en genre. italien ,
Une sonate, et monsieur Saint-Julien,
Ménétrier et racleur de campagne,
D'un aigre archet, trop fort les accompagne.
Á leurs accents, notre belle dansa.
Dieu la voyait, elle se surpassa ;
Les chérubins, les thrônes, les archanges ,
Étaient ravis, la comblaient de louanges.
Le roi David, danseur très vigoureux,
Quitta sa harpe, on eut un pas de deux
Vraiment divin ; ce fut une soirée
Douce, rapide, au plaisir consacrée.
On s'amusa comme des bienheureux;
Et le ballet, goûté des trois personnes,
Trompa du ciel des longueurs monotones.
La Sainte Vierge, au moins de temps-en-temps,
Dit qu'il faudrait avoir ces passe-temps ,
Bal, opéra, concert ou comédie.

Le Saint-Esprit, qui veut plaire à Marie,
Prend la parole: — Élus du paradis, 
Voilà pourtant ce que la barbarie, 
Un zèle faux, repousse, excommunie !
De ces talents par vous-même applaudis, 
Vous jouissez, vous sentez tout le prix ! 
Vous les aimez, et Roch veut qu'on les damne !
Assurément ce Roch est un profane ;
Mais la beauté, les talents sont sacrés. 
Bien avant nous, ils étaient adorés. 
Vous le savez, vous avez lu l'histoire. 
Protégeons les, ils feront notre, gloire 
Et nos plaisirs. Des arts les favoris, 
Chers aux mortels, chez nous seraient proscrits! 
Non, non, jamais... 
                                  Aux auditeurs ravis, 
Le mouvement parut très oratoire.
Le Saint-Esprit gagna tous les esprits. 
Décret soudain : conforme à son avis. 
On ajouta pour laver tout scrupule, 
Qu'on en ferait rendre à Rome une bulle.

O vous, soutiens de ce bel Opéra, 
Vous, que sur terre en fête, on préconise,
Qu'on applaudit et qu'on applaudira, 
En attendant que l'on vous canonise, 
Vestris , Miller , Delille , etcetera. 
Troupe élégante, aimable, bien apprise, 
Vous voilà donc en paix avec l'église  !
En paradis chacun de vous ira ; 
Mais que ce soit le plus tard qu'il pourra.

(1) François Andrieux (1759-1833), Querelle de Saint-Roch et de Saint-Thomas, sur l'ouverture du Manoir céleste à Mademoiselle Chameroy. À Paris, de l'imprimerie de Pierre, rue du Paradis, n°. 3. [s.d., 1802].

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