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vendredi 1 août 2025

Munich 21 juin 1868 — Les Maîtres chanteurs de Nuremberg de M. Wagner — Une chronique de Maurice Cristal

Angelo Quaglio le jeune - Projet pour le 2ème acte (1868)

En 1868, peu après la première du 21 juin, la revue mensuelle Le Correspondant (éditée par Victor-Amédée Waille à Paris) offrait à ses lecteurs une longue chronique musicale consacrée à la première des Meistersinger von Nürnberg de Richard Wagner. Le chroniqueur Maurice Cristal livre des informations qui restituent bien l'atmosphère de la représentation et la réception de l'oeuvre. Il s'éloigne parfois du coeur du sujet pour se lancer dans de longues digressions, qui ne manquent cependant pas d'intérêt.

in Süddeutscher Telegraph 24/06/1868


CHRONIQUE MUSICALE — LES MAÎTRES CHANTEURS DE M. WAGNER 

Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, opéra de M. Richard Wagner, ont été représentés au Théâtre-Royal de Munich, devenue l’Athènes de l’Allemagne moderne, le dimanche 21 juin 1868. Cette séance, depuis longtemps annoncée et très-vivement attendue, a été splendide. Le roi avait mis la salle de spectacle, avec tout le matériel, tout le personnel, à la discrétion de son protégé. On a fait des prodiges pour la mise en scène. Ainsi au deuxième acte, dont les scènes se passent dans une rue de Nuremberg, les coulisses ont été supprimées pour faire place non plus à des décors et des trompe-l’œil, mais à de vraies maisons moyen âge se profilant dans une longueur décroissante. Ce système, qui a pour avantage de rendre inutile tout progrès dans la peinture, toute science dans la perspective décorative, a été jugé très-ingénieux. Il est ruineux, c’est un de ses mérites, et il est le témoignage touchant d’un retour naïf à l’enfance de l’art. On a laissé, pendant des mois entiers, défaillir les recettes pour que les répétitions journalières pussent être suivies sans interruption. Des virtuoses et des choristes ont été engagés. Le crédit accordé était illimité. Or on sait combien il en coûte de soins et de dépenses à nos théâtres, dont le personnel est si nombreux et le matériel si abondant, pour arriver à une de ces représentations irréprochables qui sont la gloire de notre capitale. Munich a pu rivaliser avec Paris et le Théâtre-Royal ne l’a point cédé à notre grand Opéra. La dépense de cette mise en scène, qui s’est reproduite trois fois seulement à Munich, se chiffre à cinquante mille florins. 

Le spectacle était annoncé pour six heures. Dès cinq heures et demie, la salle était envahie. À l’heure précise, le signal du chef d’orchestre imposait le silence à l’auditoire attentif et l’ouverture commençait. Chacun était à sa place. Le roi avait eu la politesse de devancer l’heure ; il était arrivé sans escorte, avec la simplicité gracieuse d’un dilettante empressé.

La loge royale est au premier étage de ce théâtre qui, comme disposition, rappelle notre salle des Variétés, et qui, comme proportions et austérité, ressemble à notre Odéon, ce singulier théâtre, qui rempli paraît vide, illuminé demeure obscur, et qu’on dirait toujours en deuil, même sous la blancheur et les dorures des enjolivements qu’on lui a récemment donnés. Cette loge, qui fait face à la scène, est séparée des galeries voisines par deux cariatides, et n’occupe en hauteur que l’espace d’un étage ; un lustre modeste l’éclaire. C’est un salon bourgeois peu étendu, mais de bon goût. Le roi entre : personne n’est dérangé ; aucune effervescence officielle ou factice n’accompagne la présence du maître, et les spectateurs venus de l’étranger ne soupçonnent pas même que le souverain est là. 

L’ouverture de l’opéra, enlevée avec beaucoup de feu par un orchestre hors ligne, provoque quelques applaudissements sans éclat, et M. Wagner, qui ne s’est point encore montré, vient prendre place dans la loge royale à côté de son protecteur. 

Tel nous l’avons vu à Paris lors de la représentation du Tannhäuser, et lorsqu’il donna au Théâtre-Italien ses concerts qui furent le signal d’une guerre civile chez la gent irritable des écrivains, des peintres, des musiciens, rassemblés comme une ménagerie disparate, au foyer aristocratique de Ventadour ; tel, à Munich, nous est apparu de nouveau M. Wagner, point rajeuni, mais point vieilli. C’est toujours cet homme entre deux âges, long et maigre, roide, impérieux, hostile à qui ne l’admire point, peu servile à qui l’admire. Le bas de son visage est sans beauté et point plaisant, le nez s’écrase vulgairement ; mais le front est noble, élevé, débordant de conceptions hardies et d’imaginations téméraires. Sur ce front est peinte l'audace des révoltés. Dans les yeux, qui ne manquent pas de fascination, se combattent et s’amortissent deux sentiments contraires : l’inébranlable volonté, tempérée par la douceur des mystiques rêveries. 

Jusqu’à la fin de la soirée, Louis II a gardé M. Wagner dans sa loge, échangeant avec lui de courtes observations et multipliant sans apparat, sans morgue, les publiques marques de son affection pour sa personne, de son admiration pour son talent. C’est là que, pendant toute la représentation, les regards et les bravos ont été trouver le poète des Maîtres chanteurs, de Lohengrin, de Tristan et Iseult, de Rienzi. La pièce terminée, le rideau s’est relevé : on a rappelé tous les artistes, puis l’auditoire entier s'est retourné vers la loge royale,  . Wagner, acclamé par une ovation unanime, a été sommé de recevoir les félicitations des spectateurs. Il a longtemps décliné ce flatteur hommage que les convenances ne lui permettaient pas d’agréer à côté de son royal Mécène. Mais, sur l’invitation de Louis II, il a dû se montrer au-devant de la loge et saluer le public. L’allégresse n’a plus connu de bornes, et l’on a fêté avec enivrement le roi sagace et généreux qui a su réserver à son protégé cette exceptionnelle distinction, qu’aucun artiste et aucun personnage n'ont encore obtenue.

À Paris, à Berlin, à Vienne, cet excès d’honneur a fait un peu sourire et du compositeur et du prince. Certes, partout, on voit avec reconnaissance Louis II chercher, par un noble choix, à conquérir à son pays la supériorité dans les lettres et dans les arts ; mais peut-être un peu d’excès gâte ces intelligents efforts. M. Wagner n’est pas sans valeur, nous l’admettons volontiers, mais la mise en scène des opéras de ce libelliste-musicien ne vaut pas qu’on la traite comme un événement capital. Semblables excentricités ont été, de tout temps, coutumières chez les potentats allemands. Le duc Maximilien, qui vivait au dix-septième siècle, avait rapporté d’Italie, où, jeune, il avait passé plusieurs années, la manie de l’architecture. C’est un éloge, puisqu’il fut bon architecte et que Munich, qui lui doit son aspect de grandeur et d’élégance, date de ce règne sa véritable importance comme cité. Mais Maximilien sut ne pas oublier ses devoirs de prince, et entre Gustave-Adolphe et Wallenstein, il joua un grand rôle dans la guerre de Trente ans, de laquelle il rapporta le titre d’électeur. Plus encore que le duc Maximilien, l’électeur Maximilien-Joseph, fait roi de Bavière par la France en 1805 et allié des Français jusqu’en 1815, concourut à embellir, en l’agrandissant, la capitale d'un royaume sorti de la révolution qui avait menacé tous les trônes. L’architecture était aussi une de ses manies. Ce fut lui qui traça le plan du faubourg Maximilien, devenu la ville nouvelle où sont réunies à peu près toutes les grandes constructions, tous les monuments de date moderne et qui, avec moins de tristesse et plus de variété, ressemble aux quartiers opulents de Londres. Son fils Louis, roi de 1824 à 1848, a partagé les goûts et suivi les traces du duc Maximilien, fait électeur par l’Autriche, et de Maximilien-Joseph. Son enthousiasme pour les arts n’était pas sans bizarrerie et allait jusqu’à proscrire, par exemple, de son palais les meubles devenus nécessaires aux usages de notre temps et indispensables au confort sous un ciel humide et froid, pour tout sacrifier aux décorations imitées d’autres époques et d’autres climats. Dans le dernier siècle, c'était un spectacle qui prêtait à réfléchir que la cour de tous les principicules allemands, chez qui tout ce que comportaient de frivole la musique italienne, les comédies françaises et l’étiquette empruntée à Versailles, formait, avec exclusion expresse de ce que les lettres, le théâtre et le cérémonial peuvent présenter d’indispensable et de sérieux, les éléments de toute la civilisation, de tous les arts, de tous les plaisirs. Louis XIV était pour tous ces princes un modèle de grandeur et de dignité qu’ils s’empressaient d’imiter, n’arrivant en réalité qu’à le singer, chacun dans la mesure de son pouvoir et de l’étendue du pays qu’il gouvernait. Toutes les résidences princières de l’Allemagne de cette époque et toutes les grandes maisons de plaisance copiées sur Versailles le reproduisaient en miniature. La langue française a fourni toutes les désignations données à ces châtellenies, à ces parcs et à ces palais connus encore aujourd’hui sous les noms de Sans-Souci, Bel-Air, Mon-Plaisir. Le faste de Louis XIV, les mœurs de sa cour, la littérature française, les tragédies, les comédies, les opéras et les ballets de France, la musique, les virtuoses et les arts d’Italie, dans ce qu'ils pouvaient accuser d’excentrique et de léger, de gaspillage et de pompe étourdie, faisaient de la vie de ces princes un carnaval bizarre qui revêtait parfois une certaine originalité. 

Chaque prince avait à sa cour une armée de hauts dignitaires de la couronne, échelonnés hiérarchiquement comme la noblesse à Versailles. Les principautés s’épuisaient en fêtes mythologiques, soupers, comédies, sérénades, jeu de brelan, ballets et mascarades. Sur le théâtre, les princes dansaient en face du public et ne croyaient pas déroger ; ils avaient des maîtresses, des bâtards dont les frais d’établissement étaient payés par le trésor public. Du reste, ils étaient tous mélomanes de plus ou moins de talent et se seraient crus inexcusables de ne pas aimer la musique, de ne pas lui consacrer toute leur intelligence et de ne point lui donner le relief des maîtrises, des concerts et des spectacles. Malheureusement, il se mêlait à ce goût musical des extravagances incroyables. Le duc de Weimar passait son temps dans un cénacle de femmes ; avec elles il jouait du violon et ne cessait de fumer. Sa vie tenait du concert et du café chantant, c’était un sérail musical plus la tabagie. L’électeur palatin réunissait les premières dames de la cour sur son grand tonneau d'Heidelberg, où un orchestre de violons et de hautbois exécutait de la musique de danse, et tout le monde se mettait en même temps à danser, à chanter et à s’enivrer. La musique, la comédie française et le ballet se partageaient les goûts du prince héréditaire de Wurtemberg ; dans son théâtre, où tout le monde était impartialement reçu gratis, le public pouvait voir chanter, jouer et danser le souverain. Un autre de ces princes, le margrave de Bade-Dourlach, avait exclu les hommes de sa présence ; le service du palais était fait par soixante femmes de chambre vigoureusement constituées, écuyères habiles et mélomanes éprouvées. Lorsqu’il partait pour la promenade ou la chasse, ces dames, costumées en houzardes, montaient à cheval et servaient de garde du corps ; après la chasse, elles quittaient l’uniforme et reprenaient leur service. Elles chantaient de la musique profane à la chapelle, de la musique de fantaisie à l’opéra et la musique religieuse dans les bals concertants. Elles composaient l’orchestre du théâtre et des fanfares costumées en hommes, sonnaient le cor et la trompette à pleines lèvres, et formaient le personnel du ballet. 

Le margrave de Bade était un prince économe, il n’en a pas moins bâti le château et la ville de Carlsruhe. Nous ne comprenons plus ces mœurs, qui étaient générales alors, ni ces singularités, et nous avons bien raison. Pour se faire pardonner leur légèreté, ces princes avaient un sentiment quelquefois exquis des arts; ils y ont mêlé la manie et le mauvais goût; mais on se plaît à tort à ne citer que leurs excès ou leurs ridicules. Ainsi, le duc de Mersebourg avait dans son palais une salle toute entière consacrée à un seul instrument, la basse de viole. Il en avait réuni une énorme quantité et de toutes les dimensions. La plus grande, que le duc se plaisait à faire admirer à tous les voyageurs comme curiosité unique, était assez vaste pour contenir un groupe de huit personnes. Le manche touchait au plafond, qui était très élevé, et un escalier était dressé tout le long de l’instrument pour qu’on en pût à l’aise étudier les détails. Ce prince a racheté cette innocente bizarrerie par la protection très éclairée qu’il accordait aux arts et aux lettres. Il faut au moins ne pas nier ses qualités, si on se complaît à citer se excentricités. Ces traditions fantasques se perpétuaient dans toutes les petites cours allemandes. Le duc Émile-Léopold de Saxe-Gotha, qui professait pour Weber une si grande admiration, fut un modèle d'humour en ce genre : néanmoins on peut le compter parmi les hommes les plus intéressants et en même temps les plus étranges qui aient jamais occupé un trône en miniature. Quoique élevé sous les lois de la discipline militaire la plus stricte, il était l’adorateur passionné de l’art sous toutes ses formes, et ne savait pas moins bien tirer parti de la riche instruction qu’il avait acquise que des dispositions dont la nature l’avait doté. Malgré une bizarrerie qui souvent approchait de la folie, il avait les idées assez nettes, le bon sens assez ferme, pour aimer ses excellents et habiles ministres, pour travailler autant que possible aux progrès de ses petits États, pour y multiplier les établissements d’éducation et se refuser aux folles dépenses d’une force militaire qu’il regardait comme un enfantillage et un ridicule dans une principauté aussi bornée que la sienne. Pendant les guerres napoléoniennes, il n’avait cessé de marcher vers son but à travers les difficultés politiques, et de manière même à gagner l’estime du conquérant. Ce n’est pas que la fantaisie ne vînt souvent, d’un souffle capricieux, déranger l’équilibre de ses éminentes facultés. Un jour, brûlant du feu poétique, il écrivait des idylles du style le plus téméraire. Une autre fois il mettait ses propres vers en musique, ou bien il s’occupait avec ardeur à écrire aux amis qu’il avait dans la littérature, notamment à Richter, des lettres irréprochables de forme, de ton et animées des plus nobles pensées. Parfois le duc était saisi de l’envie d’essayer sur son entourage la pointe et le tranchant de son esprit, et, dans ce cas, il ne manquait jamais d’accorder quelque faveur particulière à ceux qu’il avait blessés de ses traits piquants. Parfois encore, dans les cérémonies officielles, lorsque la cour était rassemblée en grand gala, il apparaissait au milieu du cercle et passait de l’un à l’autre, disant quelques mots à chacun de l’air le plus gracieux, mais avec le ton officiel ; et, chose singulière, tout le monde demeurait interdit, décontenancé. — Qu’est-ce donc que vous a dit le duc? se demandait-on ensuite.— A moi, répondait le premier, il m’a dit tout bas, du ton le plus amical : Un, deux, trois. — A moi, poursuivait le second, il m’a dit avec un sourire charmant : Quatre, cinq, six

Le duc s’amusait ainsi à compter des chiffres aux oreilles de chaque membre de l’assemblée au lieu de leur adresser les insignifiantes paroles toujours en usage dans ces solennités banales. On l’avait vu aussi choisir une robe de femme pour costume de cour, ou revêtir la toge romaine avec des sandales rouges aux pieds et une couronne de fleurs sur la tête. Une fois, en récompense de quelque service d’État, il donna à un ministre un éventail qu’il avait pris des mains d’une dame. Presque tous les jours il se montrait avec des cheveux teints de couleur différente, et ses domestiques mêmes avaient peine à le reconnaître. Tel était ce prince excentrique, qui aimait les arts et les encourageait. On voit que le prince Louis II, protecteur de M. Wagner, ne manque pas de modèles, et que, s’il lui agrée d'être bizarre, il n’a qu’à continuer la tradition. C’est à l’électeur de Saxe, devenu roi de Pologne, qu’il ressemble le plus, surtout par la position vacillante que lui font les circonstances désastreuses de la politique contemporaine. La cour de Dresde a été un moment la plus brillante des cours princières de l’Allemagne, et l’électeur ne négligea rien pour faire de la cité allemande une résidence féerique réunissant à la fois les arts et le luxe du midi de l’Europe. L’électeur-roi était grand, fort, d’une adresse merveilleuse à tous les exercices du corps, chasseur intrépide, écuyer et cocher. Il aimait la guerre et la musique, les arts et les plaisirs, et se montrait au besoin danseur élégant et non moins infatigable. Placé entre deux voisins fort incommodes, Pierre le Grand et Charles XII, qui convoitaient son royaume et le menaçaient sans cesse, il se consolait des revers et des soucis de la politique avec de la bonne musique. On l’adorait à Dresde. Il surveillait lui-même son théâtre et s’occupait de la mise en scène. Ne vous semble-t-il pas voir là notre roi de Bavière ? Hélas ! s’il est bien qu’un souverain rende aux lettres et aux arts l’honneur qui leur est dû, il ne convient pas qu’il oublie les entraves et les charges de la politique. Lorsque Louis II, dans un moment où la couronne était en péril et tout son gouvernement en alarmes, s’échappait pour visiter en cachette à Zurich son ami le compositeur, il commettait une de ces fautes qui pèsent lourd dans la balance des destinées humaines. Peut-être il vaudrait mieux que le soin de conserver ses États partout menacés le préoccupât un peu plus et qu’il songeât moins aux exhibitions en loge royale de M. Wagner. Pendant qu’il prend son plaisir à se travestir tour à tour en personnage de théâtre et à se jouer à lui tout seul les opéras de son favori, sa couronne branle sur sa tête, et la comédie, tournant au sang et aux larmes, peut facilement mettre en deuil sa maison désemparée et bouleverser son trône. 

La valeur du livret dû à l’inspiration de M. Wagner repose sur la peinture exacte de la vie des maîtres chanteurs au moyen âge. Deux amoureux, dont la passion est contrariée par la bizarre idée d’un maître chanteur maniaque s’obstinant à mettre la beauté et la dot de sa fille en loterie ; le concours des maîtres chanteurs, dans lequel l’amant choisi l’emporte sur tous ses rivaux et conquiert la belle et la dot, tel est le programme. Mais la musique vaut mieux que le livret, qui se relève par quelques incidents bouffons, par des détails de mœurs assez intéressants et par quelques scènes très poétiques. 

Pour la musique, elle est suffisamment à la hauteur de ce qu’on a le droit de demander à M. Wagner. Faisons d’abord la part du feu, et avouons que nous avons avec regret entendu des morceaux longs, ennuyeux, prétentieux, absurdes, et qui ont lassé même un public disposé à tout applaudir. Nous déclarons aussi que, tout en admettant M. Wagner comme un novateur vaillant, nous ne voulons pas être injuste envers ses rivaux contemporains, MM. Auber, Thomas, Verdi, Abert, Glinka, Gounod, Bizet, Flotow, Saint-Saëns, David, Reyer, Dautresme, Massé, Liszt, Berlioz, ni surtout envers ses devanciers, Rossini, Weber, Hérold, Meyerbeer, Halévy, qui, par leurs mélopées récitatives, l’ampleur de leur composition, le mouvement dramatique de leur lyrisme, ont démesurément élargi, dans la musique théâtrale, la voie dès longtemps ouverte et illustrée par Kayser, Haendel, Cambert, Lulli, Campra, Rameau, Gluck, Mozart et Spontini. On est accoutumé à trouver, dans chacune des partitions de M. Wagner, de nobles inspirations, des pages grandioses, des scènes d’une perfection achevée. Les esprits chercheurs que lasse la routine n’ont pas longtemps à fouiller pour faire jaillir de ses compositions les innovations les plus inattendues et des étrangetés que rien ne pouvait faire prévoir. C’est là le charme et le péril des œuvres militantes et créatrices. Dans les Maîtres chanteurs, les curieux de nouveauté et de surprise auront lieu d’être satisfaits : ils trouveront du beau, du grand, du parfait, de l’inédit et de l’idéal, une orchestration merveilleuse, un miroitement sans exemple de sonorités et d’harmonies, et même de la mélodie, innovation qui entraînera sans doute une scission dans l’école. Cette partition ne ressemble à aucun autre ouvrage de M. Wagner, et toute comparaison égarerait dans l’appréciation difficile d’une œuvre si entièrement orchestrale que la réduction au piano semble n’en être que la moquerie, et si abondante en musique que trois auditions méditées, précédées des répétitions auxquelles ont été admis quelques dilettantes favorisés, n’ont fait que la révéler sous des aspects nouveaux. L’orchestre, les chanteurs, les masses chorales, trouveront dans cet opéra moins de facilité qu’à tout ce que M. Wagner a écrit. Néanmoins l’orchestre a été irréprochable, ainsi que les chanteurs. 

Avec M. Wagner, quand on parle de chant, il faut faire des réserves : dans le nouvel ouvrage, comme dans toute la musique de ce maître, les virtuoses ont à fournir peu d’émission pure de voix chantante. On parle — notez qu’il n’y a point de dialogue et que tout se passe en mélopée, en déclamation musicale — on parle donc, on s’égosille, on vocifère de temps à autre, presque toujours l’on crie. En Allemagne on appelle cela chanter, et la maladie règne aussi, croyons-nous, dans notre Conservatoire et sur nos théâtres de musique. Mais au moins, à Paris, cette manie de crier n’est point professée par les compositeurs et n’est pas le fond de leur musique et le plus net de leurs inspirations. Avec M. Wagner, les solistes, pour dominer l’orchestre qui fait rage, sont contraints à des efforts peu flatteurs pour l’auditoire, s’il n’a pas menti le proverbe où il est affirmé qu’il faut hurler avec les loups. Les virtuoses accoutumés aux opéras italiens et français, y compris ceux de Verdi qui font sans cesse abus de sonorité vocale, auront toujours d’énormes difficultés à vaincre et point de gloire à recueillir dans les opéras de M. Wagner, où l'orchestre seul tient la bonne place et domine tout. 

Parmi les morceaux qui méritent d’être remarqués, nous signalerons une marche dans l’ouverture, le chœur des apprentis, la scène de la rixe et deux airs de ténor, mélodies ravissantes par lesquelles sont rachetées bien des erreurs de goût. 

Il faut citer les principaux artistes qui ont concouru à cette exécution magistrale. Ce sont la poétique mademoiselle Mallinger, de Munich; la piquante madame Dietz; MM. Belz [pour Betz], baryton de l’Opéra de Berlin; Hœlzel, basse bouffe de l’Opéra de Vienne; Nachbauer, ténor de Darmstadt, et M. Schlosser, ténor bouffe d’Augsbourg, à propos duquel des histoires circulaient dans les couloirs du théâtre et dans les cafés de Munich. Ces bavardages ont été habilement exploités par les thuriféraires du maître, et nous allons les redire, bien qu’ils aient déjà été racontés à Paris par un homme d’esprit que met en relief la sagacité loyale de sa critique d'art. M. Schlosser, étant en représentation à Augsbourg, s’éprit d’amour pour la fille d’un meunier de la ville. Il demanda sa main. La fille pleura et supplia, et le père consentit. Mais il mit à son adhésion une condition qu’avaient réclamée les parents et alliés de la famille, ainsi que les mitrons, meuniers et boulangers de la noble ville d'Augsbourg, fort peu désireux de voir leur noble industrie, qui nourrit l’homme, souillée par l’alliance d'un comédien, d’un chanteur, d’un bouffe. La condition était que notre artiste quitterait la roture théâtrale et se réhabiliterait par la pratique ennoblissante de la meunerie. Lorsque M. Wagner monta les Maîtres chanteurs, il demanda à l’ex-ténor un concours qui fut refusé. Un concile fut assemblé dans la boulangerie principale d’Augsbourg ; il y eut de longs débats et l’on prononça une multitude de discours. La décision unanime fut qu’un meunier devait rester meunier et garder sa virginale blancheur que ternirait inévitablement la fumée de la rampe. Louis II sollicita à son tour, et le comité de la mitronnerie daigna consentir enfin à ce que M. Schlosser désertât le fournil pour cette représentation exceptionnelle. 

Le personnel choral de Munich a affronté sans broncher les dissonances les plus ardues, et ce n’est pas un mérite mince de chanter cette musique chargée, tourmentée, où l’esprit et l'oreille, continuellement en quête d’un point d’appui qui sans cesse fait défaut, ne sont que trop souvent entraînés à dévier de l’intonation. On n’a pas idée de ces dissonances, de ces cadences brisées. M. Lacome, admirateur de M. Wagner, en parle dans ces termes : « La résolution ne se fait plus sur un accord logiquement enchaîné, si désagréable que soit la dissonance. Agissant comme pour la fameuse cadence parfaite à laquelle l’auditeur intelligent est obligé de suppléer, M. Wagner, à force d’anticipations ou de retards, arrive à supprimer l’accord de la résolution, pour tomber sur le voisin qui n’offre souvent pas l'ombre d’un rapport avec le précédent. Malgré la conversion évidente du maître à la forme mélodique, la cadence parfaite continue à être bannie à perpétuité, ainsi que sa sœur cadette. La façon la plus humaine dont M. Wagner consent à terminer ses périodes, le mode le plus caressant, le plus charmant, consiste à remplacer l’accord parfait final par un accord de septième de troisième espèce sur la quarte augmentée du ton ; soit fa dièze, domi, pour le ton d'ut en supprimant la tierce la. » Ainsi il faut en prendre son parti. Mais les chanteurs, comment peuvent-ils ne pas vaciller à travers ces tonalités indécises et traîtresses ? 

On n’imagine pas le mal que tout le monde s’est donné pour apprendre cet opéra. Les musiciens qui ont exécuté le Tannhäuser à Paris et ceux qui composaient l’orchestre et les chœurs aux concerts donnés par M. Wagner à notre Théâtre-Italien, peuvent seuls s’en rendre compte. M. Wagner ne fait point les choses à demi. Il s’occupe de tout, veille sur tout, ne néglige rien. Il inspecte les décorateurs, les machinistes, le lampiste, les costumiers, les ouvreuses, les pompiers. Le bonhomme qui lève la toile a souvent maille à partir avec lui, s’il ne la remonte point dans le rythme voulu et s’il ne la fait point retomber en cadence brisée comme l’a recommandé le maître. 

À Paris, lors des répétitions, tout allait au pire. Rossini laisse les virtuoses se tirer d’affaire eux-mêmes, sûr que son œuvre s’imposera par sa clarté sereine, et c’est ce qui arrive. Meyerbeer circonvenait les indociles, et avec esprit, avec douceur, les soumettait à ses désirs. M. Verdi est farouche et grommelle sans cesse ; pourtant il est loin encore de Haendel, qui jetait les récalcitrants par la fenêtre, ou de Habeneck, toujours obstiné à leur casser les violoncelles sur la tête qui, perçant le bois fragile, ressortait de l’autre côté avec une collerette improvisée ressemblant assez à un carcan. M. Wagner serait assez porté à imiter Habeneck ; mais nos virtuoses français ont mauvais caractère et se sont montrés mal disposés à subir ses aménités. En outre, M. Wagner s’exprime difficilement en français ; puis il avait des signes à lui, et quand on ne le comprenait pas, il se mordait les lèvres, frappait du pied, se démenait et fixait sur les rebelles des regards de Méduse voulant les foudroyer. À Munich, on s’est moins tenu dans le désaccord, mais je gage que plus d’une fois les artistes harassés ont dû trouver que la gloire de M. Wagner leur coûte trop de fatigues et qu’on n’en est pas suffisamment récompensé même par une exécution irréprochable. 

M. Hans de Bulow a été l’âme de la fête. C’est lui qui a dirigé les interminables répétitions, les études minutieuses, toute cette mise en train soigneuse et détaillée que le public ne soupçonne point et sans laquelle on n’obtient que des succès inconsistants. À la représentation, c’est à lui qu’a été réservée la maîtrise de l’orchestre. Cela nous a étonné, car on se souvient qu’à Paris, lors de la représentation du Tannhäuser, M. Wagner avait imaginé de prendre lui-même le bâton de commandement, ce qui est contraire aux règlements du Grand-Opéra et à la tradition française, qui veut qu’on soit toujours courtois même devant les erreurs d’un maître et surtout en face des injustices du succès. Dietsch résista aux prétentions de M. Wagner, qui malencontreusement en afficha tant d’autres plus exorbitantes. Pourquoi, à Munich, où il dirige tout à son gré, M. Wagner n’a-t-il point fait ce qui semblait si bien dans ses désirs à Paris? Il faut dire que M. de Bulow, gendre de Lizst, ami intime et admirateur fanatique de M. Wagner, le remplace sans désavantage. 

Ce musicien très-savant, qui n’est point un inconnu dans notre capitale, conduit très-habilement son armée de chanteurs et d’instrumentistes. Quand on représente à Munich un opéra de M. Wagner, le rôle de chef d’orchestre n’est plus un emploi, une fonction, c’est un ministère, un sacerdoce. M. de Bulow est à la hauteur de son apostolat, et il l’a prouvé en cette occasion solennelle. L’armée des instrumentistes du théâtre de Munich, tous exécutants éprouvés, est aussi nombreuse et aussi disciplinée que celle du Grand-Opéra de Paris et que celle de notre glorieuse Société des concerts du Conservatoire. Il fallait voir comme ils étaient affairés pendant l’exécution de la terrible musique des Maîtres chanteurs. Sur leur pupitre chargé de musique, le papier rayé éclatait de blancheur sous la lumière crue des abats-jours ; jamais l’instrument ne quittait leur main : un œil sur les parties chargées de notes, l’autre œil sur le conducteur qui semblait les fasciner et leur donner le vertige, ils s’épuisaient en labeurs terribles, comme des rameurs éperdus sur la barque que fait danser la vague en courroux. Dès que M. de Bulow agitait sa main, ils ne respiraient plus. C’était pitié de les voir s’acharner sans répit à leur besogne bruyante, la sueur ruisselait de leurs tempes, le souffle leur manquait, et l’on avait des remords à songer qu’on était là pour se distraire, pendant que tant d’infortunés subissaient une torture imméritée. 

Au lieu de se tenir, comme M. Hainl, aux concerts du Conservatoire et à l’Opéra, près de la rampe et contre le souffleur, M. de Bulow se tient au centre de l’orchestre, debout, la main droite gantée de blanc, galanterie imitée maladroitement du Théâtre-Italien. La partition est devant lui, mais il ne jette les yeux que sur ses soldats rivés à leur pupitres ; car il sait par cœur, sur le bout du doigt, comme disent les enfants à l’école, toute la musique de M. Wagner, et, par conséquent, il n’ignore aucune des triples croches, aucune des harmonies, aucune des dissonances de l’énorme partition des Maîtres chanteurs, laquelle, dans la réduction pour piano et chant, ne compte pas moins de quatre cents pages, rudis indigestaque moles. [L'expression latine "rudis indigestaque moles" signifie "masse informe et désordonnée". Elle est tirée des Métamorphoses d'Ovide, où elle décrit le chaos originel. On l'utilise souvent pour parler d'un ouvrage volumineux et peu clair. ]

À Munich, il n’y a ni officieux confrère, ni énergumène complaisant, ni applaudisseur gagé ; vous m’entendez bien ? C’est pourquoi les bravos ont été unanimes, malgré une vingtaine de réfractaires que quelques partisans exagérés ont déclaré soudoyés par la France tout entière conjurée contre M. Wagner. Nous voulons constater qu’aucune acclamation ridicule n’a troublé la libre manifestation d’un auditoire, qui sans doute avait projeté de siffler le maître, mais qui a été contraint de se prosterner devant son génie foudroyant, comme l’assurent les partisans trop spirituels du maître. 

On remarquait dans la salle un assez bon nombre d’étrangers, accourus de Londres, de Paris, quelques Russes, des Hongrois, presque toute la presse musicale de Paris. On s’émerveillait fort de nos feuilletonistes, qui, non contents de s’être fait admettre aux répétitions, ont bravement suivi les trois représentations et ont écouté l’œuvre entière, partition en main. Au reste, les auditeurs signalés, ceux qui ont un nom, sont restés sur la brèche pendant la triple représentation et avaient affronté avec un égal courage les ennuis de la répétition. Quatre et cinq auditions, en effet, semblent à peine suffire pour bien se rendre maître de l’ensemble de cette musique complexe et touffue. L’Allemagne était représentée tout entière ; pas une de ses célébrités n’a fait défaut. Toute la nation était là en exhibition, avec son type particulier, ses lignes caractéristiques, ses nuances curieuses à observer, et surtout sa longanimité à tout écouter, tout mûrir, tout couver, harangues, sermons, concerts, opéras, dans une lourde et longue gestation, avant de manifester de l’enthousiasme ou du dédain. Certes, rien ne ressemblait en cette occasion à cette effervescence indomptable, à cette fiévreuse vivacité qui à Paris, à Madrid, à Naples, à Venise, prélude aux premières auditions, véritables batailles qui font trembler les plus hardis ; rien non plus ne rappelait ces élans subits, ces brusques transports qui tout à coup soulèvent une salle, l’enivrent d’enthousiasme ou de colère, la mettent en délire et couvrent pour jamais de gloire un homme hier inconnu, ou brisent sans retour une carrière illustre. 

Les Allemands ne courent pas aussi follement au-devant de l’émotion ; ils l’attendent avec patience, ils s’en nourrissent et ne la laissent prendre jour que dans l’ordre et la régularité ; chacun de leurs sentiments est comme étiqueté, parqué à sa place et mis en relief à son heure avec à-propos, utilité et profit; dans leurs spectacles, dans leurs concerts, dans leurs conférences, nulle interruption, louange ou blâme, ne vient s’opposer au développement mathématique d’une séance dont le programme est arrêté. Certes, la foudre tomberait sur cet auditoire méthodique, qu’on la prierait d’attendre que chaque morceau, suivant son lieu et place, soit exécuté sans hâte ni retard. Au concert l’instrumentiste joue, au théâtre le virtuose chante ; il peut être sublime à son aise ou s’égarer en fausses notes tant qu’il lui plaira; aucun auditeur, entraîné par l’expansion ou le déplaisir, ne soulignera d’un murmure caressant, d’un applaudissement involontaire sa sottise ou sa bonne inspiration. L’enthousiasme n’est pas moins sincère, l’impression n’est pas moins brûlante, mais elle ne se manifestera que lorsqu’elle ne portera aucun trouble dans le programme, qu’au moment consacré par l’habitude et l’étiquette, et que dans les formes autorisées par la tradition. Quand tout est fini, l’Allemand respire, il se consulte, hume son broc, savoure sa prise de tabac, et alors, si on lui demande quelle est son opinion, il vous répond qu’il n’en sait rien et vous le prouve compendieusement avec lenteur et avec une esthétique triomphante. 

Bien que la gloire de leur Wagner fût en question, nos bons Allemands ont donc évité de se prodiguer en agitations stériles. Ils ont applaudi après l’ouverture; ils ont laissé le premier acte s’écouler paisiblement: ils se tenaient sur la réserve. Pendant le premier entracte, ils allaient et venaient, causant discrètement en esthéticiens désintéressés des choses de ce monde ; on eût dit de grandes poupées de Nuremberg en bonne fortune d’art attendant qu’on remontât le ressort qui les fait vivre. Au second acte, la glace a été rompue : on s’est ému de certaines scènes délicates et tendres, puis quelques accents bouffons ont déridé ces buveurs de bière, et un rire homérique a accueilli la rixe qui précède la chute du rideau. Dès ce moment le succès a été toujours grandissant, et la représentation n’était pas achevée sans que chaque Saxon ne fût prêt à crier à tous les échos, et surtout du côté de la France, que M. Wagner est le maître des maîtres, et que s’il n’existait pas, la musique serait encore à inventer. 

Tout donc dans cette représentation a marché à souhait : les moindres détails ont produit leur effet ; la mise en scène a fait le plus grand honneur au régisseur, M. Hallvacher ; l'orchestre, les chœurs, les virtuoses, les machinistes, les costumiers ont fait merveille, et le rideau est tombé chaque fois dans son aplomb régulier sans écraser aucun choriste ni aucun chanteur attardé à quêter quelque miette des applaudissements accaparés par M. Wagner. Seule, l’horloge plantée au milieu de la frise du manteau d’Arlequin, et qui marque rigoureusement l’heure pour la satisfaction de tous ces Allemands, affolés de tout faire avec à-propos et ponctualité, a semblé protester contre les longueurs abusives d’une interminable partition. L’impitoyable M. Wagner n’épargne personne ; non content de harasser de fatigue ses artistes, il faut qu’il mette sur les dents son public, qui sans doute n’a pas payé pour être ainsi martyrisé. Comptez donc : avec les entr’actes, les Maîtres chanteurs ont duré six heures. Il a fallu donner des douches à un Sicilien, compatriote de Bellini, qui s’était fourvoyé là par mégarde. Il était sourd ; sa surdité est guérie, mais le malheureux est devenu enragé. Pareille infortune est survenue à Scudo et à Girard, chef d’orchestre à l’Opéra et des concerts du Conservatoire. Plusieurs fois on avait invité Girard à faire exécuter au Conservatoire quelques morceaux de M. Wagner. Après avoir parcouru les compositions qu’on lui vantait, un choix cependant habilement fait et la fleur du panier, Girard laissa tomber sur son pupitre avec un profond désespoir tout ce papier, qui blessait ses yeux. « Je me félicite, dit-il, que ce soit la musique de l’avenir; quand elle arrivera, je ne serai plus. » Il mourut quelque temps après, et l’on assure que c’est la musique de M. Wagner qui l’a tué. On sait que Scudo est devenu fou à une représentation du Tannhäuser. Ses voisins, alarmés de son agitation insolite, s’efforçaient de le calmer; mais il s’exaspérait. Bientôt il s’échappa en protestations de toutes sortes et demanda à quitter la place ; on l’en empêcha. A la fin du spectacle il était fou. Il est mort sans avoir été guéri. Ceci est de l’histoire et elle est peu gaie. 

On raille les novateurs, et c’est parfois justice; mais elle est innocente la plaisanterie qui s’associe à l’étude sincère d’une œuvre de talent, à l’admiration profonde des innovations heureuses d’un esprit hardi. Dans les Maîtres chanteurs, M. Wagner, qui n’en était pas à faire ses preuves, a montré une incontestable originalité. Nous ne lui marchandons pas l’éloge. 

La première représentation des Maîtres chanteurs au Théâtre-Royal de Munich a été une solennité magnifique à laquelle trop peu d’élus ont été appelés, mais qui doit réjouir tous les hommes qui ont le culte des nobles créations de l’art et de l’esprit. On peut se rallier à M. Wagner ou détester l’emploi que parfois il a cru devoir faire de son talent; mais la conception de son opéra, œuvre singulière et géante, la grandiose ampleur de l’interprétation, l’attention émue d’un public exceptionnel, la présence d’un roi éclairé qui choisit ses protégés et ne leur ménage point les encouragements, la réunion de tous les éléments qui contribuent au succès légitime d’un novateur militant et encore discuté, le concours de circonstances favorables qu’il est difficile de rencontrer, ont donné à cette fête une beauté, un prestige rares. 

Maurice Cristal.

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