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jeudi 31 juillet 2025

Première munichoise de la Pénélope de Gabriel Fauré

C’est la femme qui donne forme à l’absence, en élabore la fiction
car elle en a le temps : elle tisse et elle chante. 

Roland Barthes, in Fragments d'un discours amoureux

Le Festival d'été de l'Opéra de Munich a donné l'occasion de découvrir un trésor caché de l'histoire de l'opéra, Pénélope, poème lyrique en trois actes de René Fauchois sur une musique de Gabriel Fauré, un compositeur surtout connu pour son Requiem, ses mélodies et sa musique de chambre, dont on commémorait l'an dernier le centenaire de la mort. 

Suivantes et prétendants

Pénélope fait son entrée au répertoire de la Bayerische Staatsoper dans une production menée par trois maîtresses femmes : la cheffe finlandaise Susanna Mälkki est à la direction d'orchestre, la bavaroise Andrea Breth, qui fait ses débuts à l'Opéra de Bavière, assure la mise en scène et la mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva incarne le rôle titre. Que l'unique opéra de Fauré ait été confié à un triumvirat féminin semble aller de soi :  au cœur de l'opéra se trouve Pénélope, un personnage issu des derniers chants de l'Odyssée d'Homère, une femme combative dans sa passivité et fidèle qui a pendant des années  résisté avec succès aux tentatives de séduction d'hommes avides de pouvoir qui cherchaient à succéder à son mari Ulysse, que l'on croyait perdu, sur le trône. Face aux exigences brutales des prétendants grossiers, avides, goujats, le combat de Pénélope est celui de la lenteur et de la patience, celui d'une femme qui puise sa force dans son intériorité et dont les armes sont celles de l'ingéniosité du prétexte de la confection d'un linceul pour le père de son époux, chaque jour tissé, chaque nuit parfilé.

L'oeuvre est définie comme un poème lyrique. Ce sous-titre est loin d'être indifférent, il livre une clé de lecture de l'opéra et de sa composition musicale. Hegel l'a fort bien formulé dans ses Leçons d'esthétique« La poésie lyrique est à l'opposé de l'épique. Elle a pour contenu le subjectif, le monde intérieur, l'âme agitée par des sentiments et qui, au lieu d'agir, persiste dans son intériorité et ne peut par conséquent avoir pour forme et pour but que l'épanchement du sujet, son expression. » 

Andrea Breth explore la question de savoir si les retrouvailles entre Pénélope et Ulysse, le couple régnant, séparés depuis des années, peuvent être harmonieuses ou si elles risquent plutôt de s'accompagner d'aliénation et de déception. La metteuse en scène, réputée pour son réalisme psychologique et sa capacité à créer des atmosphères poétiques, investigue les états d'âme et la psyché de Pénélope.  

Dès l'ouverture, sa mise en scène expose les thèmes essentiel de la lenteur, de l'attente, de la monotonie et de l'ennui. La scène vide expose comme dans un musée des grands plâtres d'art antique, des statues muséales décapitées et démembrées, à l'exception de la statue d'un homme barbu assis et plongé dans ses pensées, peut-être une statue d'Ulysse méditant sur son rocher. Un homme en costume blanc pousse très lentement un fauteuil roulant dans lequel est assise une femme endormie, un autre homme lui aussi de blanc vêtu avance tout aussi lentement depuis le fond de la scène, puis se retire à reculons. Plus tard on se rendra compte que les deux hommes sont deux avatars d'Ulysse (le mendiant et le guerrier) et que la femme assoupie est Pénélope. Dans une scène plus éloignée, les rôles s'inverseront et c'est Pénélope qui poussera le fauteuil roulant où est assis Ulysse.

Victoria Karkacheva (Pénélope)


À la fin de l'ouverture un long caisson comportant trois pièces sort du côté cour et se dirige lentement vers le côté jardin. Un univers féminin pour la scène  initiale du premier acte. Des femmes sobrement vêtues de tenues aux couleurs sages et unies, du beige, du brun, du jaune pâle,... sont couchées les unes contre les autres, quatre femmes lavent du linge dans des lavabos, une femme agenouillée nettoie le sol. Le choeur des fileuses s'élève, une musique typiquement fauréenne aux tonalités gracieuses. Mais bientôt apparaissent des hommes en costumes et chapeaux mous, ils rôdent comme à l'affût de grivoiserie, ce sont les infâmes prétendants qu'accompagne une musique qui se fait menaçante. Le caisson continue de défiler, une quatrième pièce apparaît avec pour seul décor des bottes d'épis de blé, auprès desquelles Pénélope, assise à même le sol, brode avec soin le linceul toujours inachevé de Laërte, un linceul aux motifs végétaux dont les contours représentent des vagues bleues stylisées.  Une dernière pièce montre les prétendants en train de se gorger du vin d'Ulysse.

Andrea Berth a détriplé le personnage d'Ulysse. On voit la nourrice Euryclée en train de laver les pieds d'un jeune garçon qui n'est autre que le jeune Ulysse même si, pour un instant seulement, l'idée nous effleure qu'il s'agit de Télémaque, qui, avec Minerve, est un des grands absents du livret. Ulysse est joué par trois personnages, le jeune garçon, le mendiant et le roi d'Ithaque. Plus tard, Pénélope est représentée alitée inerte sur un lit qu'entourent les prétendants harceleurs, alors que dans la pièce à côté elle se trouve aux côtés d'Ulysse déguisé en mendiant. On voit Ulysse bander son arc. 


La scénographie fort bien agencée de Raimund Orfeo Voigt a encore prévu de montrer les carcasses bouchères de porcs destinées au festin du mariage de Pénélope avec un des prétendants. Une fois délestés de ces bovidés, les crochets serviront à suspendre des candidats au trône d'Ithaque, faits prisonniers, dans l'attente de leur exécution.

Euryclée (Rinat Shaham), Ulysse (Brandon Jovanovich)

Après l'entracte, la deuxième partie se déroule à nouveau dans le musée où un jeune berger fait paître deux moutons. C'est Eumée, le génial porcher d'Ulysse converti par René Faurois en berger, un être solaire porteur d'espoir, qui sur sa colline chante " le vent qui passe plein d’extases pacifiques !" Pendant mâle de la nourrice, le fidèle Eumée est, à l'égal d'Ulysse, conquérant ou mendiant, le second personnage masculin positif du livret. Quant à la nourrice, transformée en gardienne du musée, elle passe pas mal de temps à lire un livre qui semble la captiver. Aurait-elle trouvé un exemplaire de l'Odyssée ? C'est à présent au tour d'Ulysse de s'asseoir dans la chaise roulante poussée par Pénélope.

Pour leurs  retrouvailles, Ulysse et  Pénélope chantent leur fidélité. Les prétendants avancent comme une armée face à Ulysse, sans se douter encore du sort qui les attend. 


Le troisième acte se déroule à nouveau dans les pièces du caisson qui se font animalières : aux moutons et aux carcasses de porcs sont venus s'ajouter à présent des corbeaux dont la présence est un funeste présage qui annonce la mort des prétendants. Les suivantes de Pénélope, qui avaient dû subir les sévices sexuels de ces infâmes sont à présent munies de flèches puis de haches. Pour illustre le tir à l'arc, Andrea Breth a fait appel à Daniela Maier, une archère acrobate qui dans un extraordinaire numéro digne des meilleurs cirques parvient en se tenant en équilibre sur les mains à tirer d'un arc une flèche avec ses doigts de pieds tout en dessinant de son corps une figure parfaite. Les prétendants exécutés, le retour d'Ulysse sur le trône d'Ithaque et sa réunion avec sa femme sont célébrés dans un grand hymne choral dédié à Zeus.

Thomas Mole (Eumée)

Un poème symphonique

Grâce à la transparence de la musique de chambre et à l'utilisation de leitmotivs inspirés de Richard Wagner, le compositeur a créé une partition où l'orchestre est utilisé de manière symphonique, tout en privilégiant l'expression mélodique lyrique et l'intelligibilité textuelle de la voix humaine. La musique est celle d'un compositeur classique d'avant-garde, sa modernité consiste à créer un langage musical entièrement personnel en repoussant les limites du classicisme en lui faisant parler le langage de l'extase.

L'utilisation des leitmotivs (à l'époque de la création de Pénélope on parlait de thèmes) est plus réduite que chez Wagner et Fauré a trouvé une manière toute personnelle de les utiliser. Les thèmes principaux apparaissent dès le prélude. Le compositeur et musicologie Louis Vuillemin, qui avait assisté à la première, les avait repérés et définis : 

Le thème de Pénélope, anxieux, fervent et mélancolique comme la solitude de de l'épouse incomparable : les cordes l'exposent largement ; le thème d'Ulysse, que décèlent d'abord les trompettes, thème héroïque, mais d'un héroïsme où la force, la subtilité et — puis-je dire — la sagesse sont également mêlées ; n'est-ce point là l'héroïsme du prudent roi d'Ithaque ? Le thème qui nous dit l'amour et l'espérance irréductibles de Pénélope (écoutez, dans les stances qu'elle chante au premier acte, cette phrase : " Pas dont tous les chemins devraient garder la trace ! " Ceux qui nous peignent successivement la frivolité grossière des Prétendants, la paix départie aux mœurs pastorales d'Ithaque, etc., tous ces thèmes se font tout de suite entendre nettement à l'auditeur attentif et sensible. La logique de leurs développements, de leur union, nous a vite frappés et retenus. L'unité qu'elle confère à Pénélope nous a émerveillés et attachés; l'exactitude individuelle des caractères ne nous a pas moins conquis que la volonté qui les règle sur la vérité profonde de l'œuvre. 

Le poème symphonique de Gabriel Fauré est empreint de grandeur et d'éloquence tout en gardant de la simplicité. Le compositeur réussit des enchaînements harmoniques pleins de charme, qui servent souvent à accompagner l'expression de l'émotion. Son inspiration mélodique a de nobles accents. Susanna Mälkki a réussi à rendre toute la majesté et la puissance de cette composition éminemment inspirée. La voix de l'orchestre a un tel dynamisme et une telle présence qu'il faut de grands chanteurs pour la traverser. Le chant faurien est déclamatoire avec souvent des phrases avec une ligne montante, il fait penser au Sprechgesang. La mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva a pénétré avec beaucoup de finesse la psychologie et la force intérieure de son personnage qu'elle exprime avec justesse en des accents émouvants. Le ténor américain Brandon Jovanovich fait preuve d'une intelligence scénique raffinée  dans l'interprétation du personnage d'Ulysse qu'il interprète avec une grande éloquence de son ténor vibrant à la voix bien projetée et à la diction précise. La mezzo-soprano Rinat Shaham donne une Euryclée convaincante de sa voix chaude et bien posée. Le baryton anglais Thomas Mole, heureuse recrue de l'ensemble de la Bayerische Staatsoper depuis cette saison, donne un Eumée enchanteur, son interprétation est précise, sa voix chaleureuse résonne avec une grande clarté et une fameuse puissance qui lui valent une belle ovation aux moments des salutations. Les rôles des prétendants et ceux des servantes sont tous bien tenus.

Pour la toute grande majorité du public, qui a accueilli très chaleureusement la performance de tous les interprètes, du chœur et de l'orchestre, la découverte de cet opéra fut semblable à la découverte d'une terre inconnue. Si le poème symphonique nous a paru facile d'accès et très captivant dans sa manière de développer une vaste fresque, le chant déclamatoire des solistes mériterait une seconde écoute après lecture du livret de René Fauchois qui a des richesses poétiques qu'une première audition ne permet pas d'apprécier. C'est sans doute une oeuvre qu'on appréciera davantage en prenant le temps de la pratiquer.

Distribution du 29 juillet 2025

Direction d'orchestre Susanna Mälkki  
Mise en scène Andrea Breth 
Scénographie Raimund Orfeo Voigt  
Costumes Ursula Renzenbrink 
Lumières Alexander Koppelmann 
Choeur Sonja Lachenmayr 

Pénélope Victoria Karkacheva 
Ulysse Brandon Jovanovich
Euryclée Rinat Shaham
Eumée Thomas Mole
Cléone Valerie Eickhoff
Mélantho Seonwoo Lee
Alkandre Martina Myskohild
Phylo Ena Pongrac 
Lydie Eirin Rognerud
Eurynome Elene Gvritishvili
Antinoüs Loïc Félix
Eurymaque Leigh Melrose
Léodès Joel Williams
Ctésippe Zachary Rioux
Pisandre Dafydd Jones
Un berger Henrik Brandstetter (Soliste du choeur d'enfants de Bad Tölz)

Double d'Ulysse Stefan Lorch
Double de Pénélope Teresa Sperling
Archère acrobate Daniela Maier

Ensemble vocal LauschWerk 
Orchestre d'État de Bavière.

Crédit photographique © Bernd Uhlig

Articles précédents sur la première Pénélope de 1913 :

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