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Le temps des amours bucoliques Win (Lucia Lacarra) et Frank (Matthew Golding) |
La cuvée 2025 Semaine du Festival du Ballet d'État bavarois accueillait ce 13 avril le spectacle Lost Letters de Lucia Lacarra, l'ancienne première soliste du Bayerisches Staatsballett, dont elle contribua à faire la renommée de 2002 à 2016. Elle revient à Munich pour présenter le premier travail de la compagnie qu'elle a fondée en 2023 avec son partenaire Matthew Golding, le Lucia Lacarra-Ballet, dont l'objectif est de maintenir le plus haut niveau d'excellence artistique et de transmettre aux jeunes générations la passion de la danse. Lucia Lacarra et Matthew Golding se connaissent depuis des années. Leur partenariat date de juin 2019, époque à laquelle ils décidèrent de réaliser ensemble des productions, ce qui conduisit à la création de deux spectacles, Fordlandia (2020) et In The Still Of The Night (2021).
Chorégraphié sur des musiques de Sergei Rachmaninov et Max Richter, le ballet Lost Letters, fut créé en octobre 2023 au Teatro Arriaga de Bilbao, au coeur de ce pays basque dont est originaire Lucia Lacarra, née en 1975 à Zumala. Ces Lettres perdues célèbrent la force de l'amour en temps de guerre. Le spectacle s'articule autour du thème des liens perdus et invite le public à réfléchir sur le pouvoir de la communication. Il raconte une histoire émouvante et obsédante à l'époque de la Première Guerre mondiale, qui sépara tant de couples qui ne disposaient que du courrier comme moyen de communication. Les lettres manuscrites envoyées depuis le front et les réponses de ceux qui sont restés au pays constituaient un lien essentiel entre les soldats et leur environnement social en temps de guerre. Lost Letters est basé sur une lettre réelle que l'artilleur Frank Bracey a écrite à sa femme Win pendant la Première Guerre mondiale, dont voici la traduction :
"Très chère Win,
Je t'écris juste une ligne, Win, en cas d'accident. Juste pour te faire savoir combien je t'ai toujours aimée, ma chérie. Tu es la meilleure petite femme sur terre, te l'ai-je déjà dit ? Mais j'écris ce mot parce que j'ai le sentiment que je ne reviendrai plus. J'ai la plupart de tes lettres dans cette boîte, ma chérie, et je souhaite que tu les aies, ainsi que les cartes. Tu penses peut-être que je suis un peu largué en écrivant ceci, ma chérie, mais je n'y peux rien. Si je reviens, ma chérie, tu ne verras jamais cette lettre, mais j'ai le fort sentiment que je ne reverrai plus jamais l'Angleterre. Au cas où je me retrouverais six pieds sous terre, je veux que tu sois heureuse et que tu cherches un homme plus digne que ton humble serviteur. Tu as été tout pour moi, Win. Je sais que ton amour est mien pour toujours, ma chère, mais si je ne reviens pas, je te souhaite le meilleur du bonheur et un bon mari Je sais que tu m'as dit ce que tu ferais pour toi si je ne revenais pas, mais Win, pour notre amour, je te souhaite d'être courageuse. Ce serait dur pour toi, petite fille, je sais, mais ne fais rien de tel. Mon dernier souhait est que tu épouses un homme bien, que tu sois heureuse et que tu penses à ton humble mari de temps en temps. J'ai senti que je devais écrire ces quelques lignes, Win, mais quoi qu'il arrive, ma chérie, garde le cœur vaillant et pense que ton Frank a fait sa part pour les femmes de cette petite île. Je suppose que tu penseras que ton humble mari est fou, mais je n'ai jamais été aussi sain d'esprit que maintenant.Frank
L'artilleur Frank Bracey, de la 103e brigade de siège des Artilleries royales, a été tué dans le Pas-de-Calais le 3 août 1916. Il est enterré au cimetière militaire britannique de Saint-Amand.
Le ballet pose la question de savoir ce qui serait arrivé à cette femme si elle n'avait jamais reçu de lettre de son mari bien-aimé. Sa vie aurait elle été différente ? Comment les relations se délitent-elles pour finir par se perdre ? Il dessine aussi des réponses en soulignant l'importance de la communication humaine et des sentiments partagés.
La chorégraphie tisse les liens qui unissent les deux protagonistes, encadrés par huit autres danseurs espagnols, quatre femmes et quatre hommes. Il s'agit d'un ballet narratif aux lignes indécises car il dessine davantage les fluctuations émotionnelles des personnages et que leur histoire empreinte d'intériorité, de tendresse et d'authenticité ouvre de nombreuses portes à l'interprétation. Lucia Lacarra a gardé toute la souplesse, la légèreté diaphane et la grâce aérienne qu'on lui connaissait, soutenue et portée par un Matthew Golding plus solide et tellurique. La chorégraphie définit des lignes d'une grande sobriété, que soutiennent l'expertise technique des danseurs, avec une succession de pas de deux parfaitement exécutés au langage évocateur, avec en apex, la scène qui se déroule devant le défilement d'un champ de pavots. La symbolique des couleurs des robes de Win accompagne les moments de la narration : au temps des amours, Win porte une robe bleue comme un ciel sans nuage et des chaussons orangés : on la voit ensuite dans une robe rouge à l'immense traîne qui vient onduler sur toute la scène, une couleur une couleur qui proclame tant l'amour que la mort ; lors de la dernière scène tous les danseurs sont chichement vêtus et noyés dans une blancheur laiteuse, d'une propreté de linceul.
L'action se déroule comme dans un rêve éveillé. Le décor est constitué d'une projection vidéo qui occupe tout le fond de scène et qui évoque des paysages côtiers désolés, avec des falaises arides, des plages encombrées de débris, de bois flottés et de carcasses d'animaux marins. Des salons vides et sombres témoignent de l'attente solitaire du bien-aimé qui ne reviendra jamais. La vidéo nous fait survoler pendant un temps d'une durée qui semble infinie des champs de pavots rouges qui défilent et nous entraînent vers une source lumineuse. La vidéo calque et reflète le jeu des danseurs qui y apparaissent dansant dans des positions similaires à celles qu'ils donnent à voir sur scène, mais le plus souvent filmés sous un angle différent, en vision stéréoscopique. Les musiques électroniques minimalistes, répétitives et lancinantes de Max Richter contribuent à l'effet hypnotique de la vidéo, et cette combinaison de l'image et du son nous conduit au plus profond des émotions exprimées par les danseurs. C'est d'une beauté déchirante et fascinante qui entraine chaque spectateur au plus profond de sa sensibilité propre et de son histoire personnelle.
Le final est subaquatique. La danseuse s'est dépouillée de sa robe et s'avance déterminée vers les flots comme si elle avait décidé d'en finir et de rejoindre son mari dont elle est restée sans nouvelles, au contraire de ses compagnes qui ont elles reçu des lettres. Un rideau translucide descend sur l'avant-scène et reçoit la projection de la surface des flots vue du fond de la mer. Ce monde sous-marin d'une blancheur laiteuse voit la réunion du couple séparé par la guerre qui se retrouve pour un dernier pas de deux, mais on pressent que ces retrouvailles post mortem ont la force mythique de ces grandes amours qui triomphent de la mort.
Le public a célébré le retour de sa danseuse étoile d'une longue standing ovation.
Distribution
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